Littérature, folie et pouvoir de la lecture

© Aurélie Garreau

Sophie Quetteville revient pour Diacritik sur la soirée « Psychiatrie en littérature » qu’elle a animée à la librairie Le Monte en L’air, le 22 octobre 2015, autour de trois livres, trois voix très littéraires, trois femmes Emily Barnett, Mary (Rivages), Mary Dorsan, Le Présent infini s’arrête (P.O.L.) et Geneviève Peigné, L’Interlocutrice (Le Nouvel Attila).

Il y a certaines rencontres qui marquent profondément. Mettre autour d’une table trois femmes, qui se sont lues respectueusement, les faire dialoguer autour de leurs livres, du thème de la folie, fut une évidence pour Aurélie Garreau et moi dès l’été dernier. Le résultat est là, nous avons parler de leurs livres, mais aussi de littérature, d’influence, de perception, de douleur, de cris, d’écriture. Chacune à leur manière, elles ont ce soir-là donné une parole supplémentaire à leurs personnages, qu’ils soient fictifs ou bien réels. A ce thème qu’est la folie – dérangeant pour la plupart des gens – elles ont offert de la sensibilité, de l’humain, de la force, un combat, un espace d’expression…

Ce thème inspire les écrivains, des romans russes aux polars (Denis Lehane ou Vol au-dessus d’un nid de coucou de Ken Kesey. Les trois romans choisis tiennent de la fiction pure (E. Barnett), du témoignage et de l’introspection avec L’Interlocutrice et d’un entre-deux fiction / réalité, du témoignage chez Marie Dorsan. Chaque auteur est invité à présenter son livre.

© Aurélie Garreau
© Aurélie Garreau

Emily Barnett : Mary est un livre en deux volets qui dialoguent de manière labyrinthique. Ce sont deux héroïnes qui ont un lien secret, mis à jour à la fin du roman, de manière ambiguë. Je souhaitais donner au roman une structure bipolaire, comme deux hémisphères du cerveau, évoluer dans le cerveau.

Sophie : C’est aussi un livre sur les USA des années 50, la filiation, la condition des femmes. Le titre du livre de Mary Dorsan, Le présent infini s’arrête, a été trouvé par une de ses collègues. Ce livre est un hommage aux soignants. Il s’agit d’une infirmière psychiatrique, le journal du quotidien d’un appartement thérapeutique, antenne d’une institution psy pour jeunes.

Mary Dorsan : tout ne se passe pas là, je voulais décloisonner. Il y a la vie à la maison, des conversations au restaurant, des fils dans le passé, aussi.

Geneviève Peigné s’est trouvée devant un matériau brut après le décès de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle avait tenu un journal intime de sa maladie dans les marges de romans policiers, des notations triviales ; elle avait souligné des phrases aussi, ce qui était très troublant, elle en avait une perception aiguë. Enfin, elle répondait aux questions posées dans les livres. C’était violent, parfois très drôle, c’était un document qui m’a paru précieux parce qu’il donnait accès à ce qui se passe dans la tête de quelqu’un atteint de cette maladie. C’était il y a douze ans, il m’a fallu toutes ces années pour trouver la forme que je pouvais adopter pour accompagner ce matériau et dire ce qu’il me disait de la vie d’Odette, explorer mes connaissances et méconnaissances d’Odette, le transmettre à autrui et faire non pas un livre sur la maladie d’Alzheimer mais sur le pouvoir de la lecture. Ne pas parler d’une malade mais de quelqu’un qui lit, qui écrit et qui dialogue.

Sophie : le pouvoir de la lecture est présent dans les trois livres. Mary, allongée sur un lit, lit Melville, Scott, Byron, Hawthorne, Poe, Coleridge. Dans le présent, il y a les livres que vous lisiez pour accompagner l’écriture mais aussi les livres que Caroline lit aux jeunes pour les calmer. Dans L’Interlocutrice, les 23 livres qu’Odette « a écrit », avec lesquels elle a dialogué. Parlez-moi de l’importance de la lecture pour votre travail.

Mary Dorsan : Il y a beaucoup de chapitres dans mon livre, que j’écrivais d’un coup. J’avais Buzatti en tête. J’ai lu les nouvelles de Buzzati dans ma jeunesse, beaucoup de nouvelles tout court, et je suis certaine que cela a eu un effet sur la composition de mes chapitres. J’ai aussi beaucoup lu de poésie, cela a aussi un effet sur le texte. La lecture, dans un service difficile avec des jeunes difficiles, des garçons grands, durs, violents et nous ne devons pas nous laisser intimider… Avoir un livre dans la poche ou sur l’étagère du service devient nécessaire. La gloire de mon père était sur une étagère, le jeune refuse de se lever, tourne le dos, la collègue s’énerve, les soignants se sentent impuissants. Et bien quand on lit, on va très bien.

Emily Barnett : Une partie de mon livre est sous influence clairement fitzgeraldienne, ou des auteurs américains comme Richard Yates ou Alfred Hayes, auteurs américains des années 50 qui ont beaucoup infusé dans la partie américaine qui se passe dans les années 50. Dans l’autre partie, d’influence rimbaldienne, l’héroïne est une petite petite sœur du narrateur poétique de Rimbaud, voit le monde de manière totalement diffractée démultipliée, selon des correspondances poétiques. L’influence de la littérature est un peu verticale, elle a influé, donné ses voix aux livres.

