Emmanuelle Bayamack-Tam : « Je n’ai pas fini d’explorer ce que m’offre le théâtre » (Entretien)

Emmanuelle Bayamack-Tam est l’autrice de plusieurs romans (publiés chez P.O.L), plusieurs fois primée et reconnue pour son univers foisonnant et généreux, avec des personnages complexes, des situations familiales, amoureuses, relationnelles intenses. On y retrouve des questions récurrentes sur l’identité, la sexualité, la famille, l’amour, la transgression, la marginalité, l’adolescence. Inspirée et prolifique, elle est aussi la co-scénariste de L’été l’éternité, film sorti au printemps 2022 et a par ailleurs écrit sous le pseudonyme Rebecca Lighieri des romans également primés. À cette bibliographie déjà bien fournie s’ajoutent deux pièces de théâtre : À L’abordage et Autopsie Mondiale, toutes deux créées au théâtre de la Tempête (Cartoucherie Vincennes) par le metteur en scène Clément Poirée. Rencontre, à Orléans, le 8 février 2024.

Emmanuelle, pouvez-vous nous raconter comment vous vous êtes lancée dans l’écriture théâtrale, alors que votre univers est tellement romanesque ?

J’avais déjà tenté d’écrire pour le théâtre, deux pièces publiées chez P.O.L mais je comprends rétrospectivement que ça n’avait de théâtre que le nom, ce n’était pas pensé pour la scène. Le désir existait mais la forme n’y était pas. Clément Poirée avait lu Arcadie, il y voyait une symétrie inversée avec Le triomphe de l’amour de Marivaux et m’a proposé de réécrire, pour lui, le triomphe de l’amour, de manière très libre. Il envisageait deux communautés inversées : une communauté non-mixte et qui proscrit l’amour chez Marivaux alors que dans Arcadie ce qui structure la communauté c’est la circulation du désir, l’amour libre… Clément connaissait aussi mon intérêt pour le travestissement, à travers la lecture de mes romans. Cette jeune fille qui se déguise en garçon pour infiltrer par amour une communauté masculine pouvait être une de mes héroïnes. Ma réécriture est très contemporaine, un peu post Mee too : dans À l’abordage, le travestissement a un côté politique, Sasha tient un discours engagé sur la manière dont les garçons s’approprient l’espace à travers leurs corps, leurs vêtements. Dans cette pièce, s’habiller en garçon c’est revendiquer une égalité de traitement.

A l’abordage a été créé à La Tempête en 2021. Comment avez-vous travaillé en lien avec le plateau ?

J’ai participé aux auditions pour trouver les acteurs qui incarneraient mes personnages et j’ai considérablement modifié le texte ensuite. En particulier parce que la comédienne distribuée dans le rôle de la suivante, Elsa Guedj, est une comédienne extraordinaire. Elle est très secondaire chez Marivaux et j’ai beaucoup développé son rôle pour mieux servir son interprète dans À l’abordage, c’est le rôle de Carlie. La forme telle qu’elle a été publiée a encore été un peu modifiée ensuite, au plateau, par le metteur en scène.

Comment envisagez-vous la vie de votre texte au plateau ?

Je cède le texte à Clément en qui j’ai toute confiance. C’est une dépossession sans sentiment de perte ni de trahison. Le même texte pourrait être sabré par une mise en scène poussive. Dans le cadre de ma collaboration avec Clément Poirée, c’est très enthousiasmant.

Et si quelqu’un d’autre demandait les droits ?

Je dirais oui, il faut qu’une pièce tourne. J’aimerais bien voir ce que quelqu’un d’autre en fait, quelqu’un qui n’aurait pas vu la création et qui partirait du texte.

Est-ce aussi le metteur en scène qui vous a commandé Autopsie mondiale ?

C’est l’inverse, c’est moi qui ait sollicité Clément. On avait retravaillé ensemble sur Catch, spectacle pour lequel il avait sollicité cinq auteurs et autrices. Et je suis naturellement revenue vers lui avec mon nouveau projet de théâtre écrit autour de la figure de Michael Jackson, de la complexité de cette icône à la fois si admirée et si controversée aujourd’hui en raison de sa pédophilie avérée. La pièce que j’ai écrite parle de cette ambivalence que je vivais intimement en l’écrivant.

Dans Autopsie mondiale, tout est parti de Michael Jackson ?

Michael est présent dans plusieurs autres de mes textes, sa musique est très importante pour moi, je l’écoute quotidiennement. C’est un personnage très spectaculaire, avec lui on est immédiatement dans le show. C’est la rencontre avec le comédien Pierre Lefebvre-Adrien qui a cristallisé ce désir d’écrire un spectacle autour de Michael. C’est parce que Pierre connaissait parfaitement l’œuvre de Michael Jackson, qu’il pouvait danser et chanter que je me suis autorisée à écrire une « dramédie » musicale. Ce n’est pas une comédie musicale mais il y a beaucoup de références à des chansons. Dans mes romans, j’essaie aussi de faire entendre des chansons mais je table sur une culture commune avec les lecteurs pour qu’ils les perçoivent. Parfois je réécoute la chanson que j’évoque cent fois pour en parler avec précision. Au théâtre on peut faire entendre directement les chansons. Il y a un gros travail sur la partition musicale dans le spectacle de Clément, on y entend du Michael Jackson mais aussi Purcell et Britney Spears, entre autres.

