Anne-Cécile Vandalem raconte des histoires. Avec des personnages, des secrets, des rebondissements, des lieux angoissants. Elle a déjà déployé son univers mi-réaliste mi-fantastique dans Tristesse et Arctique, des fables où affleurent la monstruosité, au croisement du roman policier et du film catastrophe. Le vrai monstre y est souvent l’humain, avec sa folie destructrice et son désir de maîtrise. On y questionne l’urgence climatique et on y fait surgir les pulsions latentes, on y enterre les secrets et on y regarde l’infini.
Pour ce dernier volet de sa trilogie, la metteuse en scène s’inspire de Braguino, film documentaire réalisé par le très doué Clément Cogitore — qui doit sa juste célébrité à sa vidéo de « la danse des sauvages » de Rameau interprétée par les crumpers nord-américains mais dont l’œuvre dépasse largement cette formidable capsule. Dans Braguino, on découvre la vie hors du monde de deux familles sur la Taïga, lande sibérienne immense et brumeuse. Des chiens, des enfants et quelques adultes y vivent dans ce qui pourrait être une utopie essentialiste mais qui tend plutôt à l’enfer car les deux familles, seules présences humaines à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde, se haïssent et se livrent à une guerre de tranchées, matrice microscopique de tous nos conflits.
Très proche de l’univers visuel du film, Kingdom reconstitue un fragment de cette taïga, et se déroule dans un très beau décor qu’on pourrait d’abord croire issu d’un livre pour enfants : cabanes en bois, forêt profonde, rivière paisible, chiens sympathiques et jeunes enfants blonds emmitouflés dans des pulls bariolés. On s’attend presque à voir surgir le père Noel et, oui, les deux hommes adultes qui encadrent la marmaille portent de longues barbes grisonnantes tandis que la mère de famille évoque une sorte de babouchka. Pittoresque et chaleureux, le groupe accueille en son sein deux vidéastes dans un rapport hybride à la fois intra-diégétique (ils sont des personnages de l’histoire et on s’adresse à eux pour raconter cette vie marginale, comme dans la visée documentaire de Cogitore) et extra-diégétique (les deux cameramen filment en direct les scènes qui nous sont projetées sur écran : ils nous donnent ainsi accès à l’intérieur des cabanes ou proposent des cadrages resserrés sur les visages). L’imaginaire et le réel brouillent ainsi leurs frontières, on ne sait plus si on a affaire à des comédiens ou à des techniciens et cette incertitude participe au propos très fort de ce spectacle qui propose, me semble-t-il, une expérience de la confusion : la pièce raconte les conséquences de la folie dévastatrice et mégalomaniaque d’un homme qui a voulu imposer aux siens son utopie régressive et sauvage, et faire de son rêve une réalité.
Le récit se déploie de manière très romanesque, avec une fluidité plaisante pour le spectateur qui en découvre au fur et à mesure les strates de plus en plus sombres, comme le plateau qui vire à l’obscurité cauchemardesque, les scènes se trouvant éclairées par quelques lanternes ou loupiotes manipulées par les personnages. La profondeur d’abord insoupçonnée du champ se fait percevoir par un travail de plus en plus vibratoire sur le son : les percussions déploient en direct un système d’échos, de résonances et de pulsations sourdes qui donnent accès à un imaginaire de la profondeur et du mystère. Assez vite, le conte de fées tourne mal : des disparitions inexpliquées inquiètent, les interdits se multiplient, les révoltes grondent, une menace plane. Sous le vernis écologique du retour aux sources transparaissent d’autres démons : la discipline rigoureuse évoque le camp d’entrainement, l’armada de blondinets frôle l’eugénisme ; les règles qui régissent la petite communauté interrogent. Quand un enfant qui a pris du bois à sa sœur doit en retour et sans discussion, lui donner ce qu’elle exige, même si c’est ce qui lui tient le plus à cœur, parle-t-on d’éducation morale ? d’économie du don et du contre don ? de loi du talion érigée en principe fondamental ?

Les zones d’ombre envahissent tout l’espace : qu’elles soient en hors champ, au-delà d’une barrière plus infranchissable que la frontière avec la Corée du Nord, ou au cœur du foyer, dans un tiroir bien gardé devenu sanctuaire de quelques objets sacralisés. C’est là que sont conservées les reliques du récit fondateur, complaisamment énoncé par le patriarche qui profite de la caméra pour diffuser son récit des origines au monde entier. Et c’est là que le documentaire cède le pas à la fable : le patriarche initiateur de cette micro-société en détient aussi le récit fondateur, il l’a consigné dans un grimoire, mi bible mi torah, qu’il exhibe mais qu’on ne peut toucher. Il en garde aussi le témoignage visuel dans un appareil photo argentique, sur une pellicule non-développée, porteuse virtuelle mais invérifiable de la vérité par l’image. Tout cela soigneusement rangé dans un linge brodé comme une précieuse relique dont pliage et dépliage relèvent du rituel. Les cérémonies, les interdits, les murs infranchissables, les dialogue impossibles disent toutes les radicalités. La folie obsessionnelle de ce petit démiurge revêt tous les travers de l’intolérance, de la paranoïa et de l’arrogance. Dans sa grande mégalomanie, il a embarqué avec lui toute sa famille dont le plateau devient le piège, la nasse indépassable, machination à créer des êtres écorchés et frustres, dont les comédiens parviennent à nous faire sentir le potentiel explosif.
Quand finalement la violence, le feu, les armes et les hélicoptères anéantissent cet autre enfer, c’est par le discours halluciné du dernier fils, celui a cru en la légende paternelle et ne comprend rien à cette apocalypse, que nous parvient le bruit du monde qui s’écroule. Le comédien, dans un parler rugueux et une posture crispée, forme contraste avec le père abasourdi qui voit s’écrouler son utopie identitaire et autarcique. Le constat est finalement sombre, et on ne sait ce qu’il adviendra de ces enfants simultanément sauvages et trop bien dressés. Si les caméras doivent comme Horatio à la fin d’Hamlet témoigner face au monde de ce qu’il faut retenir, elles nous diront qu’il y avait quelque chose de pourri dans ce royaume fait de repli et d’intransigeance. Le spectacle s’arrête sur cette vision inversée et dévastée. On a presque peur que la lumière éteinte ne se rallume pas de sitôt…
Du 31 janvier au 18 février au théâtre de l’Odéon.
2 et 3 mars – Teatros del Canal, Madrid (Espagne)
31 mars et 1er avril – Teatre Lliure, Barcelone (Espagne)