Geneviève Peigné : Je vais parler aussi de la poésie. La poésie, c’est mon horizon et j’en lis énormément et ça m’a beaucoup aidée pour construire ce livre. On a affaire à une matériau brut qui était extrêmement pesant et qui bougeait peu. C’est-à-dire qu’on a un certain nombre de phrase du style « j’ai mal aux deux pieds aux deux yeux aux deux mains », dites et répétées. Donc extrêmement lourd, répétitif et c’est quand même la marque de cette démence fronto-temporale qui fait que le langage ne peut plus sortir, c’est comme un jeu de pousse-pousse, il n’entre que quelques mots, il n’a plus droit qu’à ces mots-là. Donc face à ça, pour le rentre supportable et qu’on continue à lire, il fallait trouver une forme très mobile pour aller à côté. Donc j’ai choisi d’écrire par fragments des fragments généralement très courts, j’ai choisi d’intercaler des poèmes extrêmement brefs, quelque fois sous forme de méditation, des questions adressées à moi-même ou à Odette. La poésie m’a aidé à donner cette forme très mobile et très changeante. Face à quelqu’un dans la folie, des choses fusionnelles, du moins en écho, des idées folles. Partir d’une idée folle : « Ma mère écrit, ma mère est écrivain ». C’est tout à fait faux, ce qu’elle écrit est limité, faible, parfois ennuyeux. Mais j’y suis arrivée, puisque ces notes écrites ont été portées au théâtre et dans ce livre j’y suis arrivée. Donc partir d’une idée folle pour répondre à une situation de folie, je crois que seule la poésie pouvait m’aider à affronter.

Emily Barnett : Ces livres que votre mère annote, souligne c’est à la fois pour elle une façon de conjurer sa propre déficience dont elle pense qu’elle est en train de l’engloutir totalement, c’est une fugue, c’est une manière de ne pas perdre le contact avec les mots, de rester connecter à la vie. Une fuite et une conjuration et aussi de la créativité. La fiction tient plusieurs rôles dans sa vie

Geneviève Peigné : Oui c’est tout a fait ça. A l’intérieur de ses limites qui étaient énormes, elle a inventé quelques chose. Elle a inventé d’écrire, elle inventé le lieu où elle écrivait, elle a inventé la société qu’elle n’avait plus. C’est pour ça que je voulais en faire une auteure.

Emily Barnett : Je crois que la fiction joue à l’intérieur du texte. La schizophrénie n’est pas tant un lieu de dédoublement de la personnalité mais semble plus liée à des voix qu’on entend, à des fictions qui prolifèrent dans la tête des patients. J’ai attrapé cette idée, qui m’a semblé lumineuse et mon héroïne c’est ça qui va lui arriver. Il y a une fiction qui est tellement forte à l’intérieur d’elle-même qu’elle va substituer à la réalité. Et c’est ce qui permet une sorte de roman en trompe-l’œil et une prolifération de fiction. Mais je ne suis pas spécialiste des symptômes de la schizophrénie.

Sophie : Effectivement en ce qui concerne les voix, et le fait d’être « dans la tête », on est dans la tête de la plus jeune des deux Mary, qui est hypothétiquement schizophrène, on est dans la tête d’Odette, à l’inverse chez vous Mary Dorsan, on est plutôt dans la tête de Caroline qui essaie de comprendre ce qui se passe dans la tête de ces jeunes. Choix avéré de ne pas aller dans la tête des jeunes ?

Mary Dorsan : Je ne voulais rien expliquer, je voulais prendre les choses à l’envers. C’est-à-dire que la littérature, elle n’est pas que dans les livres, la littérature était sur le terrain, devant moi, la littérature c’était les jeunes, la voix des jeunes pour ça qu’il y a autant de dialogue. Restituer leur parole, leurs voix. Leur parole peut être forte, poignante parfois moche, belle, attaquante, elle peut être toutes sortes de choses, généreuse, sensible, effrayante, je voulais montrer qu’elle était tout. Les choses sont écrites avant d’être écrites, elles sont dites et elles deviennent de la littérature si on sait les écouter, les prendre, les installer, après les composer et les mettre en scène.

Dans les équipes on est tout le temps en train de réfléchir, on décrit ce que le jeune a dit, a fait, on décrit des scènes, on fait des hypothèses et j’ai aussi pensé : Et les soignants ? On est là à regarder, à penser, à réfléchir, et qu’est-ce qui se passe dans l’autre sens ? J’ai voulu utiliser ma tête pour exposer ce qui se passe dans la tête d’un soignant, pour des familles, ou des patients et des personnes qui pourraient lire. Les parents nous demandent de nous mettre à leur place, nous disent qu’on ne sait pas ce que c’est, je voulais montrer qu’on a une idée de ce qu’est la menace, la violence, le refus, l’attaque. Donner des voix aux patients, pas tant de place que ça en littérature ces jeunes-là. Réduire l’écart entre les discours qu’on entend à la radio, dans les colloques. Tout est cloisonné, tout se passe à l’intérieur d’un service, ce n’est pas sorti, montré. On n’a aucune idée de ce qu’est le travail d’un éducateur spécialisé, d’une infirmière. On ne pense pas à comment le travail est organisé au sein d’un hôpital, on n’a aucune idée qu’un ASH peut-être en CDD d’un mois renouvelable pendant quatre ans. Ce sont des choses dont on n’a aucune idée. On ne sait pas qu’il y a des menaces qui pèsent, administratives, quand il y a un jeune qui fugue avec d’autres jeunes mineurs et ce que ça fait à une équipe. Je voulais parler de ce dont on ne parle pas.

Sophie : Emily et Mary, je trouve qu’il y a grand point commun entre vos deux livres, c’est le lieu, qui ne devient pas un personnage à part entière, mais qui est vraiment très présent, entre d’un côté l’appartement thérapeutique dans Le présent infini s’arrête, le château dans Mary d’Emily Barnett, qui en fait est une institution spécialisée pour jeunes – ils sont un peu plus jeunes que chez Mary Dorsan – et le lieu prend une grande place et devient plus qu’un décor. On pourrait presque faire un plan de ces lieux. Emily vous floutez un peu plus, on se demande si ce n’est pas la maison d’enfance.

