Ben Lerner : « Je crois que la littérature est cette combinaison étrange entre une ambition démesurée et une frivolité totale » (10:04)

En 2014, les lecteurs français découvraient Ben Lerner à travers son premier roman, Au départ d’Atocha (publié en 2011 aux USA). Lui-même se considérait pourtant moins comme un primo-romancier que comme un poète, entretenant un rapport contrasté à une forme narrative qu’il considère toujours, alors que vient de paraître 10:04, son second roman, comme un « cadre » labile et polyphonique propre à mettre en perspective les rapports de la fiction et de la non-fiction, de la poésie et de la prose, d’un «je» à la fois exposé et mis à distance. Unanimement célébré aujourd’hui pour la radicalité et la singularité de son univers littéraire, Ben Lerner a récemment fait deux passages à Paris, au festival America en septembre puis à Paris en octobre, l’occasion de le rencontrer et de poursuivre un dialogue entamé dès 2014 et la découverte d’une voix majeure de la littérature mondiale.

Il faut le souligner d’entrée, 10:04 est traduit en français par Jakuta Alikavazovic — également traductrice d’Au départ d’Atocha — et la romancière excelle à rendre le rythme, la densité, la couleur générale et les ruptures tonales de l’écrivain américain. Ce sont deux univers romanesques qui entrent en résonance, deux sensibilités, deux singularités, ce qui participe, sans conteste, de la fascination qu’exercent les romans de Ben Lerner sur un lecteur francophone. Pourtant le défi est de taille : la langue de Ben Lerner résiste à toute traduction tant elle joue de strates et de déploiements, temporels, référentiels, narratifs, de contrastes entre ironie et sérieux, autofiction et réécriture.

Les deux romans sont une forme de diptyque : Au départ d’Atocha mettait en scène un personnage d’écrivain, en résidence d’écriture à Madrid, englué dans son rapport impossible au réel, à l’Histoire, au récit, s’amusant de son incapacité à coïncider avec son propre personnage ; le narrateur s’inventait une vie, au point de ne plus très bien savoir qui il était vraiment et de manquer son rendez-vous avec l’histoire collective, présent lors des attentats à la gare de Madrid en 2004 mais sans conscience de l’événement, passager clandestin du monde en quelque sorte, comme le fut Fabrice sur le champ de bataille dans La Chartreuse de Parme.

10:04 est — même si les deux romans peuvent évidemment être lus indépendamment — le second volet de ce portrait d’un jeune homme en écrivain contemporain, cette fois dans New York sous la menace de l’ouragan du siècle. Tous ces avenirs possibles s’entrechoquent, rendent toute linéarité impossible, creusent les hypothétiques et déroutent ce narrateur qui se rêvait en « aspirant Whitman » dans « une ville partie à vau-l’eau ». L’interrogation qui sous-tend le livre est celle d’un futur possible, d’une projection de soi dans un avenir, d’engendrer un enfant comme un livre, dans une ville elle-même décrite comme un organisme vivant menacé.

Si le narrateur manquait son rendez-vous avec l’Histoire dans Au départ d’Atocha, dans 10:04, c’est la tempête attendue qui n’advient pas. Le contemporain s’écrit sous le signe du manque et du ratage, d’une forme d’échec multiple que le narrateur, véritable chambre d’écho du monde, tente de ressaisir en expérience créatrice. L’écrivain au centre de 10:04 a écrit un premier roman au succès critique inattendu, il a publié une nouvelle dans le New Yorker et son agent peut lui obtenir une avance à 6 chiffres s’il s’engage à faire de cette nouvelle un second roman, abordable pour un public un peu plus large. L’avenir pourrait sembler ouvert et brillant, facile, pourtant rien n’est simple pour le narrateur : on vient de lui diagnostiquer un problème à l’aorte et « il y avait un risque non négligeable que la plus grosse artère de mon corps lâche à tout moment », sa meilleure amie, Alex, voudrait avoir un enfant avec lui, par insémination artificielle, il ne parvient pas à écrire ce fichu roman et voit tout « sous l’angle apocalyptique ».

