Les premiers coups, frappés par le personnage principal à la porte d’un homme en deuil, résonnent dans le noir. Alors que Némésis, le roman de Philip Roth débute dans la canicule aveuglante d’un été américain, la transposition de Tiphaine Raffier installe d’abord l’obscurité sur le plateau. Car cet été 44 est celui du deuil. Pendant le premier tiers temps du spectacle, Buck, le professeur propre et serviable, se débat au cœur de multiples ténèbres. La seconde guerre mondiale, en hors champ ogresque, enrôle les jeunes Américains pour un combat héroïque et lointain, dont beaucoup ne reviennent pas mais dont être exclu, car réformé, est une douleur honteuse, une tâche que l’acteur principal Alexandre Gonin, simultanément athlétique et emprunté, porte sur et en lui. À l’intérieur, l’épidémie saisonnière de polio inventée par Philip Roth a ceci de plus terrible que celle du covid qu’elle touche avant tout la jeunesse, saine et sportive, espoir des familles et de la nation. Les noms des jeunes victimes sont exhaustivement et régulièrement rappelés afin que la faucheuse ne fasse pas œuvre anonyme mais s’incarne dans des trajectoires intimes. Ces jeunes gens sont la raison de vivre du professeur de gym dont les pensées sombres, restituées par une voix off permanente, ne sont pas le moins profond des enfers qui plombent le plateau. Impuissant à sauver les vies des adolescents qu’il entraîne, il vit son chemin de croix, entre enterrements, coups de fil à l’hôpital et visites aux familles. Derrière des sortes de persiennes qui réduisent le premier plateau, un orchestre frappe en direct les pulsations de ce désarroi.
Cette plongée dans le deuil et la paranoïa de l’épidémie évoque bien sûr au public français de 2023 des fonctionnements récents : la peur de serrer la main de l’autre, la recherche désespérée du coupable (le vent/ le lait/ les Italiens/ les juifs…), l’incompréhension face à un fléau qui touche aveuglément et que les normes sanitaires et les décisions gouvernementales ne peuvent endiguer. C’est le parcours d’une impuissance qu’on suit alors : peut-on avoir une prise sur le destin, incarné ici par un virus aveugle aussi redoutable que n’importe quelle divinité grecque ? doit-on se sentir responsable de tous les malheurs du monde ?

Une issue s’offre pourtant au jeune homme désemparé. Il pourra quitter l’enfer de la promiscuité urbaine et populeuse pour le paradis salubre d’un camp de vacances. Appelé par sa petite amie et adoubé par son futur beau-père, il déserte le champ de sa bataille et le spectacle bascule dans une deuxième dimension, kitsch et chantante. Le décrochage se fait par une habile séquence filmée autour d’une maison de poupées, modèle réduit de sweet home idéal. C’est tout un american way of life qui se déploie sous le regard ébahi du jeune et pauvre professeur, envoûté par le discours d’un médecin débonnaire qui lui offre une pêche et sa fille dans le même élan. Petit et grand échangent leurs repères dans ce passage à la Lewis Carroll et le spectacle quitte l’obscurité du quartier populaire pour une longue séquence chez les riches, dans une ambiance lumineuse de comédie musicale, chantée en anglais par une troupe entraînante mêlant enfants, adolescents et quelques adultes, venus du chœur du Conservatoire de Saint-Denis mais qu’on dirait directement issus d’un film désuet. Chorales et chorégraphies parfaitement orchestrées se succèdent dans un décor de tipis et de grands lacs dont l’artifice le dispute à la naïveté. Cette « mélodie du bonheur » dans un camp de nature pour jeunes gens de bonnes familles est en fait une utopie scandaleuse, bâtie à l’ombre du massacre des populations indiennes que la mascarade scout ne fait que singer. Cette comédie de carton-pâte fait fatalement partie du parcours tragique du jeune Buck qui, tel Œdipe, ne peut fuir son destin. Rattrapé par le virus, il en est une victime mais s’en pense aussi le vecteur.
Cette deuxième séquence est surprenante tant elle reconstitue un moment proprement romanesque et pittoresque. Tiphaine Raffier a choisi de représenter avec précision de très nombreux épisodes du roman, dont les séances de plongeon, habilement permises au plateau par un harnachement d’élastiques accrochés aux cintres. Si elles donnent lieu à un numéro acrobatique et poétique, symboliquement elles se résument à quelques pirouettes, éphémères tentatives pour échapper à la pesanteur et célébrer un corps qui finit toujours par retomber en une cambrure artificielle et un peu ridicule que l’absence d’eau surligne. Incapable de rester ange, le plongeur finit par faire la bête : le virus le rattrape et le cloue au sol, boiteux et crispé.
La dernière partie est celle de l’effondrement : le panorama resplendissant de lacs et de forêts s’est écroulé, la cage de scène nue et brute héberge les derniers désaccords. La voix off passe au premier plan, elle est celle d’un acteur handicapé qui joue le personnage témoin de toute cette histoire, ancien élève de Buck, rescapé comme lui de l’épidémie. Les illusions du professeur de gym sont bien perdues. Devenu buck-émissaire, il s’est sacrifié sur l’autel de la culpabilité. Lui seul a vieilli ; son rôle est désormais porté par Stuart Seide, acteur de 76 ans qui fait entendre les accents crispés du désenchantement. Il n’aura pas été possible à Buck de devenir un homme, ni soldat, ni époux, ni père, il reste hanté par la tache originelle, la mort de sa mère en couches. Toute la panoplie de la comédie américaine n’a pu tromper la déesse grecque, Némésis a gagné. Et le triomphalisme du self made man, le narrateur dévoilé de ce drame moderne, qui a fait de son handicap le terreau de son business, enrichi par l’entreprenariat innovant (il commercialise des solutions de domotiques pour handicapés) est le dernier rictus cynique de la farce capitaliste.
Tiphaine Raffier réussit brillamment le passage du roman au plateau, exploitant avec beaucoup de justesse les potentialités offertes par la mise en corps et en volume du récit au théâtre : profondeur du plateau, choralité et virtuosité dans tous les domaines plastiques, musicaux et circassiens. La réussite de son spectacle tient à ce qu’il utilise parfaitement les codes de récits américains, jusqu’à nous en faire éprouver le malaise. La représentation, organisée autour de quelques microcosmes (un aquarium, une maison de poupées, une maquette d’immeubles modernes), dit le désir puéril et vain de circonscrire l’univers pour le rendre maîtrisable et intelligible. Le dernier roman publié par Philip Roth dénonce les mensonges du mythe américain. Pour Tiphaine Raffier cette adaptation désenchantée est une première : c’est la première fois qu’elle utilise les mots d’un autre pour exprimer sur un plateau la profondeur de ces questionnements.
Némésis, librement adapté du roman de Philip Roth par Tiphaine Raffier et Lucas Samain, mise en scène Tiphaine Raffier, 2 h 50 – Odéon Théâtre de l’Europe, jusqu’au vendredi 21 avril 2023 – Toutes les informations ici – CDN Lorient les 16 et 17 mai 2023