Emily Barnett : Je le floute, parce que, de la même manière que j’ai découvert que mon héroïne était hypothétiquement folle en cours d’écriture du livre  – je n’ai pas tout de suite compris qu’elle était folle – , c’est en écrivant que j’ai compris qu’elle l’était, enfin perturbée, très très déréglée, de la même manière mon lieu a changé, a muté en cours d’écriture, c’est-à-dire qu’au début je le fantasmais, je le pensais vraiment comme un château de contes de fée détraqué, un lieu un peu fou, baroque et déréglé, et c’est devenu en cours d’écriture – et je pensais bien que c’était un lieu fantasmatique et fantasmagorique – j’ai lu un livre, auquel celui de Mary Dorsan m’a fait un peu pensé, qui est Dieu gît dans les détails de Marie Depussé, qui décrit ce lieu qui est La Borde créé par Jean Oury au début des années 1950, où en gros on a réinventé la psychiatrie, la manière de traiter les malades dans un lieu qui est magnifique, qui est simplement un château. Les lieux se sont imbriqués et ça a donné ce lieu un peu abstrait de mon livre qui est, oui, très important.

Mary Dorsan : Nous, on est dans un lieu où il y a de la circulation, où il y a de l’immobilité, on est dans ce lieu, on ne peut pas se passer de son cadre. Mais il n’y a pas que le lieu intérieur, il y a le lieu extérieur. Quand il y a un coup de stress, on regarde à l’extérieur, les briques bien alignées, le contraste de couleurs entre la brique et le ciment, la couleur des feuilles devant la brique, quand on regarde les pigeons qui s’envolent, la vieille dame qui jette toutes ses miettes par la fenêtre et le monsieur en dessous à côté de sa voiture qui s’énerve. Quand il y a de l’extérieur, on peut sortir de l’appartement, on peut sortir de l’énervement. Il y a le ciel, il y a tout un décor, on est en lien avec le décor qui nous donne de la conversation avec les jeunes et qui donne des portes de sortie aux jeunes et aux soignants.

Sophie : Et autant chez Emily Barnett, on a l’impression que le château est complètement isolé, en pleine campagne, en tout cas que le parc est immense autour et donc qu’ils sont assez isolés, chez vous Mary Dorsan c’est un appartement dans un immeuble avec des habitants autour, des voisins qui parfois se plaignent parce que les jeunes sont un peu difficiles, violents, cassent des fenêtres. Vous êtes chacune dans deux mondes opposés.

Emily Barnett : Moi j’étais un peu dans le fantasme de La Borde justement, qui est un lieu qui décloisonne beaucoup, les jeunes gens, enfin les pensionnaires, sont censés pouvoir être complètement libres, pouvoir évoluer librement dans ce lieu, c’est même assez ludique, il y a des fêtes, des kermesses et effectivement il n’y a pas du tout ce côté carcéral qu’on pourrait prêter à un asile psychiatrique tel qu’il est représenté dans la littérature. Effectivement c’est un autre cadre que celui du livre de Mary Dorsan.

Sophie : Chez vous, Mary ce n’est pas carcéral non plus.

Mary Dorsan : Ah non, ils passent par les fenêtres, par la porte.

Sophie : S’ils veulent aller fumer une cigarette, ils le peuvent.

Emily Barnett : Mais c’est moins idéalisé que la clinique de La Borde.

Mary Dorsan : Oui mais je ne suis pas sûre que si on était à La Borde on trouverait que ce soit entièrement magnifique quand on est un soignant qui s’occupe du patient. Je doute.

Emily Barnett : En tout cas, tel que lui (Oury) l’a rêvé.

Marie Dorsan : J’ai décidé de faire l’opposé du rêve… Je n’ai pas vécu un rêve. (rires)

Sophie : Geneviève, à part quand Odette est placée, où le lieu est un petit peu effleuré mais il y a très peu de descriptions, vous le lieu c’est quand même plutôt la bibliothèque et en fait c’est l’intérieur des livres.

Geneviève Peigné : Oui absolument, le lieu c’est l’intérieur des livres, c’est la graphie, c’est la façon dont les choses sont notées, interviennent, dont elles sont écrites en plusieurs couleurs, dont elles sont reprises, se superposent. C’est un lieu à la fois d’enfermement et un lieu de liberté, c’est paradoxal, ce sont les deux choses en même temps.

Mais je voulais intervenir, quand vous (Mary Dorsan) parlez des jeunes, les décrivez, je trouve que vous montrez aussi les strates profondes, vous ouvrez les volets, c’est-à-dire qu’on comprend que tel comportement particulièrement violent est déclenché par telle détresse que vous reconnaissez. Voilà ils sont inquiets parce que seulement certains du groupe vont partir en vacances, etc. C’est montré strate par strate et ça finit par déclencher de la compréhension et de l’empathie là où on serait d’abord à faire face à une violence. Donc une façon d’ouvrir les volets dans cette espèce de bloc de violence, une petite zone de lumière qui arrive et qui est formidable et j’ai trouvé cela très touchant.