Il ne faudrait cependant pas en conclure à un roman rasant ou déprimant. 10:04 est un texte souvent hilarant — vous vous souviendrez longtemps de la scène de masturbation, « petit drame de plus en plus beckettien » —et en permanence d’une acuité fascinante sur le monde (comme il va mal), les êtres (comme ils ne tournent pas très rond non plus) et la fiction (en ce qu’elle tente de donner un sens à l’ensemble). Le narrateur est un double distancié de son auteur, une accentuation de ses pires travers comme de ses obsessions. Comme l’écrivait récemment Eric Chevillard dans son feuilleton du Monde des Livres, il est « une variante nettement plus intéressante de l’autofiction, appelée métafiction, qui intègre au récit l’aventure du livre en train de s’écrire. C’est bien cette fois le personnage qui l’écrit et tout ce qu’il vit lui sert de combustible. Il se peut que la seule autofiction digne de ce nom soit justement celle qui relate sa propre conception ».

Les liens entre Ben Lerner et son personnage sont indéniables : ils sont tous deux originaires de Topeka (Texas) et vivent désormais à Brooklyn, ont connu les grands espaces d’une résidence d’écrivain à Marfa, ont publié la nouvelle « La Vanité dorée » dans le New Yorker, vénèrent aussi bien Ashbery que Retour vers le futur, ont su qu’ils deviendraient écrivains face à la navette Challenger se disloquant en direct sur leur écran de télévision alors qu’ils étaient encore enfants. On finit par ne plus très bien savoir qui des deux a écrit Au Départ d’Atocha mais peu importe puisque la « fiction réaliste que le monde paraît être » ne résiste pas à à une sensibilité qui débusque de la fiction dans le moindre atome du réel et déploie les potentiels de cette exploration dans chaque ligne du récit qui la met en forme.

L’ensemble du roman est ainsi écartelé entre récit et critique (du réel et de l’art), entre sincérité et ironie (l’une créant la possibilité de l’autre), entre prose et poésie, fiction et réalité, culture légitimée et plus populaire. Ben Lerner est de ces (rares) créateurs qui conçoivent la littérature comme un ensemble, sans distinction de cadres, genres, formes, son regard seul donnant une pertinence à ce qu’il analyse : la ville de New York au bord d’être submergée (par le capitalisme ou le réchauffement climatique), un film des années 80 devenu symbole d’une histoire alternative (et pourtant si réelle) des USA, la personnalité borderline de son personnage principal, une œuvre de Benjamin ou un épisode télévisuel. 10:04 est de ces romans absolus, au sens où ils ne se refusent rien, qui vont de la terre à l’espace en traversant nos imaginaires intimes et collectifs, fictions (in)conscientes et constructions artistiques ou politiques qui passent tout au prisme d’un regard changeant à jamais le vôtre, transformant le plaisir de lecture en expérience métaphysique.

L’œuvre que l’écrivain américain est en train de construire — deux romans, trois recueils de poésie, un essai, sans compter ses articles — n’est sans doute rien moins qu’une Recherche du temps perdu dans sa version ultra-contemporaine, un monde récréé aux dimensions d’un imaginaire le déployant dans ses possibles et ses alternatives ; de ces œuvres que l’on ne peut qu’inviter à découvrir d’urgence, trop en dire serait les déflorer, elles sont « sans pourquoi », , à jamais.

Ben Lerner, 10:04, traduit de l’américain par Jakuta Alikavazovic, éditions de l’Olivier, 2016, 264 p., 19 € 50

Ben Lerner, Au départ d’Atocha, traduit de l’américain par Jakuta Alikavazovic (L’Olivier, 2014), Points, 2016, 210 p., 6 € 70

En septembre dernier, Ben Lerner était présent au Festival America de Vincennes. Je l’avais interrogé au cours d’une table ronde American Poets :