Terrain vague (5) – Constellation de mi-hiver

© Christian Rosset.

Il y a plaisir à composer une constellation d’ouvrages, sans se soucier du genre auquel chacun pourra être rattaché. Car c’est ainsi que nous vivons, passant d’une activité à l’autre : privilégiant un instant le regard, avant de se mettre à l’écoute de ce qui ne fait pas de bruit. Passant de film à poésie, de peinture à récit, de bande dessinée à musique, ce que le chroniqueur désire rapporter, c’est un viatique.

L’intuition joue un rôle certain dans cette affaire – la réflexion ne venant qu’après. Les mots ne viennent pas en premier. En radio, du moins celle à laquelle je reste attachée, on peut démarrer par du son : une voiture glisse sur la chaussée, la nuit, alors qu’il pleut fortement ; un chien aboie au loin ; quelques notes de piano se font entendre ; l’harmonie est atonale, et le silence tente quelques percées dans lesquelles se font entendre les premiers mots… Ça fait plusieurs semaines que j’insère un lien YouTube entre les premiers paragraphes de cette chronique : Charlie Mingus pour la (2), Kevin Ayers pour la (3) et Luigi Nono pour la (4) ; alors continuons. Le festival de Radio France Présences rend hommage cette année à Steve Reich qui n’a pas traversé l’Atlantique, transformant ironiquement présence en absence (même si les absences les plus criantes se trouvent dans la programmation). Il y a tout juste un an, je donnais quelques pistes d’écoute d’œuvres de ce compositeur. Alors ne nous répétons pas. Comme Electric Counterpoint de Reich a été interprété par le guitariste de Radiohead, Jonny Greenwood, choisissons plutôt un titre du second album de The Smile – le groupe que ce dernier a formé avec Thom Yorke et Tom Skinner. Et frottons-nous à ces déviations micro-tonales qui, troublant l’harmonie plutôt conventionnelle du morceau, agissent agréablement sur nos sens.

8 février 2024. En attendant de trouver une bonne moitié d’après-midi de libre pour aller découvrir La Bête de Bertrand Bonello (film de 146 minutes) dont on est en droit d’attendre beaucoup, je tente de me remémorer Walk Up (2022) de Hong Sangsoo que j’ai eu la chance de voir il y a un mois (sortie en salles le 21 février prochain). Comme c’est la sixième fois de suite – depuis la sortie de Hotel by the River (mais cela aurait pu commencer bien avant) – que, sortant d’une projection d’un nouvel opus du cinéaste coréen, je manifeste une adhésion sans réserve, on pourrait me reprocher de sombrer dans une forme de routine (comment ça, jamais de déception ?) Or, il n’y a rien de mécanique dans l’expression du plaisir de retrouver en grande forme un très productif génie de la variation (il n’y en a pas tant que ça). Hong Sangsoo, fidèle à lui-même, va toujours plus avant dans une forme de dépouillement fertile. Nul mieux que lui sait accorder profondeur et surface, doser mélancolie et légèreté, agitant à chaque fois le shaker sans le moindre volontarisme, comme en quête d’infimes différences qu’il serait vain d’accentuer. Puisant dans les réserves du jour, il va au bout de sa solitude, tout en entretenant le dialogue avec sa (petite) équipe. Chez lui, une actrice de premier plan peut être directrice de la production ; et un acteur peut reprendre à la guitare quelques accords par lui « composés » en état d’ébriété.

Walk Up © Hong Sangsoo / Capricci.