Mary Dorsan : Je ne veux pas qu’ils soient exclus. Et avec une société où on a de plus en plus d’attente. Les anciens CAT (centre d’aide par le travail), qui s’appellent les ESAT maintenant, signent des contrats avec les entreprises pour que les patients ou les jeunes réalisent quelque chose, il faut une production, il faut être efficace, il faut un rendement. Ce n’est pas juste, car on n’a pas tous les mêmes capacités. Par contre il doit y avoir une place pour tout le monde quelles que soient ses possibilités. Et on laisse de moins en moins de place pour ceux qui ont tellement d’angoisses qu’ils ne peuvent pas jardiner. On a un petit jardin, on a rencontré un voisin de la cité récemment et il veut qu’il y ait des salades qui poussent, il veut du résultat. Sortir de l’appartement pour aller faire quelque chose, c’est déjà très compliqué, les emmener au jardin c’est pas toujours simple et quand ils sont là-bas, ils ont peur de tout. Et quand on pense peut-être que la vie n’a pas de sens, que son père ne nous aime pas, que sa mère ne nous aime pas, qu’on a envie de se jeter devant un bus parce qu’on n’arrive pas à sortir de telle ou telle angoisse, c’est pas simple de creuser un trou pour planter je ne sais quoi. Et c’est incroyable de rencontrer des personnes qui imaginent que tout le monde est pareil et capable de produire quelque chose et de réussir. Et certains ne pourront jamais produire et ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour eux, du tout, du tout, il y aura une place pour tout le monde. Quelle que soit l’horreur des choses qu’on fait, parce qu’il y a une raison pour la faire.

L’équipe du terrain n’a jamais trouvé que ce jeune qui mettait ses selles sur les murs était quelqu’un de monstrueux. Jamais. Un soignant qui n’avait pas l’habitude de la psychiatrie l’a dit, la personne n’avait pas d’expérience et n’est pas restée, elle ne parvenait pas à trouver un sens, mais lui nous a donné du sens, il nous a expliqué.

Geneviève Peigné : Sophie, quand vous avez dit au début que mon livre traitait de la dégénérescence cérébrale, je me disais qu’est-ce que je fais avec cette maladie neurologique que l’âge apporte par rapport à ces adolescents qui sont tellement bouleversés, chahutés par la vie et en fait, c’est malgré tout pas si éloigné que ce que j’aurais pu croire. Odette écrit pipi caca, elle étale ça sur la page, elle ne peut plus parler d’autre chose, c’est sa forme de violence aussi. J’ai pu constater que les infirmières qui s’occupaient d’elle étaient profondément qualifiées et attentives. Mais pour elle, l’infirmière c’est « la bonne femme en bleu » qui ne l’autorise pas à aller faire pipi. Et c’est donc la même violence qui est là, une violence qui s’exprime par le corps parce qu’on est extrêmement réduit avec une différence fabuleuse, c’est-à-dire que ça continue à se dire par les mots, ça continue à se poser en écrivant pipi caca et pas en le posant sur les murs. Mais ça m’a marquée dans les premières pages du livre de Mary Dorsan, les pages sur l’appartement couvert de selles et de sang, comme finalement il pouvait y avoir une proximité, que la violence se disait comme ça, en mettant ce qui sortait du corps et qui était répugnant. Mais eux ne peuvent pas arriver à passer par les mots alors que chez Odette c’est un acquis et c’est ce qui persiste.

Sophie : Mary vous nous avez parlé du jardin. Chez Emily, il y a un parc, un jardin aussi. Et surtout, il y a cette jeune fille qui appelle son thérapeute « le jardinier ». Le malade est une fleur à cultiver ?

Emily Barnett : Ah non, juste elle reconstruit tout ce qu’elle voit. Très compliquée pour moi de participer à cette table parce que je ne suis pas du tout dans un vécu, donc il y a une part d’imposture, mais qui est une imposture du fantasme aussi. Moi j’ai rêvé le vécu de l’héroïne, je n’ai absolument aucune expérience de cela, ni dans ma vie proche donc, je n’ai pas non plus étudié les choses. Si j’ai étudié la folie, c’est plutôt à travers sa représentation dans la littérature, Marie Depussé, Denis Lehane, moi j’ai travaillé dans la fiction pour essayer de comprendre ce qu’était la folie mais déjà il y avait un travail d’écriture derrière. J’ai instinctivement senti, sans m’appuyer sur aucune étude, que la folie avait à voir avec le trivial. En tout cas, la volonté d’en sortir avait à voir avec être dans un rapport très direct aux choses, très terrien, très organique donc ma petite héroïne elle est sans cesse en train de parler de nourriture – parce que la nourriture c’est des rituels – des odeurs, de la matière, pici caca, ces choses-là. Le sexe aussi parce qu’il y a une forme d’initiation érotique, sexuelle. Mais chez moi, c’est de l’ordre de beaucoup de l’intuition.

Sophie : il y a un passage, Emily, où vous décrivez un peu les pathologies des jeunes qui sont dans le château, je trouve que, tout en étant bien sûr de la fiction, – ce n’est pas du tout aussi développé que dans le livre de Mary Dorsan – , les pathologies et les réactions décrites sont très similaires de celles des jeunes que Caroline l’infirmière du Présent infini s’arrête côtoie. Je trouve qu’il y a aussi quelque chose de très proche dans vos trois livres, alors évidement pour Geneviève c’est presque un pléonasme de dire cela, mais c’est la filiation. Mais c’est aussi une interrogation dans Mary, où il y a ces trois femmes de la même famille, de trois générations. Et vous Mary Dorsan, les fois où les parents sont là, on constate, pas systématiquement, mais qu’ils ne vont pas toujours très bien non plus, réagissent pas forcément très bien par rapport aux pathologies de leurs enfants, il y a des situations sociales extrêmement compliquées, de pauvreté, d’hygiène, de problème de logement, de problème de compréhension. J’aimerais bien que vous me parliez un peu de filiation toutes les trois, de comment vous avez envisagé ça dans vos livres. Chez vous Geneviève, c’est évidemment là que c’est le plus prégnant.

