Simon L’enchanteur : sur la scène de l’Odeon, McBurney fait bruisser le roman d’Olga Tokarczuk (Sur les ossements des morts)

Sur les ossements des morts, mis en scène par Simon McBurney ©Marc Brenner / Théâtre de l'Odéon

La saison 22-23 de l’Odéon, jalonnée entre autres par les très belles représentations de Kingdom et Némésis, s’achève par l’apothéose de ce qui a été un de ses axes forts : la mise en théâtre d’un récit puissant. Entre les mains de Simon McBurney, le roman de l’autrice polonaise nobélisée, Olga Tokarczuk, déploie sur scène ses chimères multiples dans un spectacle à la fois dense et aérien, qui associe avec une ensorcelante fluidité la performance technique et l’humilité d’un théâtre fait de corps, de chaises, de bricoles…

Avant tout, on nous raconte une histoire. Très simplement et très frontalement, une femme sans artifice, en jogging usé, s’empare d’un micro placé en avant-scène et se fait conteuse, dans le simple appareil d’une douche lumineuse qui la détache de l’obscurité profonde environnante. Suscitées par son récit, des créatures surgissent du noir, tantôt villageois des environs, tantôt bêtes sauvages … D’une apparition à l’autre, des tableaux, tels des hallucinations, sont fabriqués sous nos yeux et aussitôt défaits, comme appelés du néant par la parole poétique, créatrice de tout l’univers.

Simon McBurney reprend le procédé du roman écrit à la première personne pour donner voix et corps au personnage attachant de Janina, habitante solitaire d’un hameau des Sudètes, qui s’insurge contre la domination « testostéronienne » exercée par les hommes sur la nature, sur les animaux, sur tous les faibles qui peuplent avec une grâce dégingandée son propre monde. Pythie d’un nouvel ordre, révoltée et illuminée, elle n’a que ses mots pour invoquer les mystères de la nature et alerter de la folie meurtrière en cours sur ce territoire où règnent chasseurs et autres exploitants forestiers. Astrologue passionnée et amie des animaux, Janina se fait obstinément déchiffreuse de l’invisible et s’inscrit dans une lignée de sorcières intuitives. Porte-parole de l’indicible dans un monde brutal, sourd et sarcastique, elle tente inlassablement de convaincre les autorités goguenardes que les meurtres répétés d’hommes puissants dans son entourage sont l’œuvre d’animaux vengeurs excédés par le sort réservé à leurs semblables, leurs frères.

Au centre du dispositif, Amanda Hadingue assume avec précision et humilité une extraordinaire partition qui la fait tantôt conteuse, tantôt interprète, tantôt chanteuse dans une scène de fête simple et joyeuse… Cheveux gris détachés et chemise « bûcheronne », cette lanceuse d’alerte sylvestre fait penser irrésistiblement à Patti Smith prophétisant que « our beds are burning… », dans la reprise rageuse et convaincue d’un tube humaniste de Midnight Oil. On se souvient aussi des propos visionnaires de l’écologiste Astrov,  dans Oncle Vania, qui ont résonné sur cette même scène de l’Odéon quelques mois avant ceux de Janina. La forêt brûle, et ce sont les planches des théâtres qui se font l’écho de ses craquements.

Sur les ossements des morts, mis en scène par Simon McBurney ©Marc Brenner / Théâtre de l’Odéon

Pour nous donner accès à la beauté de ce monde des sous-bois, habitat naturel de créatures farouches et insaisissables que sont oiseaux, renards, biches…, l’espace scénique est associé à un dispositif audio-visuel subtilement sophistiqué, où se multiplient les sources iconographiques, les supports de projection, les constructions lumineuses et les stimulations acoustiques. Les sons spatialisés, les flashs lumineux, les insertions photographiques et graphiques nous transportent avec légèreté dans des espaces nocturnes, étoilés, oniriques, arachnéens. Et tout repose en même temps sur la présence au plateau du groupe d’acteurs œuvrant au plus proche des moyens du théâtre. Une simple rangée de chaises dépareillées constitue l’horizon d’attente initial. Manipulées, elles composeront en un geste un espace ou un autre. Plus tard, un blouson, une capuche, une posture font surgir des policiers, un groupe funéraire, un troupeau de biches. Comme pour montrer aussi qu’il n’y a qu’une mince frontière entre l’humain et l’animal, les espèces et les espaces échangent leurs signes en un clin d’œil du spectateur ébloui. Lorsque le récit nous emmène dans une friperie, la simple tenue par les choreutes d’un vêtement sur cintre fait surgir la boutique aussi éphémère qu’un pop-up gracieux. Il s’agit peut -être pour le metteur en scène de nous rappeler que rien ne se fait ici sans l’humain, qui demeure encore le maître d’œuvre des technologies qu’il a inventées pour l‘émerveillement de tous et non pour le désastre de quels uns, fussent-ils animaux ou arbres.

Entre humour, activisme et poésie, le texte de l’autrice polonaise a des allures de conte animiste, de thriller burlesque, de fresque microscopique. Au théâtre, McBurney en restitue la dimension hybride en multipliant les procédés audio-visuels qui augmentent le plateau d’illuminations visionnaires. Déployant magnifiquement la polyphonie du récit, le spectacle de Simon McBurney a la grâce de n’être ni démonstratif ni redondant. Il ne donne pas une leçon mais un accès à l’imaginaire de l’autrice, du personnage, et d’une nature démultipliée. Une bien belle fin de saison !

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