Les vies rêvées d’Angela : le très étrange objet théâtral de Susanne Kennedy et Markus Selg (ANGELA, a strange loop)

Angela est une jeune femme qui passe sa vie au lit, Angela est une petite fille qui joue avec son chien en peluche, Angela est une youtubeuse qui sourit quand elle fait ses vidéos, Angela est une vieille femme avec des cernes sous les yeux, Angela est bien sûr un Ange qui joue du violon électrique, Angela est un fœtus dans un préservatif transparent, Angela accouche par la bouche de ce fœtus qui est elle-même… Angela est malade, morte, pas encore née.. Angela est présente, absente, elle existe sur les réseaux sociaux, elle disparaît et on la cherche, elle revient et ne s’explique pas.

Angela est une énigme, parce qu’elle est plusieurs, parce qu’elle est elle-même mais dans plusieurs temporalités et dans plusieurs degrés de réalité en même temps, sous le regard perplexe du public qui, et ce n’est pas si fréquent, perd ses repères dès les premiers instants de ce spectacle inclassable, agaçant parfois, lancinant souvent, intéressant finalement.

Le « jour sans fin » d’Angela se construit sur le mode de la répétition et du décalage. Dans un décor en partie en deux dimensions, d’un réalisme glaçant et d’une modernité clinique, tout est faux, mais presque vrai. La projection d’une cuisine aménagée rutile, tandis qu’une bouilloire en image de synthèse laisse échapper sa vapeur. Le ventilateur, lui aussi créé par l’imagerie de synthèse, tourne imperturbablement, cliquetant avec la régularité agaçante de la goutte qui tombe pendant les nuits sans sommeil. Impossible de dormir ? Angela peine à se reposer.

Car rien ici n’est réconfortant ; tout ce qui pourrait l’être est faux : le feu est en plastique, le doudou est synthétique, les pommes sont fausses (pas toujours), le lit est recouvert d’une housse de couette qui hurle en rouge sur fond blanc « EXIT » ! L’injonction est répétée en haut des murs de l’espace reconstitué sur scène, comme si le drap du lit bordait la chambre, comme si l’espace était le lit : un espace onirique, cauchemardesque dans lequel Angela se débat à coups de grimaces, perturbée qu’elle est par les entrées intempestives d’êtres mystérieux qui lui ressemblent tous par un détail de costume (la jupe courte, la chemise boutonnée de travers) et sont aussi des versions déformées d’elle -même : maman, Brad, un ange au crâne rasé ou une mystérieuse femme aux bottes de poil.

Les acteurs tiennent pendant toute la durée de la pièce la gageure d’un jeu artificiel dans son rythme et sa diction. Toutes les paroles pré enregistrées sont diffusées en direct et jouées en play-back, tandis que les actions souvent ralenties ont pour toile de fond des univers bariolés, des perspectives répétitives, des fondus surréalistes qui tiennent du jeu vidéo, des hologrammes, du kaléidoscope…Les fantasmagories algorythmées se conjuguent aux présences hiératiques des acteurs pour créer un univers qu’on devine mental, déformant le réel à coups de virtuel jusqu’à ce que l’un ne soit plus discernable de l’autre.

On est au bord de la science-fiction ou de l’imagerie médicale, dans le scanner fluo d’un esprit et de son contenu non hiérarchisé : les souvenirs se mêlent aux fantasmes, les désirs aux angoisses et créent un spectacle inédit qui pourrait être né de la palette multimédia d’un Dali initié à la relativité.

Les séquences se répètent dans cette étrange scène qui n’est « chaque jour ni tout à fait la même ni tout à fait une autre » En forme de boucle temporelle, de « loop » musical, les reprises narratives disent les méandres de l’existence, l’incohérence de la chronologie. C’est finalement la scénographie « molle » d’une cuisine qui fond et se déforme, peinant à se fixer dans une image nette, qui représente les incertitudes d’un esprit embué par la maladie (il est question dans la note d’intention d’un spectacle post confinement), les médicaments, les heures passées sur les réseaux sociaux, le désenchantement du réel, l’agoraphobie, les travers du monde moderne…Les causes du malaise sont potentiellement nombreuses et, comme l’ensemble du propos, indécidables. La plongée dans cet univers décomposé donne le vertige et interroge, pêle-mêle, les questions d’identités à l’ère des avatars et des réseaux, le degré de réalité des univers augmentés, les rapports affectifs qui nous lient aux objets virtuels, notre capacité à diffracter le réel, notre difficulté à l’affronter….

Sur fond de notes lancinantes, de pulsation répétée, d’échos et de synchronisation, l’équipe- au plateau et en régie- maîtrise magistralement la complexité de ce montage psychédélique.

On comprend bien l’intérêt que les deux artistes, la metteuse en scène et le scénographe du virtuel, ont pu trouver dans la musique répétitive de Philip Glass : leur nouvelle proposition pour Einstein on the Beach est programmée fin novembre à la Villette. Et on aimerait bien en être.

ANGELA (a strange loop)
Concept, texte et direction, Susanne Kennedy
Conception et mise en scène, Markus Selg
Interprètes, Diamanda La Berge Dramm, Ixchel Mendoza Hernández,
Kate Strong, Tarren Johnson, Dominic Santia
Voix, Diamanda La Berge Dramm, Cathal Sheerin, Kate Strong,
Rita Kahn Chen, Rubina Schuth, Tarren Johnson, Susanne Kennedy,
Ethan Braun, Dominic Santia, Ixchel Mendoza Hernández,
Marie Schleef, Ruth Rosenfeld

L’Odéon-Théâtre de l’Europe et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation.
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès