Elles s’appellent Charlotte Rampling, Barbara Loden, Odette Peigné ou La Castiglione. Une même interrogation sous-tend leurs vies et leur identités : qui je suis, titre du livre de Christophe Bataille et Charlotte Rampling qui vient de paraître chez Grasset. Des existences tissées de blancs et de mystères, invisibles à force d’être (sur)exposées ou réécrites, qui toutes pourraient être placées sous le signe de la citation de Jean-Luc Godard (Détective) en exergue du Supplément à la vie de Barbara Loden :
« Et ça, c’est trop transparent ou pas assez ?
— ça dépend si vous voulez montrer la vérité.
— C’est comment la vérité ?
— C’est entre apparaître et disparaître. »
Certaines de ces vies sont majuscules : celles des actrices, Rampling, Loden, celle de La Castiglione qui mit en scène sa vie. D’autres minuscules, celle de la mère de Geneviève Peigné, Odette, celles de Catherina et Liliane, en creux ; minuscules comme celles de Pierre Michon, c’est-à-dire immenses. Toutes doivent être reconstruites, retrouvées à travers l’écriture tant quelque chose interdit toute approche pleine, tant, toujours, quelque chose échappe. Et que notre désir est sans remède.
« On avait dit quoi, l’enfance ? Ou bien une sorte de portrait ? A force, je ne sais plus. Ça ne peut pas être une biographie, ça non. J’ai bien essayé, ma vie, ça ne marche pas » (Qui je suis). Chacun de ces livres fracasse la bio traditionnelle, longe arrêtes et lignes de crête, explore les marges et les espaces vierges. Une vie ne peut se dire dans la chronologie bien rangée, l’ordre factice et le planplan quotidien. Une vie est ce qui dépasse. « Je fuis les récits, Christophe, je ne me livre pas », paradoxe fondateur, ne rien livrer dans le livre, être ailleurs, dans les espaces et vides que les mots laissent béants.
Alors, oubliez ce que l’on vous dit du livre de Christophe Bataille et Charlotte Rampling : l’actrice se dévoilerait, l’actrice serait enfin dans la confidence, l’actrice dirait ce qu’elle a toujours tu. Parfois, oui, si peu, et l’essentiel est ailleurs. Dans un intime qui se dit par ce qu’il cache, dans une pudeur élevée au rang d’un art, dans une profondeur sous le mystère. Une quête identitaire — sous forme de « ballade » — est la trame de ces pages : une femme née Tessa Rampling qui devient Charlotte, — « je m’appelle Tessa Rampling. Charlotte est mon deuxième prénom, mais il m’a saisie », Tessa appelée « Charley » jusqu’à ses vingt ans, pour sa famille — le dialogue d’une actrice avec la femme, loin des sunlights et autres projecteurs, un « tout est vrai dans nos pages. Ou plutôt : tout a eu lieu. Les paroles, les images, les souvenirs. Parfois j’ai changé les vêtements. J’ai mis de la couleur au silence, et des mots, un peu ».
Qui je suis ou les stardust memories de Charlotte. Jamais pleinement star, dans une nébuleuse, dust, comme une forme de chimère, un clair-obscur. Mais dans des mots choisis, être enfin écoutée et entendue : « Je sens votre réserve. Votre timidité méfiante. L’habitude, aussi, cette fatigue d’être dévisagée, désirée, imaginée. Devancée bien sûr. Quelle meilleure façon de ne pas vous écouter ».

Tout est dialogue dans ce texte si court si dense : celui de Charlotte avec Christophe, avec elle-même, avec son enfance, avec sa sœur. Toujours se dire à travers une altérité et celle fondatrice de Sarah, la sœur, la jumelle, l’infiniment autre et infiniment soi. Briser, mais seulement par éclats, le silence qui est la règle d’une famille. « Les larmes et les rires se mêlent, nous les enfermons. Chez les Rampling, le cœur est un coffre. Porté par les générations, le secret de famille devient une légende. Nous ne savons que nous taire ». Une légende, ce secret, qu’il demeure légende, ce qui est raconté. Un récit, non pas des révélations de tabloïds.
« Je me regarde dans le miroir. Je regarde une femme que je ne reconnais pas. Un visage mosaïque, des pièces détachées choisies au hasard.
Etre Charlotte Rampling doit être difficile ». Et on pense à La Castiglione telle que Nathalie Léger la dit dans L’Exposition. La Castiglione, Circé, hystérique, dandy, courtisane, adulée, recluse et exilée, artiste de la métamorphose, dont la quête identitaire, démultipliée et narcissique, prend la forme d’un portrait toujours inachevé – plus de 500 photographies au total – du Je en Autre : c’est cette énigme que Nathalie Léger expose.