Geneviève Peigné : Dans la mesure est c’était très prégnant, il fallait que je m’en débarrasse un petit peu. C’est pour ça que je parle le plus souvent d’Odette, quelques fois je dis « ma mère » et une seule fois je dis « maman ». J’ai essayé de pousser un petit peu de côté le fait qu’Odette soit ma mère, et de parier sur le fait qu’on était toutes les deux des lectrices et toutes les deux des écrivains. Qu’on avait un terrain commun. J’ai essayé que la rencontre se fasse dans un caractère respectueux, facile et amical, rencontre qui serait celle qu’on connaît quand on aime les livres, quand on se retrouve pour échanger, pour donner son avis, avec un petit peu de distance. Voilà cela m’a permis de faire ce pas de côté, parce que bien entendu j’avais des tas d’interrogations sur ma relation à ma mère et elles apparaissent obligatoirement dans cette enquête littéraire puisque j’essaie de comprendre. Il y a des choses très dures, il y a par exemple souligné dans un livre « toi et ton père, j’en ai ras le bol » souligné et réécrit par Odette « Moi aussi. ». Bon, quand on lit des choses comme ça, même si on pense qu’elle est atteinte de démence, on pense aussi qu’elle peut avoir toute sa tête et qu’elle peut être en colère parce qu’on n’est pas assez avec elle. Donc il y avait des choses qui me renvoyaient forcément à des interrogations. Mais il y avait un autre lieu où l’on pouvait se rencontrer qui était l’amour de la lecture. Et peut-être que s’il y avait quelque chose qui manquait par rapport à ma mère, c’est qu’elle ne m’avait plus parlé, plus donner de mots, en fait je me suis rendue compte que lisant beaucoup elle m’a donné l’accès aux livres, l’accès aux mots et la découverte des mots et que tout cela pouvait être plus profondément pacifié que ce que je m’étais imaginée.

Emily Barnett : Sur la filiation, moi j’ai l’impression que le nœud de mon livre, c’est effectivement que fait-on de ce qui nous précède et comment on hérite d’une forme de douleur, de peine qui peut se transformer en problèmes psychiques, en déséquilibre. Et en fait, quand j’ai construit la partie américaine du livre, il y a une chose qui m’est apparue comme une forme de folie aussi, mais sous une forme plus institutionnalisée et étatisée on va dire, j’appellerais ça une folie d’État, c’est le maccarthysme. Et s’il y a une traçabilité, une filiation de la folie, c’est une folie qui serait intime mais qui renvoie à une folie qui serait à grande échelle, à l’échelle d’un pays. C’est-à-dire qu’est-ce que c’est une chasse aux sorcières, qu’est-ce que c’est que vouloir décider que tout d’un coup une certaine communauté de gens sont persona non grata, qu’il faut les virer de toutes les structures d’État, les éloigner du pouvoir ? Ce rapport des États-Unis avec toute une partie de la population, donc les communistes, c’était en fait ce qui se transmet à cette jeune fille. La question de la transmission, je pense qu’elle est là dans mon livre.

Mary Dorsan : La filiation, moi je pense au fil, fil entre tous les êtres, donc entre les soignants, les jeunes et leurs parents. Je pense aux grands absents, je pense aux grands-parents. Les jeunes qu’on a auraient voulu, voudraient des parents différents. Mais cela renvoie tout de suite à la question de pourquoi les parents qu’ils ont sont comme ils sont, et là on va vers la génération précédente. Et là, nous, nous n’avons pas d’échange et les familles n’arrivent pas à raconter. Soit elles n’ont pas d’histoire à raconter, soit elles n’y arrivent pas et on ne peut pas faire sens de l’intergénérationnel. On est bloqué. C’est difficile d’aller plus loin. Les familles bloquent, ce sont des personnes en souffrance et venir parler de leur enfant alors qu’eux-mêmes ont eu ou ont encore beaucoup de difficultés, ce n’est pas simple du tout. Et la question est où est-ce que ça met les soignants du terrain ? Parce que les jeunes leur donnent une autre place. Ce sont les soignants du terrain qui pensent à demander aux jeunes d’aller chez le coiffeur, de se couper les ongles, de se doucher, de laver leur vêtement, de voir s’ils ont fait leurs devoirs, si les livres sont achetés pour l’hôpital de jour… C’est compliqué.

© Aurélie Garreau
© Aurélie Garreau

Sophie : Dès le début du roman, Marie, page 9, vous avez une phrase « Et les connaissances actuelles, elles ne guérissent pas les fous, les psychotiques »… Donc c’est assez tranché. Vous Geneviève, effectivement on sait aussi qu’aujourd’hui, en l’état actuel des connaissances, on ne guérit pas les démences, les dégénérescences cérébrales ou Alzheimer, ça ne se soigne pas. Donc on a l’impression que l’histoire est écrite, chez Mary Dorsan on a l’impression que les soignants se battent pour que l’histoire ne reste pas écrite. Et vous Emily Barnett, alors c’est certainement le pouvoir de la fiction, vous êtes la seule qui peut envisager une hypothétique guérison, même si la fin est très interprétative, que le lecteur peut envisager plusieurs fins possibles. Donc la liberté de la fiction c’est de pouvoir faire guérir quelqu’un qui dans la réalité ne pourrait pas forcément s’en sortir.

Emily Barnett : J’ai imaginé que oui, même quelqu’un de très médicamenté, de très perturbé, qui est un temps interné, peut vivre sa vie 10-15 ans plus tard. Fonder une famille, avoir des enfants… une sorte de happy end trouble oui.

