On pourrait dire que c’est l’histoire d’une robe : la robe de princesse dont toute petite-fille se doit de rêver. Avatar de celles qui firent pleurer Peau d’Âne ou que les fées de la belle au bois dormant coloraient d’un coup de baguette magique, une robe de mariée trône pendant toute la représentation sur le plateau de Lacrima, au cœur de toutes les conversations, au centre de toutes les préoccupations : elle en est le fil, blanc, le motif central et obsédant.
Auteur : Delphine Urban
On ne cesse de s’émerveiller de la vitalité créatrice du théâtre du Soleil qui, depuis 60 ans, accueille en son antre généreuse des générations d’amateurs émus de ses créations sincères, engagées et enflammées. En 2024, c’est la guerre, re-née de ses cendres jamais vraiment éteintes, qui met le feu aux poudres de la troupe et de son inlassable créatrice.
Constance Larrieu est Farah, l’héroïne adolescente, enthousiaste et en quête d’identité du roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Mais Constance est aussi Victor, Maureen, Nello, la gynécologue et le gourou… Bref, Constance est successivement et jubilatoirement toute la troupe pittoresque et libertaire imaginée par l’autrice dans Arcadie, roman foisonnant dont on se demande comment il peut trouver sa place sur le minuscule plateau du théâtre de Belleville.
Dans la salle prestigieuse de l’Odéon, tout est rouge. Du velours des fauteuils que rehaussent les dorures des cadres, à la scène, écarlate du sol aux rideaux, vides et déjà sanglante, alors que la cérémonie forcement sacrificatoire, n’a pas encore commencé. C’est Angélica Liddell qui ouvre la saison, avec Dämon, une pièce dont le titre forme avec le prénom de sa créatrice l’oxymore qui guide son parcours. Ange et démon, la prêtresse nue le sera tour à tour, selon qu’elle harangue le public dans une chemise blanche largement ouverte sur son anatomie ou qu’elle chuchote à l’oreille de l’artiste mort dans un manteau noir de veuve ténébreuse et inconsolée.
Emmanuelle Bayamack-Tam est l’autrice de plusieurs romans (publiés chez P.O.L), plusieurs fois primée et reconnue pour son univers foisonnant et généreux, avec des personnages complexes, des situations familiales, amoureuses, relationnelles intenses. On y retrouve des questions récurrentes sur l’identité, la sexualité, la famille, l’amour, la transgression, la marginalité, l’adolescence. Inspirée et prolifique, elle est aussi la co-scénariste de L’été l’éternité, film sorti au printemps 2022 et a par ailleurs écrit sous le pseudonyme Rebecca Lighieri des romans également primés. À cette bibliographie déjà bien fournie s’ajoutent deux pièces de théâtre : À L’abordage et Autopsie Mondiale, toutes deux créées au théâtre de la Tempête (Cartoucherie Vincennes) par le metteur en scène Clément Poirée. Rencontre, à Orléans, le 8 février 2024.
Dans un (quasi)seule en scène, Ludovic Lagarde s’empare du flot d’Elfriede Jelinek, poétesse autrichienne nobelisée mais refusant d’honorer de sa récompense sa patrie diversement entachée par son histoire et son actualité politique. Autrice intransigeante, elle s’insurge dans des poèmes militants contre les figures patriarcales, qu’elles soient contemporaines, comme dans Sur la voie royale, ou archaïques (on a vu le sort fait à Orphée dans Ombre, Eurydice parle, mis en scène superbement par Katie Mitchell en 2018). Sur la voie royale est écrit comme un brûlot le soir de la première (et dernière ?) élection de Trump à la présidence des États-Unis. Le tout puissant roi de pacotille évoqué ici à travers ses discours grossiers et ses actes violents, c’est ce président dont il n’est pas besoin de prononcer le nom pour l’identifier avec certitude.
Les émigrants, dernier spectacle du metteur en scène polonais Kristian Lupa fait événement par sa seule présence dans la programmation de L’Odéon en ce début d’année 2024 : le monde du théâtre en a suivi le laborieux accouchement après les tensions qui ont accompagné et interdit sa création à Genève puis en Avignon au cours de l’été.