Et comment est apparue Britney Spears ?

J’avais Michael en tête et très vite je me suis souvenue d’une vidéo qui date du 10 septembre 2001 à New York. Michael a donné un très grand gala pour fêter ces trente ans de carrière et la seule qu’il ait invitée à faire un duo c’est Britney qui a 17 ou 18 ans et est déjà très connue. Ils chantent ensemble The Way You Make Me Feel et Britney ne peut pas danser car ses talons sont trop hauts. J’ai prêté à Michael des pensées machiavéliques à ce sujet, j’ai imaginé qu’il avait voulu l’empêcher de danser car elle représente tout ce qu’il déteste. Je suis partie de la vidéo de ce duo pour commencer ma pièce, comme si ils répétaient ensemble à nouveau ailleurs, on ne sait pas vraiment où puisque Michael est censé être mort. Dans les deux cas, on a affaire à deux stars planétaires dont l’enfance a été ravagée par des parents abusifs, des enfants stars, exploités par leurs pères.

C’est une thématique qu’on retrouve au début de votre roman Il est des hommes qui se perdront toujours

Je n’avais pas d’abord fait attention que je développe à nouveau le thème de l’enfance maltraitée. Ce n’était pas mon projet initial. Le théâtre est plutôt pour moi un espace nouveau, dont la grande spécificité est de m’emmener vers une aventure collective. Autopsie mondiale n’est pas mon œuvre exclusive, tout ce qui fait le spectacle est aussi important que mon texte.

Allez-vous au théâtre ?

Je suis très mauvaise spectatrice, je garde cependant de très forts souvenirs de certains spectacles. Souvent ce n’est pas le texte qui a marqué mon esprit. J’ai par exemple beaucoup aimé le théâtre de Gurshad Shaheman, l’auteur/interprète de Pourama Pourama et j’aurais aimé voir son dernier spectacle Les Forteresses qui se joue à guichet fermé. Et très dernièrement j’ai vu Le silence au théâtre du Vieux Colombier dans lequel le public y est pris à rebours car c’est un théâtre sans texte, et nous met dans une position de spectateur très particulière. J’avais aussi beaucoup aimé un Sacre des mêmes Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix.

Dans Autopsie mondiale, pour réhabiliter la mémoire de Michael et lui garantir un long succès posthume, le personnage du fan propose une méthode qui a fait ses preuves : crucifixion et résurrection ! les scènes sont jouées de manière très spectaculaire, Michael ressuscitant très évidemment sur fond de Thriller. C’est assez iconoclaste. Comment avez-vous imaginé cette scène ? A-t-elle suscité des réactions dans le public ?

On me renvoie souvent le fait que j‘écris des choses subversives, ce que je ne trouve pas. Je me souviens que lors d’une représentation de À l’abordage, on a eu des réactions assez vives de jeunes lycéens qui se sont offusqués d’une croix inversée sur un missel. C’était un moment très fugitif du spectacle et cette réaction nous a beaucoup surpris. On n’est pas à l’abri sur Autopsie mais pour l’instant on n’a eu aucune réaction négative. Le public participe à ce moment et ça marche très bien.

Que permet le théâtre que ne permet pas le roman ? et inversement ?

Au théâtre, ce n’est pas la même écriture. C’est plus direct, les phrases sont moins alambiquées. Je n‘écris pas de monologues de théâtre alors que mes romans sont une succession de monologues. Arcadie a été mis en scène par Sylvain Maurice avec Constance Larrieu dans le rôle de Farah. Sylvain a fait le choix de ne faire parler que Farah mais on entend un peu d’autres voix. Dans Autopsie mondiale, il y avait un monologue que Clément a supprimé. Je pourrais écrire du théâtre de monologue, je n’ai pas fini d’explorer ce que m’offre le théâtre et ça se fera sans doute au gré des rencontres car j’écris à partir d’un corps, d’un visage…

La question du corps est au cœur de votre œuvre romanesque. On y trouve des corps extraordinaires : très beaux, très gros, mutilés, hermaphrodites… vos personnages de théâtre auront le corps des comédiens qui vont les interpréter. Comment composez-vous avec ces corps réels ?

Au théâtre, on n’est pas tellement limité par le corps du comédien. Le maquillage, les postiches, les perruques permettent de dépasser la limitation des corps. Toutes les transformations sont possibles. On peut embellir, enlaidir avec le maquillage. Dans le spectacle de Clément Poirée les maquillages, travestissements et autres procédés de transformation sont pleinement exploités.

Décidément, les thèmes de prédilection de vos romans trouvent leur écho dans l’univers du spectacle.

Depuis ma rencontre avec Clément Poirée, je fréquente beaucoup le monde du théâtre, je suis les spectacles en tournée, je m‘intéresse aux comédiens et comédiennes. Forcément, cet univers devait investir mon écriture romanesque. À la rentrée, P.O.L publiera sous mon pseudonyme un roman qui s’appellera Le Club des enfants perdus et la plupart des personnages y sont comédiens. Ils montent Phèdre dans une mise en scène inventée par moi. Je me suis amusée à une petite mise en abyme qui me plait beaucoup.

Avez-vous un désir de mise en scène ?

Pas pour le moment, la collaboration avec Clément Poirée est très stimulante. J’aimerais lui proposer une réécriture de La Tempête à la Tempête, mais je ne suis pas sure qu’ il en ait envie.