Sophie : Donc pas forcément d’issue, en l’état actuel des connaissances, mais en même temps grâce aux mots, à la littérature, vous, Geneviève, c’est comme si vous retissiez un dialogue avec votre mère, ce dialogue qui était perdu pendant ses années de maladie. Pour Odette, au moment où elle écrivait, peut-être était-ce une façon de sortir de sa démence, ou en tout cas, par votre livre vous la faites sortir de sa démence. Mary, j’ai l’impression que votre texte, c’est également, même si vous ne les sortez pas de leurs pathologies, c’est une façon de leur donner vraiment la parole. On leur redonne la parole.

Geneviève Peigné : Oui l’idée c’est de ne pas enfermer quelqu’un dans sa maladie. C’est ce qui m’avait agacé quand ses textes avaient été monté au théâtre, la partie où elle inventait, où elle soulignait des mots de la fiction des livres et où elle réussissait à dire quelque chose avait été ôté. Or je pense que dans ce cas précis, il y avait une part d’invention que je trouvais même colossale puisque que c’était trouver une façon de dialoguer, elle l’avait inventée, elle l’avait trouvée toute seule. En étant complètement démunie, en n’ayant que ses crayons et ses livres, elle avait inventé. Donc je crois qu’on peut éviter de limiter quelqu’un à sa pathologie et qu’on peut mettre l’accent sur ce qui se passe et qui est stupéfiant et qui montre que même quand les gens se séparent d’eux-mêmes, et se séparent des autres progressivement, le cerveau continue à chercher et quelquefois il trouve.

Sophie : Et en plus en écrivant dans les livres, et pas dans un carnet ou sur des feuilles blanches, elle a trouvé un bon moyen qu’on lui fiche la paix et qu’on ne lui pose pas de questions. De garder ça pour elle.

Geneviève Peigné : Oui ça m’a beaucoup questionné. Mais au bout d’un certain temps j’ai compris qu’elle ne pouvait sans doute pas faire autrement. Quand on lui posait des questions, c’était devenu extrêmement difficile pour elle de répondre, parce qu’il fallait mobiliser des facultés mentales qu’elle n’avait probablement plus. Alors que dans le fil des livres, des questions très simples genre « voulez-vous du café ? », « voulez-vous du champagne ? » « Oui j’adore le champagne », là elle avait le temps que la réponse vienne et de la noter. Ou « J’ai mal », là elle pouvait dire « Oui j’ai mal moi aussi. ». Je pense que à son rythme, dans sa lenteur, dans ses capacités, elle pouvait à nouveau entrer en dialogue. Quelque chose qui était devenue plus facile pour elle, que l’injonction dans la réalité où quelqu’un vous pose une question et où pour donner une réponse c’était probablement terrifiant par rapport à ce que son cerveau pouvait fournir à ce moment-là. Donc c’était une invention, d’intelligence et une capacité d’adaptation, pour se redonner de l’espace dans cette situation qui vue de l’extérieur était juste totalement fermée et non inventive.

Mary Dorsan : Alors pour moi, ce n’est pas tant la question de la maladie, mais ce qui m’intéressait c’était les relations entre les uns et les autres : entre les soignants et les jeunes, les jeunes entre eux, et les soignants entre eux. C’est une question de rapports humains. Les relations, les liens, les rapports humains, ce qui est beau dans ces choses-là, ce qui n’est pas beau. C’est ça la question. Ce n’est absolument pas la question de la maladie. D’ailleurs le titre n’a aucun rapport avec la maladie, mais avec le temps, car les rapports s’inscrivent dans le temps. Et nous, on est englué dans cet appartement on est englué dans ce moment. Récemment dans une ville de banlieue, j’ai croisé un des anciens jeunes. Il est cuisinier intérimaire. Nous on est englué dans une époque, dans une réalité, dans un moment avec peu de perspectives. On essaie de construire des projets, on ne trouve pas de foyers pour prendre un jeune, ils n’arrivent pas à trouver une place à droite à gauche… et sur les court et moyen termes, nous n’avons aucune perspective. Et après, il y a un relais vers la psychiatrie adulte, donc on ne sait pas, il y a un grand mystère.

Sophie : À un moment, vous parlez d’un colloque où un psychiatre vous dit « On n’est pas là pour faire de la psychologie, mais pour avoir des relations humaines »…

Mary Dorsan : On n’est pas là pour faire de la psychologie, mais pour avoir des relations humaines authentiques ! Exactement, donc la question n’est pas celle de la maladie.

Sophie : Et surtout pas de nommer la pathologie. A un certain moment, un des jeunes va voir le psychiatre de l’appartement thérapeutique et lui dit que son médecin traitant lui a dit qu’il était schizophrène et il veut absolument savoir s’il est schizophrène ou pas…

Mary Dorsan : Oui et en plus il comprend mal. Il ramène des mots qu’il a sans doute collés, qui ne sont sans doute pas dits et qu’il ne comprend pas.

Sophie : Et le psychiatre lui explique qu’on n’est pas là pour coller un nom sur la pathologie mais qu’on est là pour aider à la vivre au quotidien en fait. Vous Emily, vous nommez la pathologie au bout d’un moment, il est dit qu’elle est schizophrène. Mais par contre, l’écrit à une importance aussi. Son psychiatre l’incite à tenir un carnet, à écrire, à exprimer par l’écrit.

Emily Barnett : Oui, on apprend qu’il a fini pour la pousser, l’encourager à écrire. L’écriture est au centre de sa thérapie.