On nous avait un peu prévenus ( la performance de Kim Noble est déconseillée aux moins de 18 ans) mais nul ne pouvait s’attendre à l’expérience foutraque, dégoûtante, réjouissante, intelligente et radicale que propose Kim Noble dans ce seul en scène inédit qui donne à voir et à entendre des larves, des renards empaillés et un écureuil articulé, entre autres.
Le jeu de mots est usé mais rarement il a été aussi bien mis en scène que dans ce très beau spectacle de Tiago Rodrigues : le cœur des deux amants y palpite à l’unisson d’un chœur de comédiens, haletant et accordé jusqu’à l’ultime respiration. Ce court spectacle scande une histoire universelle et intime, pulsée par le rythme cardiaque d’une percussion qui soutient le phrasé respiratoire des deux comédiens.
Ça commence comme une fête. Une fête d’aujourd’hui pulsée par les basses et arrosée par des bières. Une partie des spectateurs descend sur le plateau, y traine un peu, ravie de regarder la salle depuis la scène. Puis s’agglomère paisiblement autour des platines, près des enceintes qui diffusent un set électro. Ça oscille, ça ondule, un verre à la main, un œil sur l’écran qui en fond de scène indique d’abord juste le titre du spectacle et un repère : Berlin, 1983.
Angela est une jeune femme qui passe sa vie au lit, Angela est une petite fille qui joue avec son chien en peluche, Angela est une youtubeuse qui sourit quand elle fait ses vidéos, Angela est une vieille femme avec des cernes sous les yeux, Angela est bien sûr un Ange qui joue du violon électrique, Angela est un fœtus dans un préservatif transparent, Angela accouche par la bouche de ce fœtus qui est elle-même… Angela est malade, morte, pas encore née.. Angela est présente, absente, elle existe sur les réseaux sociaux, elle disparaît et on la cherche, elle revient et ne s’explique pas.
Au commencement de son nouveau spectacle, Angélica Liddell lance un défi au public. Depuis une liminale parabole biblique, elle annonce que la capacité de pardonner doit être infinie, non comptable. Là où l’apôtre Pierre pensait être généreux en tentant de pardonner sept fois à celui qui lui aurait fait du mal, Jésus propose une démultiplication du possible et Angélica, plus ambitieuse encore, tente avec nous l’expérience du pardon absolu.
À gauche juste avant le Soleil, le théâtre de La Tempête ouvre sa saison sous des auspices pop, dans des déhanchés langoureux et des refrains poético-caustiques de haute volée. C’est l’autrice Emmanuelle Bayamack-Tam, dont la très puissante Arcadie a remporté le prix du livre Inter en 2018, qui lance le bal, au rythme d’un texte décapant, généreux et loufoque dont les protagonistes improbables sont les (déjà) poussiéreuses idoles du star système des années 2000. Sa nouvelle collaboration avec le metteur en scène et directeur de La Tempête, Clément Poirée confirme leurs deux talents.
La saison 22-23 de l’Odéon, jalonnée entre autres par les très belles représentations de Kingdom et Némésis, s’achève par l’apothéose de ce qui a été un de ses axes forts : la mise en théâtre d’un récit puissant. Entre les mains de Simon McBurney, le roman de l’autrice polonaise nobélisée, Olga Tokarczuk, déploie sur scène ses chimères multiples dans un spectacle à la fois dense et aérien, qui associe avec une ensorcelante fluidité la performance technique et l’humilité d’un théâtre fait de corps, de chaises, de bricoles…
Depuis qu’il a fait sensation en 2008 avec « Une raclette », le collectif des Chiens de Navarre ne lâche pas le morceau, volontiers sanglant et dégoûtant, qu’il mâche et régurgite à chacun de ses spectacles, pour en éclabousser nos représentations de la famille, de l’amour, de la nation…. En juin 2023, aux Bouffes du Nord, la proposition s’appelle « La vie est une fête » et chacun saisit la dimension à la fois programmatique et parodique d’une telle affirmation.