Afin de donner une idée de ce que raconte de Walk Up, reprenons le synopsis fourni par le distributeur qui condense assez bien ce qui donne corps au film : « Byungsoo, un réalisateur célèbre, accompagne sa fille chez une amie de longue date, propriétaire d’un immeuble à Gangnam. La visite des lieux entraîne pour Byungsoo un voyage hors du temps où se dessinent, à chaque étage, ses amours passés et à venir. Fin portraitiste, Hong Sangsoo transforme le quotidien d’un immeuble en puzzle des relations humaines. Un terrain de jeu qui explore les désirs, les regrets, les rêves, et bien sûr, le cinéma. » On y reviendra sans doute, avec plus d’acuité, au moment de la sortie du DVD du film, donc après d’autres visions carnet de notes en main, en attendant de découvrir In Water (vingt-neuvième film de Hong Sangsoo – le trentième, De nos jours, étant sorti le 19 juillet dernier).

1. L’Appel des odeurs est le neuvième livre de Ryoko Sekiguchi publié chez P.O.L, depuis Calques en 2001. Il est un des plus copieux en nombre de signes ; et assez proche, du moins en apparence, de la forme roman – c’est ainsi qu’il est présenté, non sur la couverture, mais sur le site de l’éditeur : « Avec ce nouveau livre, Ryoko Sekiguchi fait de l’odeur une héroïne de roman. Si l’odorat, constate-t-elle, n’a que peu de place en Occident dans les productions de l’esprit, et rares sont les œuvres, littéraires ou philosophiques, qui y sont consacrées, l’odeur est pourtant l’extension de la présence, elle précède et poursuit une apparition. Elle nous offre surtout une lecture plus riche et romanesque du monde » –, mais au fond dégagé de tout assujettissement à un genre littéraire. Composé un peu dans l’esprit des contes des Mille et Une Nuits, donc tissé de brefs récits – j’en compte vingt-six, précédés d’un bref prologue non titré –, chacun situé dans un lieu plus ou moins précis (Au jardin des Tuileries, Dans un appartement à Rome, etc. // Dans une bibliothèque, Dans la cuisine, Dans un lit, Au Japon, Dans un lieu incertain, etc.) et associé à un temps, parfois lointain (« Dans un opéra à Ferrare au XVIIIe siècle ; au Palais-Royal à Paris sur trois siècles consécutifs ; en Corse dans l’entre-deux guerres ; dans une imprimerie de Téhéran au XIXesiècle » ; etc.), parfois proche (comme ceux où le personnage de femme – « Elle » – que l’on ne cesse de retrouver plus ou moins métamorphosée d’une variation à l’autre, peut être identifié à l’autrice), avec, intercalés, des fragments d’un Carnet d’odeurs, prenant forme de notes entremêlées de citations, L’Appel des odeurs est un livre qui nous fait voyager.

« Ce n’est pas qu’elle avait un nez particulièrement développé, non. Elle ne repérait pas forcément avant les autres une odeur venue de loin. Contrairement aux sommeliers et aux parfumeurs, professions qui exigent une grammaire et un lexique olfactifs communs, son mémorandum à elle était en parfait désordre. Ses mots pour décrire les odeurs n’existaient que pour elle. Tout ce qui lui passait par les narines était transcrit par des phrases que d’autres auraient eu du mal à comprendre. Un peu comme les idées surgies au beau milieu de la nuit dans un demi-sommeil, ou les récits de rêves. Ses notes étaient intimes et solitaires, et il ne pouvait en être autrement. » Et c’est bien pour ça que le lecteur que je suis ne referme pas le livre, comme il l’aurait rapidement fait d’un traité savant des odeurs ou, pire encore, d’une apologie des « nez fins ». J’ignore d’ailleurs le degré de finesse de mon odorat, je sais simplement qu’il m’aide à me protéger de certaines nourritures qui pourraient me rendre malade ; et que, comme tout un chacun, j’apprécie certaines odeurs discrètes et apaisantes qui ont don d’aiguiser l’appétit, ou de conduire à s’abandonner entre deux bras.

