Ça chie au CHU : Les chiens de Navarre au chevet de nos institutions dans une farce sans surprise

La vie est une fête © Chiens de Navarre & Ph. Lebruman

Depuis qu’il a fait sensation en 2008 avec « Une raclette », le collectif des Chiens de Navarre ne lâche pas le morceau, volontiers sanglant et dégoûtant, qu’il mâche et régurgite à chacun de ses spectacles, pour en éclabousser nos représentations de la famille, de l’amour, de la nation…. En juin 2023, aux Bouffes du Nord, la proposition s’appelle « La vie est une fête » et chacun saisit la dimension à la fois programmatique et parodique d’une telle affirmation.

Première surprise de la soirée (mais l’information a fuité, le public sait déjà !), la représentation s’ouvre avant l’heure par une sorte de prologue qui happe immédiatement l’assistance. Les trublions du collectif s’écharpent dans l’arène du théâtre comme nos députés dans l’hémicycle national. Le théâtre redevient tribune, politique et participatif, et fait résonner discours nationalistes, références patrimoniales, et blagues sexistes en prise directe avec l’actualité la plus brûlante. Chacun y campe la caricature d’une tendance et démontre la vacuité d’une foire démocratique qui n’a plus que l’apparence du débat. On pense avec nostalgie à la puissance de la reconstitution proposée par Joël Pommerat dans ça ira : le même procédé théâtral immergeait le spectateur dans une réflexion dense, aux enjeux graves, à l’origine frémissante d’un travail démocratique inédit, douloureux mais prometteur. L’Hémicycle est devenu en 2023 un cirque lamentable dont on peut rire puisqu’on n’en attend plus rien. Rions donc, puisque que c’est tout ce qu’il nous reste.

La vie est une fête© Chiens de Navarre & Ph. Lebruman

Ainsi chauffé, le public accueille sans transition la pièce elle-même dont l’essentiel se déroule dans les espaces d’un hôpital, souvent psychiatrique, où se succèdent médecins, et patients, névroses intimes et folies exhibitionnistes. Dans ce cabaret en blouses blanches, on se déshabille et on examine les failles et les défaillances d’un système qui ne peut venir en aide aux humains qui le sollicitent. Les tableaux se succèdent, donnant la part belle aux corps et à leurs humeurs. Un « fou » demi nu vient d’emblée salir la scène de ses excréments et envahir le public de sa présence vociférante ; il ressurgira sous diverses formes tout au long du spectacle jusqu’à l’apothéose finale, mi-gore mi-glamour… Mais la folie n’est pas l’apanage du seul groupe des malades, identifiés et enfermés, elle envahit aussi les open space des communicants new age, la démagogie des élus ou le cynisme des expertes du corps féminin. Ce sont finalement toutes nos institutions – médecine, police, politique – qui s’affolent, ne savent plus où donner de la tête pour paraître dans le coup et perdent tout sens de la mesure et de la pensée. Car cette folie n’est pas douce, même quand elle est insidieuse : elle déborde des cadres et autorise tous les jaillissements grossiers et nauséabonds. La scatologie fait partie du registre des Chiens de Navarre, on ne l’évite pas. On n’échappera pas non plus aux grossièretés sexuelles, aux bains de sang, aux coups de feu, à la fumée… Et ça tombe bien : on est venu pour ça !

La vie est une fête© Chiens de Navarre & Ph. Lebruman

Le théâtre des Chiens de Navarre peut-il encore surprendre ses aficionados et trouver la voie de la provocation ? En son fief des Bouffes du Nord, tout est permis devant un public conquis et quasi complaisant. Tout se passe comme devant le ministre démago arrosé de pisse et de sperme, acquis à toutes les outrances qui ne cesse de répéter bêtement « ce n’est pas grave ». Dans la salle non plus, ce n’est pas grave, puisqu’on est là pour s’en prendre plein la vue, aux frais de cette société qui nous irrite avec ses tics de langage, ses dysfonctionnements administratifs, ses soumissions médiatiques… les Chiens de Navarre dans leur mise à mal systématique de tous les rouages de notre société font, très bien, ce que leur public attend d’eux : ils y vont généreusement et carrément dans le bruit, la force et la démesure… mais à quel moment ce scandale trouble-t-il encore quelqu’un ? à quel moment les fous font-ils vaciller le roi (dont on ne sait plus très bien s’il est une personne ou un système tout entier) ? quels fous pourront perturber une partie dépourvue d’opposition ?

La question est ouvertement posée sur le plateau même : au public, unanimement gauchiste qui vient s’encanailler à deux cents mètres de la gare du Nord ; au théâtre, subventionné par l’argent public et institutionnalisé comme tribune alternative ; à chacun de nous, consentant et complice de la foire à tout où s’étonner serait même une marque de naïveté. Comme dans leurs précédents spectacles, les Chiens ménagent un tableau plus tendre, une respiration sensible dans la démesure. C’est ici une histoire d’amour qui commence entre distributeur à café et ordonnances d’antidépresseurs. L’esquisse est un peu rapide, on aimerait peut-être prendre un peu plus le temps pour que se développe, sans qu’on sache où elle irait, une modulation sur l’hystérie et la gaudriole.

La vie est une fête© Chiens de Navarre & Ph. Lebruman

En quittant l’ovation finale, on se demande par où peut encore passer la contestation. Existe-t-il le théâtre qui pourra susciter la révolte ? Quelle forme, sans doute moins burlesque, pourra-t-il donner à l’engagement ? Ce spectacle interroge finalement plus sur l’avenir de la contestation que sur celui de nos institutions. En quinze ans, de la Raclette à la Fête, les bouffonneries des Chiens, sans rien perdre de leur inventivité et de leur entrain, sont devenues digestes tant est rapide notre capacité d’assimilation, d’intégration et d’acquiescement. Peut-être la tournée à venir permettra-t-elle aux Chiens de Navarre de redonner à leur farce le sel qui lui manque pour irriter nos organismes trop bien nourris.

Les Chiens de Navarre, « La vie est une fête », Mise en scène Jean-Christophe Meurisse, Avec Delphine Baril, Lula Hugot, Charlotte Laemmel, Anthony Paliotti, Gaëtan Peau, Ivandros Serodios, Fred Tousch et Bernie
Du 22 au 23 septembre 2023 PBA , Charleroi

Du 04 au 06 octobre 2023, Théâtre de Cornouaille, Quimper
Du 16 au 17 novembre 2023, La Comète, Châlons-en-Champagne 
Du 24 au 25 novembre 2023,  ACB, Bar-le-Duc
Du 01 au 02 décembre 2023, Les Bords de Scènes, Juvisy
Du 06 au 07 décembre 2023, Les Quinconces, Le Mans
Le 13 janvier 2024, Le Carré, Sainte Maxime 
Du 17 au 20 janvier 2024, La friche la Belle de Mai, Marseille
Du 25 au 26 janvier 2024, Espace des Arts, Chalon-sur-Saône
Le 31 janvier 2024, Châteauvallon Liberté, Toulon
Du 01 au 03 février 2024, Châteauvallon Liberté, Toulon
Du 09 au 11 février 2024, Le Channel, Calais
Du 17 au 18 mai 2024, Le Quartz, Brest
Du 29 au 30 mai 2024, Le Moulin du Roc, Niort