Cette féminité si évidente, célébrée, absolue, qu’elle en deviendrait vide. La plus belle femme du XIXè siècle selon les témoins, sûre de sa beauté, de sa puissance, arrogante, hautaine, qu’elle célèbre en posant, durant près de quarante ans pour un « photographe à la mords-moi le nœud », Pierre-Louis Pierson, simple exécutant. La comtesse de Castiglione se met en scène, se costume, pose, à la fois sujet et objet, muse d’elle-même, en une « poursuite éperdue» comme le disait Breton de la beauté de Nadja. Le « Qui suis-je ? » inaugural de Breton, réécrit sans point d’interrogation par Bataille et Rampling, sujet /objet de tous ces récits d’identité et de filiation. Qui composent la fresque d’un « je » impossible, trame des livres.
Je est un autre, toujours différent, masqué, voilé, grimé, métamorphosé, passant par tous les mythes féminins existants. La Castiglione permet ainsi à son photographe insignifiant de produire – malgré lui? – « l’œuvre photographique la plus énigmatique de son temps, une œuvre à la fois secrète et emblématique, en photographiant cette femme pendant quarante ans, clichant sans sourciller son faste et sa déchéance ». Une entreprise moderne, fascinante, étrange, qui fait d’elle une « artiste sans œuvre », sinon elle-même (comme Odette Peigné), ou une préfiguration, un siècle plus tôt, du travail photographique de Cindy Sherman, évoquée à trois reprises dans L’Exposition (nul doute que «si la Castiglione vivait aujourd’hui, elle ferait l’œuvre d’une Cindy Sherman»)…
L’Exposition est ainsi, pour une part, cette histoire de Virginia Elisabetta Luisa Carlotta Antonietta Teresa Maria Oldoïni, née en 1837 à Florence, dont les prénoms sont déjà un parcours du féminin pluriel. La Castiglione est une « forme », et à l’image de cette femme en perpétuelle métamorphose, construisant sa propre galerie photographique, Nathalie Léger fait de L’Exposition un musée, un catalogue de livres, de photographies, de citations, de référents. Tout fait sens pour (dé)multiplier l’image, elle-même spéculaire, de la Castiglione : elle est toutes les femmes, tous les modèles, Marilyn sous l’objectif de Bert Stern, elle est aussi dans Blow up, elle est présence en creux dans Le Guépard ou Opening Nights. Elle est Isabelle Huppert posant pour Roni Horn dans une série intitulée Portrait d’une image.

Pourtant, on ne voit qu’Isabelle Huppert car « le seul vrai sujet de la série ce n’est pas le travail de l’actrice, ce n’est pas l’incroyable machinerie invisible du jeu, le seul sujet, c’est elle, comment en serait-il autrement ? ». C’est Huppert et non Rampling, mais ce pourrait être Rampling. Parler d’Huppert, c’est tenter de cerner la Castiglione, son être à travers son paraître : une comtesse met en scène sa vie, la théâtralise, tandis qu’une actrice revient à elle-même, dans la pose. Infini vertige des chiasmes, flou de l’approche, de la reprise, tâtonnements et hésitations (« non, ce n’est pas ça»).
L’Exposition est un texte creuset, fragmenté, lui-même dans l’indéfinition : ni roman ni essai, ni biographie, une enquête, sans sujet central, malgré les apparences. La Castiglione est un pré-texte, L’Exposition un livre sur un objet qui se dérobe. Peut-être Nathalie Léger est-elle elle-même le sujet de L’Exposition, disant son désarroi de « Lautre », la maîtresse de son père, qui la lance dans une infinie quête de la féminité.
La Castiglione, « qui ne t’est rien », comme l’annonce l’épigraphe du livre tirée de L’Herbe de Claude Simon (et reprise p. 111), mène vers un ailleurs identitaire, un ailleurs formel, celui même du geste littéraire, extraordinaire, de Nathalie Léger. Un texte sériel, comme un éternel recommencement — comme dans la série des débuts possibles, des pages 57 à 68 —, une infinie et magistrale approche, une histoire de pertes, de ruptures, de reconnaissances et d’extases, dont la Castiglione n’est qu’une facette. Réfléchissant à une exposition possible des photographies de la comtesse, Nathalie Léger pense à Der Lauf der Dinge (Le Cours des choses) de Fischli et Weiss, mise en abyme de sa propre performance, car « c’est la série qui compte, c’est la syntaxe, le moment de bascule d’un événement vers un autre », une composition par passages incongrus, en série « longue mise en branle de savoirs qui ressemble à l’écriture ».
« Le coffre de la famille a été scellé à jamais par Geoffrey, votre père, le vainqueur des Jeux Olympiques de Berlin, en 1936 ». Lorsque la mère s’éteint, il jette les albums et cahiers, les lignes à l’encre violette, les lettres, sur un trottoir. La mère écrivait depuis ses douze ans, une vie arrachée, dispersée. Et puis, l’impensable, un homme a tout récupéré, il vend le trésor à l’actrice, « une vie arrachée au pilon ». « C’est ainsi que j’ai acheté la jeunesse de ma mère », une jeunesse qui restera des années dans une malle de fer, loin, à Londres. Et « j’ai fini par ouvrir les carnet de jeune fille de ma mère, à l’encre violette puis pâle, ou au crayon. J’ai découvert son écriture appliquée, des épisodes, des pensées ».