Sophie : Il y a beaucoup d’interrogations aussi sur la psychiatrie, la psychanalyse. On voit un peu dans Mary l’histoire, l’évolution de la psychanalyse. La psychiatre américaine des années 1950 qui est plus pour la psycho pharmacologie, s’interroge sur ce qui se passe en France, est contre les électrochocs, la lobotomie qui sont encore très très à la mode aux États-Unis à ce moment-là. Donc on voit l’évolution de la psychiatrie, du décloisonnement des asiles. Vous, Mary Dorsan, c’est une remise en cause permanente des soignants, enfin de ce qu’on leur a appris à l’école… on voit de jeunes soignants juste arrivés qui constatent que sur le terrain c’est très loin de ce qu’on leur a appris. Ce sont des doutes en permanence sur la façon dont il faut réagir. Et j’ai bien aimé ce lien là entre vos deux livres, de voir l’interrogation de la « non professionnelle » (Emily) par rapport à l’évolution de la psychiatrie, de l’intérêt que vous avez pu développer à ça, et de voir que la professionnelle, l’infirmière psychiatrique qui vit dedans au quotidien finalement s’interroge sur son métier aussi.

Mary Dorsan : On est obligé. On est engagé dans des relations, il y a de vraies personnes devant nous, ce n’est pas un livre qui est ouvert, avec des questions réponses toutes faites, ça ne marche pas du tout comme ça. On est obligé de se débrouiller, il y a des trucs qui marchent, d’autres qui ne marchent pas et on est sans arrêt en train de se demander « si on dit ça et que ça produit ça, est-ce que si on avait dit ça à la place, ça aurait produit ça ? ». On ne peut pas faire autrement que de sans arrêt se poser des questions. Je ne vois absolument pas comment on peut faire autrement on est tous vivants, le jeune, la personne devant le jeune. Et il se passe toujours quelque chose, donc on ne peut pas se raccrocher à quelque chose de figer, les réponses figées qu’on a entendues à droite ou à gauche, ou qu’on a lues, ça ne marche pas. C’est le jeune qui nous apprend et nous, on apprend avec le jeune. Il nous apprend sur nous, il apprend sur lui avec nous. J’apprends plein de choses tous les jours.

Sophie : Pour terminer, j’aimerais bien qu’on parle de « forme » littéraire chez vous trois, parce que je trouve qu’il y a trois recherches formelles d’écriture à la fois différentes, assez originales, riches, parfois proches de la poésie, en plein dans la création littéraire contemporaine avec des découpages, où l’on est brinquebalé dans la temporalité (par exemple chez Emily). Avec le roman d’Emily Barnett, on est dans la fiction mais non linéaire, on est entre la poésie et le témoignage-récit avec les livres de Geneviève Peigné et Mary Dorsan. Mais vous aviez conscience, vous qui êtes plus proches d’un vécu et d’une réalité, et notamment pour Mary Dorsan dont c’est le premier texte, qu’il y avait une vraie veine littéraire et une vraie recherche formelle qui se faisait petit à petit ?

Mary Dorsan : Moi je n’aime pas le terme recherche formelle. Moi je voulais déranger. Je voulais qu’on soit mal quand on lit le livre. Moi je me sentais très très mal, je faisais beaucoup d’efforts et je voulais que d’autres fassent beaucoup d’efforts, les mêmes que moi. Je voulais que tout le monde étouffe. Pour qu’on se pose des questions après. Quand on est bien chez soi avec ses beaux coussins, je veux qu’on se sente très très mal car d’autres changent d’hôtel social tous les mois. Les gens se disent il n’y a pas de problème, il y a un psychiatre et une équipe payés pour ça, je paie mes impôts et ils n’ont qu’à s’occuper d’eux. Et bien non !

Écrire pour qu’il y ait une trace, pour qu’il reste quelque chose, pour qu’on ait une idée, pour qu’on ouvre les yeux. Parce que nous avons tous les yeux fermés. Bon, puisque vous voulez qu’on parle d’écriture, je vais faire un discours. Quand on se dit qu’on va écrire on se dit merde y’en a plein qui sont passés avant nous. Donc le meilleur moyen c’est de parler de ceux qui nous empêtrent et qui sont là avec leur pied tendu pour qu’on trébuche donc je les ai embarqués. C’est pour ça que je fais référence aux livres que je lis en écrivant et en travaillant. Une chose qui m’a beaucoup tracassée pendant que je travaillais cette année-là dans le service, c’était le fait qu’une surveillante que j’appréciais énormément allait s’en aller. J’étais très très attachée à elle, une femme formidable, et tout à coup, elle partait. Et là, il était possible qu’une autre femme cadre tout à fait formidable puisse prendre le relais, une ancienne cadre avec laquelle j’avais travaillé. C’était extrêmement ennuyeux. Nous avions travaillé ensemble dans une unité de soins palliatifs, et nous avions accompagné peut-être 800 personnes vers la mort. C’est encombrant 800 morts. Nous avions passé des moments intenses ensemble et l’idée qu’elle vienne dans ce nouveau lieu était problématique. Et j’ai reçu un conseil littéraire de la part du psychiatre avec lequel je travaillais, il avait lu Une femme fuyant l’annonce (David Grossman). Donc je suis allée lire une critique du livre, je l’ai acheté, je l’ai lu et j’ai fait un parallèle sur une partie du livre entre cette femme qui fuit son domicile pour ne pas entendre les policiers venir annoncer que son fils est mort et la peur que j’avais qu’une ancienne collègue rejoigne le service. Donc je fuyais l’annonce de l’arrivée de cette surveillante. Ça c’est un fil. Un autre fil, pour parler d’écriture, j’ai commencé à écrire je crois en lisant La Conscience de Zeno (Italo Svevo). Et Zeno, il est plein de mauvais foi, donc je me suis dit que j’allais m’occuper de la mienne. Donc ça, ça a été un fil.