Mais pour « Elle », les choses commencent très tôt : au moment où elle devient « de ceux qui peuvent distinguer les différents parfums de l’encre, du papier, et même de la colle utilisée par la reliure des livres. Enfant, avant même d’avoir appris à lire, elle retrouvait dans sa bibliothèque le livre précis que ses parents lui demandaient. […] [Et] il y a fort à parier que c’est à l’odeur du livre qu’elle se repérait. » Il y a l’odeur des livres ; et aussi celles des œuvres d’art – même minimalistes. Dans la partie Carnet, Ryoko Sekiguchi écrit : « Un parfum boisé fantomatique est pour moi indissociable d’une pièce de Donald Judd. Aussitôt entrée dans la salle, j’ai senti l’odeur du bois. […] Cette odeur imprégnait l’espace, et j’ai cru un instant qu’il s’agissait du parfum d’un gardien. J’étais seule dans la salle. Peut-être le parfum de long sillage d’une personne qui venait de passer ? Toujours est-il que, chaque fois que je pense à cette pièce, je ne puis m’empêcher de sentir de nouveau cette odeur boisée. » Sans oublier : « L’odeur de la faim. / L’odeur de la déchirure. / […] / La guerre est faite de l’odeur de la perte inutile, de ceux dont on a oublié de s’occuper, les hommes comme les champs, l’odeur du quotidien brisé, l’odeur de l’humain qui a oublié d’être humain. » Et toutes les présences, parfois innommables : « Lorsqu’une personne se tient derrière nous et qu’il nous est impossible de la regarder, quel est le meilleur moyen de ressentir sa présence ? Sa voix ? Son odeur ? Le bruit de ses pas ? Sa chaleur corporelle ? […] / Peut-on se fier à une présence fantomatique, comme lorsqu’on dit “sentir” qu’il y a quelqu’un dans une autre pièce ? Mais alors, comment distinguer une personne d’un fantôme ? »

Le musicien que je suis ne peut éviter de noter au passage : « Elle “écoutait” souvent ses odeurs, pour qu’elles inventent une musique » ; avant de repérer ce fragment du Carnet : « L’odeur seule est capable de réunir ensemble animés et inanimés. » Marqué par d’innombrables changements d’humeur (Musicall Humors, pour reprendre le titre d’un recueil du grand compositeur anglais du début du XVIIe siècle, Tobias Hume), le Conte (rassemblons ainsi ce montage de récits et de notes) est hanté par la mort : « Elle pensa “un jour, je ne sais pas quand, un jour, je vais mourir. Quel parfum porterai-je ce jour-là ? Je finirai bien par ne plus pouvoir déjouer le temps. De quelle façon ce moment arrivera-t-il ? Comme à la roulette russe, vais-je choisir un flacon qui me poussera soudain vers l’autre rive ? Un parfum, non pas empoisonné, mais qui m’annoncerait que l’heure est venue ?” » Et puis, il y a l’anosmie. La perte de l’odorat. « Elle avait déjà pensé qu’en cas d’anosmie, elle ne pourrait plus sentir les autres, mais elle n’avait pas imaginé qu’il lui serait impossible de sentir sa propre peau. Elle n’était plus sûre de sa présence. Existait-elle encore vraiment ? » Perdue dans sa solitude, envahie de tristesse : « Une odeur s’était transposée au niveau de son entrejambe, même si elle ne pouvait pas la sentir. Elle vit un dahlia jaune, aux pétales refermés vers l’intérieur. […] Comme, dans le silence, on entend une voix résonner dans son oreille, s’il ne restait qu’une odeur que l’on pût respirer de l’intérieur, ce serait peut-être celle-ci. Une odeur secrète. Ainsi, et seulement de cette façon, dans sa solitude pareille à un lac silencieux, son corps intérieur pourrait en être rempli. » Puis, côté Carnet : « Quelle serait l’odeur de ce que l’on ne sentira jamais de son vivant ? // La perspective de sentir une odeur inconnue nous consolerait-elle ? Faciliterait-elle notre passage vers l’au-delà ? » Et enfin : « Curieusement, la perte de l’odorat ne l’avait pas seulement éloignée des matières qu’elle travaillait, elle lui avait aussi paradoxalement ôté le sens de l’abstraction. Tout devenait cru, et les matières brutes, désormais lointaines, ne trouvaient plus de passage pour se métamorphoser. »

