La 8ème édition du Festival America aura lieu, à Vincennes, du 8 au 11 septembre prochain, rendez-vous incontournable pour les amateurs de littératures américaines. Diacritik est associé à plusieurs de ces rencontres et vous propose, durant l’été, de revenir sur quelques-uns des auteurs invités. Aujourd’hui, Ben Lerner, né au Kansas en 1979, dont les lecteurs français ont pu découvrir Au départ d’Atocha, son premier roman, en 2014, aux éditions de l’Olivier. Son second roman, 10:04, paraît le 25 août prochain. Les deux ont été traduits par Jakuta Alikavazovic.
Au départ d’Atocha (2014) est le premier roman d’un écrivain américain, Ben Lerner, qui jusqu’à ce livre n’avait publié que des recueils de poésie (The Lichtenberg Figures, Angle of Yaw, Mean Free Path). Il avoue avoir été le premier surpris du tournant romanesque de son œuvre.

Mais le roman est ce genre capable d’assimiler tous les autres, en témoignent les poèmes et photographies qui s’insèrent dans sa prose, il est ce cadre formel susceptible de dire une manière fragmentaire d’être au monde, entre jeu construit et piège de la fiction, liberté et aliénation.
Dans Au départ d’Atocha, Adam Gordon est un poète en résidence à Madrid, pour un an. Il imagine cette année comme une longue parenthèse existentielle et littéraire, il a obtenu une bourse pour composer un long poème narratif sur le rôle de la littérature dans la guerre civile espagnole. Mais Adam écrit peu finalement, son quotidien se compose surtout de rituels – café, douche, visite matinale du Prado, longue errance dans les rues, lecture de Lorca et Ashbery –, sa vie tourne assez vite à la mécanique plate et répétitive, comme s’il écrivait ses heures et non le poème narratif prévu. Adam est hors du monde, il l’éprouve « comme s’il était sous verre ». « Je suis arrivé ici et personne ne me connaît. Alors je me suis dit : Tu peux être qui tu veux. Riche ou pauvre. Tu peux venir d’où tu veux, faire ce qu’il te plaît. Au début, je me suis senti très libre. » C’est bien sa vie qu’Adam Gordon va réinventer, il sera le sujet (involontaire) de son année madrilène.
Adam vit un exil multiple : l’exil linguistique d’un Américain à l’étranger, loin de sa langue, faisant l’expérience de l’inquiétante et parfois comique étrangeté de l’espagnol. Et surtout l’exil intérieur d’un homme en quelque sorte étranger à lui-même, parce qu’il ne peut vivre sans ses pilules blanches et ses joints, parce qu’il a la conscience de jouer un rôle à la Hemingway, figure tutélaire de l’écrivain américain à Madrid. La liberté espérée par l’expérience d’une altérité géographique et linguistique est donc une illusion, tournant au malaise, l’Amérique qu’il fuit le rattrape, quand il voyage en train, depuis les fenêtres du Talgo, « la campagne espagnole ressemblait au Kansas ».
Ce sont les clichés qui figurent ce retrait impossible de soi et de ses habitudes culturelles. « J’étais bidon, ça ne faisait aucun doute, mais qui ne l’était pas ? Qui n’avait pas adopté l’une de ces postures préfabriquées que nous propose la société, le capital, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner ? On mentait tous chaque fois qu’on disait “je”. Qui n’avait pas son petit rôle à jouer dans ce publi-reportage sur les vies gâchées qui tournait en boucle ? Si j’étais poète c’était parce que, de toutes les pratiques, la poésie était celle qui pouvait le moins ignorer son anachronisme et sa marginalité et elle validait ainsi ce que j’avais de grotesque, c’était un aveu de mauvaise foi en toute bonne foi, si l’on peut dire. »
La conscience d’Adam dérive et diffracte le monde, les gens qui l’entourent, elle ne lui permet pas de vivre une expérience pleine et concrète du réel. Tous
jouent des rôles, à commencer par lui, qui ne peut (ou ne veut) prendre l’écriture au sérieux. Il est « à distance » de lui-même, se projette dans des identités fictionnelles multiples, s’invente une vie, à la fois fasciné et terrifié par le tissu de mensonges de sa parenthèse espagnole (sa mère serait morte,
son père fasciste), par ses fantasmes, mythologies et échappées imaginaires qu’il finit par prendre pour de vrais souvenirs. Adam ne vit pas, il se regarde vivre et évoluer en Espagne, poser au poète mystérieux, séduire Isabel puis Teresa.
Adam est de ces personnages à l’existence citationnelle, pris dans les filets du virtuel, à la fois incarnation symptomatique de nos dérives et angoisses contemporaines et représentation archétypale du spleen, d’un mal être qui traverse les siècles et les littératures. Tout se passe en 2004 et lorsqu’un attentat frappe la gare d’Atocha, la réalité la plus violente et la plus crue fait irruption dans la vie d’Adam Gordon. L’Histoire se déroule sous ses yeux, saura-t-il trouver sa place dans « l’ère post-11 Mars » ? Tout événement ou rencontre est le vecteur d’une fictionnalisation du réel, mise en abyme de poètes lus et aimés, de textes littéraires fondateurs – le Stendhal des Souvenirs d’égotisme comme de La Chartreuse de Parme (Adam lors des attentats de Madrid est comme Fabrice à Waterloo, il ne voit rien et demeure en dehors de l’Histoire qui se construit sans lui), Italo Svevo, Camus –, de films dont il jouerait le premier rôle.
À la fois roman de formation (sans résolution) et portrait de l’artiste en jeune homme, laboratoire et musée, Au départ d’Atocha est un premier roman inclassable, exigeant, fascinant, à l’« étrange forme de présence », ce que rend remarquablement la traduction de Jakuta Alikavazovic. La lecture de ce roman est du même type que celle qu’exige John Ashbery – le poète qu’admire Adam Gordon, auquel fait référence le titre même du livre – : elle « crée un effet de miroir où le lecteur regarde sa propre expérience de lecture », elle l’entraîne dans une vertigineuse galerie des glaces. Elle est doute et perception d’une ironie fondatrice, de nos existences comme jeux de rôles et quêtes d’une authenticité sans doute impossible.
Ode à la puissance du langage – de la « texture » d’un etc. aux possibles qu’ouvre une langue étrangère –, Au départ d’Atocha est de ces romans qui changent radicalement votre perception du « moi » contemporain, ouvrant chausse-trapes et pièges narratifs, dans une prose aussi dense que radicale, refusant « la littérature toute faite ». Pour Ben Lerner, un romancier ne doit pas s’adresser à un public existant, facile à séduire, mais créer son propre lectorat, loin des fictions américaines calibrées. Lui se sent plus proche d’auteurs comme Sebald, Bolaño ou Thomas Bernhard, il est en quelque sorte comme Adam Gordon, « un écrivain en exil ayant fui un régime répressif ».
Ben Lerner, Au départ d’Atocha (Leaving the Atocha Station), traduit de l’américain par Jakuta Alikavazovic, éd. de l’Olivier, 2014, 207 p., 21 €
Depuis le 8 septembre 2016, le livre est disponible en poche, chez Points (6 € 70)