Découvrir sa mère à travers ses mots, tant le dialogue fut silencieux, avant. Comme L’Interlocutrice, le livre sensible et bouleversant, dans une pudeur absolue, là encore, que Geneviève Peigné consacré à sa mère, Odette. Un jour la dépression de la mère se mue en « Alz, pour dire le mot de la maladie un peu plus légèrement ( ?) ». La mère longtemps mutique, fermée sur elle-même, si peu de dialogue avec sa fille. Et quand elle meurt, ce silence, « irréparable. Irrattrapable ». Puis le miracle, une rangée de 23 policiers dans la bibliothèque du bureau, dans cette maison qu’il faut vider. 23 poches, à la couverture identifiable, au logo qui prend valeur de symbole et de principe d’écriture, « une plume transperce l’orbite d’un masque noir ». Cette plume, c’est celle d’Odette qui compulsivement, inlassablement, a annoté ces livres, souligné certains passages, comblé les blancs des pages, déversé son angoisse, ses peurs, ses désirs. Et l’enquête commence, non plus celles stéréotypées des Exbrayat, mais celle d’une fille qui lit sa mère, la découvre dans ces mots, fait apparaître « Odette lisant, écrivant », cherchant « l’accès » à l’inconnue.

« Les mots quelquefois pleuvent, lâchés comme dans une chute, dans la marge extérieure du livre », couvrent « chaque zone libre », tassés. Odette souligne, commente, « elle veut parler à quelqu’un qui est dans un livre — ou bien se mettre à l’abri dans un livre ». Onze ans après la découverte de ces mots, Geneviève Peigné écrit sa quête éperdue de sa mère et d’elle-même à travers ce que ces mots révèlent, lecture et écriture comme un point commun et un dialogue. « Soudée à l’exigence du livre qui est de se faire entendre, tu cherches ce qui s’adresse à toi ». Tout dialogue dans le livre, tout interpelle et disons-le sans ambages ou fausses litotes, fout par terre. L’Interlocutrice fouille en vous, vous met face à vos propres pertes, vos manques, vos silences, vos désirs, et l’absente de tout bouquet, votre propre histoire.
Charlotte, ou « a sense of a ghost ». Christophe Bataille la regarde, l’écoute et la dit. « Vous étiez décoiffée et souriante. J’ai pensé à Gena Rowlands. A Barbara Loden, dans le film Wanda. Je n’ai rien dit ».
Ce film justement, et Barbara Loden : Nathalie Léger doit rédiger une notice pour un dictionnaire de cinéma. Un texte court, une commande. « N’y mettez pas trop de cœur, m’avait dit l’éditeur au téléphone ». Mais comment dire l’infini en quelques phrases ? « J’avais le sentiment de maîtriser un énorme chantier dont j’extrairais une miniature de la modernité réduite à sa plus simple complexité : une femme raconte sa propre histoire à travers celle d’une autre. » La courte notice ratée devient ce livre extraordinaire, Supplément à la vie de Barbara Loden, « l’histoire d’une femme », une relecture, une ample digression et l’histoire d’autres femmes, l’auteur, sa mère, « l’être-femme » qu’il prenne le nom de Marilyn Monroe, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Emma Bovary ou Delphine Seyrig et Isabelle Huppert, encore et toujours, qui rachète les droits du film et se bat pour que Wanda ressorte en salles.
Écrire, « cherchant ce qui est perdu » des destins qui se mêlent et entrent en échos et correspondances. « Pendant des années, j’avais pensé que la moindre des choses, pour écrire, c’était de tenir son sujet […]. Je ne savais pas que le sujet, c’est justement lui qui vous tient », écrivait Nathalie Léger dans L’Exposition. « Le sujet est simplement le nom de ce qui ne peut être dit ». Alors des livres qui échappent à tout genre, « ballade » suggère Christophe Bataille, des fugues, comme des musiques, comme des fuites, « poursuite éperdue », selon Breton.
Charlotte Rampling peint. « La même silhouette, gracieuse, inquiète, prise dans la gouache noire ». Ces silhouettes que les récits démultiplient, sans jamais les déprendre, les laissant dans l’épaisseur de la prose, de la gouache. Fascinantes et interdites. « Vous savez, Christophe, j’aime disparaître ». Ainsi Odette et Barbara. « Le secret n’est pas la mélancolie, mais peut-être sa forme intime, son corps, sa beauté silencieuse qui ne cesse d’intriguer et de faire silence, au cœur de tout » (qui je suis).
Nathalie Léger, L’Exposition, P.O.L, 2008, 157 p., 10 € — Lire un extrait
& Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L .2012, 150 p., 14 € (Le roman est disponible en poche, chez Folio, 5 € 80) — Lire un extrait
Geneviève Peigné, L’Interlocutrice, Le Nouvel Attila, 112 p., 15 €
Charlotte Rampling, avec Christophe Bataille, Qui je suis, Grasset, 120 p., 15 € (10 € 99 en version numérique)
Et je dédie cet article à une femme désormais si présente dans son absence, une femme lumineuse, en creux dans tous ces mots, dans la difficulté, aussi, de les écrire. Elle se nomme Liliane Marcandier.