Sophie : Geneviève, vous dites que vous avez mis un peu plus de douze ans à imaginer ce que vous alliez faire de cette matière et la forme.

Geneviève Peigné : Oui pour moi aussi, c’était insupportable. Donc quand je m’approchais des livres et quand je les ouvrais, j’étais absolument persuadée que j’avais quelque chose qui était un trésor, qui était précieux, parce qu’on ne réussit jamais à voir ce qu’il y a dans la tête de quelqu’un qui est qualifié de dément. Donc je savais que c’était un trésor et que c’était quelque chose de formidable. Mais c’était tellement pénible pour moi, j’ouvrais un livre, je commençais à feuilleter deux pages et puis hop je le reposais et je le remettais dans un coin et il se passait 6 mois. Je commençais à écrire et il a fallu tout simplement que le temps fasse son œuvre et qu’une douzaine d’années passe pour que ce soit moins à vif et que du coup, rouvrant les livres, je puisse rester devant et que montent les mots que je pouvais dire face à ce que je lisais.

Sophie : chez vous Emily, je parlais d’aller-retour dans les temporalités.

Emily Barnett : oui c’est un aller-retour dans des temporalités. C’est un premier roman donc concrètement l’arborescence ne s’impose pas immédiatement et on peut être tenter d’écrire deux romans en un. Donc, on a envie de tester les formes, une voix monologuée à la première personne, d’une très jeune fille et ce n’est pas la même chose qu’un roman à la troisième personne avec focalisation externe. Donc c’est cette double tentation, ce double désir romanesque que j’ai essayé de réconcilier. Et puis après il y avait aussi l’obsession du cinéma, avec deux films qui m’obsédaient complètement qui étaient Psychose d’Hitchcock, qui est vraiment sur la question de l’enfermement, d’une mère fantoche qui n’existe pas et ça me fascine totalement, et Mulholland Drive de David Lynch, sur comment une vie peut se déplier en une deuxième qui sera en fait le cauchemar de la première. Ces deux films là me fascinaient beaucoup et la structure binaire chez Lynch était très importante pour moi. Donc la forme est là, à la croisée de ces différents motifs.

Sophie : Mary et Geneviève, vous nous avez expliqué tout à l’heure le choix de vos titres de livre, mais vous l’expliquez dans vos livres. Dans vos livres, on suit l’évolution de votre écriture, et de vos interrogations en cours d’écriture. Vous nous invitez vraiment aussi à regarder le travail se faire.

Geneviève Peigné  : J’ai noté ce qui se passait, ce que ça modifiait le fait de devoir travailler autour de ces documents. Moi aussi, je voulais en donner la brutalité, parce que c’est insupportable la douleur qui s’étale, qui s’étale, qui remplit tous les espaces. C’est extrêmement difficile à supporter, qu’il s’agisse de sa mère ou qu’il s’agisse de n’importe qui prit dans cette situation. Et là on le voit pesamment, mot à mot, page à page. Et donc effectivement en essayant d’approcher ça, il y a des questions qui se posent, et on les note et le fait de les noter aide à s’en délivrer, à soit y trouver une réponse, soit décider qu’on n’y répondra pas.

Sophie : Mary Dorsan vous dites que vous n’avez « invité » personne mais vous le montrer, ce travail en train se faire.

Mary Dorsan : Je me parlais à moi-même. Jusqu’à un certain pont, je ne savais pas ce que je faisais, je ne savais pas ce que ça allait devenir, je ne savais pas quelle décision j’allais prendre. Le premier chapitre, je l’ai donné à quelqu’un, j’étais en train de réfléchir. J’avais une idée en tête, je voulais comprendre pourquoi j’avais fait ce que j’avais fait (cracher sur un patient), ça j’en était certaine. J’étais certaine de mon point de départ, j’avais une idée d’où je voulais arriver mais je ne savais pas ce que je voulais en faire. J’ai commencé en mai 2013, j’ai fini en mars 2014 et me relire a été absolument infernal. C’était horrible, je n’ai rien corrigé, c’était impossible. C’est mon mari qui l’a fait imprimé chez Copytop et ça a traîner un moment à la maison avant que j’arrive à l’envoyer par La Poste. Je n’ai invité personne, le premier chapitre je l’ai donné ! Je l’ai donné à un collègue pour son pot de départ, il l’a emmené chez lui, l’a fait lire à sa femme qui lui a dit « je ne savais pas que c’était ça ton métier » et il m’a rapporté qu’elle l’a regardé avec admiration. Son métier ce n’est pas homme de ménage, même s’il le fait, c’est un homme qui est là pour un jeune et pour d’autres jeunes.
Donc je ne savais pas ce que je faisais, jusqu’au moment où je dis que j’écris pour une publication, là je devais le savoir, ça devenait long, il fallait en faire quelques chose, et en plus c’est devenu le double après…

Sophie : A la soirée de présentation de rentrée littéraire de votre éditeur, il me semble vous avoir entendu dire qu’il vous avait fallu 700 pages pour expier votre crachat.

Mary Dorsan : Expier, oui…

Geneviève Peigné, L’Interlocutrice, Le nouvel Attila, 2015, 16 €
Emily Barnett, Mary, Rivages, 2015, 192 p., 16 € 50 – Lire un extrait
Mary Dorsan, Le présent infini s’arrête, P.O.L, P.O.L., 2015, 24 € 90 – Lire un extrait

Merci à Aurélie Garreau pour ses photographies, en illustration de cette rencontre. Le site de la librairie Le Monte en l’air