Tout au long de ce Conte, on rencontre certaines connaissances dont les noms sont égrenés à la page des remerciements : Christian Boltanski, On Kawara, Jakuta Alikavazovic… ; ainsi que des personnages de légende : la petite vendeuse d’allumettes, Orphée. Nous sommes donc en bonne compagnie. Comme le temps presse, et même si la matière déborde, limitons-nous à trois derniers prélèvements. 1. Dans le Carnet : « L’odeur de la blancheur. L’odeur de ce qui n’est pas écrit ? // L’odeur, qu’on le veuille ou non, est l’un des grands moteurs de la fiction. / Existe-t-il une fiction sans odeur ? » 2. Dans le vingt-cinquième récit, Devant les flacons : « Le parfum s’était infiltré dans le papier. […] Elle ouvrit le petit tiroir, et inspira d’abord l’odeur du papier. Elle aurait tant aimé elle aussi pouvoir se transformer en papier pour faire surgir un parfum de cette façon si mystérieuse, discrète et profonde. Elle aurait aussi voulu être l’encre posée sur ce papier, et incarner ce double message, de mots et de parfums. Elle voulait aussi être celle qui avait écrit le message avec ce parfum. » 3. Dans le Carnet de nouveau : « L’odeur demeure un mystère. Comme la vie. // Ou comme la mort. » Refermant L’Appel des odeurs, je songe au personnage joué par Mili Avital dans Dead Man de Jim Jarmusch qui vend des fleurs de papier parfumées dans un horrible saloon où règne l’ivrognerie. Et le rangeant, je me rends compte que l’odeur de ce livre est plutôt discrète – ce qui n’est pas le cas de tous, même s’il est rare que l’odeur d’un livre me repousse jusqu’à m’empêcher de le lire…

2. Antonio Gramsci de Jean Daive, publié par Henri Lefebvre aux Cahiers de la Seine, est un poème en trois parties (de 9, 13 et 27 pages), suivi de 6 pages de notes qui en éclairent le projet. Doté d’une couverture jaune – d’un jaune un peu plus « citron » que celle de Devant l’Amstel publié par Éric Pesty en septembre dernier –, il bénéficie d’un tirage limité à 120 exemplaires, numérotés et signés, sans pour autant se présenter sous la forme d’un livre pour bibliophiles hors de prix (bien au contraire, cette édition étant aussi accessible que bien réalisée, il convient de ne pas attendre qu’elle soit épuisée pour l’acquérir).

De ce poème, assez sidérant même pour qui de longue date est habitué à l’écriture de Jean Daive, il ne sera pas facile de produire un commentaire – mais, la poésie étant ce qui n’est pas paraphrasable (comme l’a écrit Jacques Roubaud), ce n’est pas bien grave, surtout pour qui n’ignore pas être du côté des ignorants –, même après l’avoir lu, notes comprises, d’une seule traite, puis relu, avec plus d’attention (sans pour autant prendre de note – à quoi bon ?), avant de se risquer à le traverser en musicien, ce qui signifie en faire intérieurement une interprétation, l’accompagnant de trois fois rien, comme à la radio – du moins celle qui se refuse à racoler ou à déconcentrer l’auditeur par des pauses musicales convenues.

S’il est bien question d’Antonio Gramsci – nom relevé par l’auteur en juillet 1960 sur des inscriptions à la peinture noire sur les murs de Ravenne, « ville rouge livrée au Parti Communiste Italien » : « étrange, sans vie, vide en ce dimanche matin. Pas un passant. Pas une bicyclette. Pas un enfant. Personne. Mais partout des traces d’une effervescence électorale […] » ; puis sur le titre d’un livre de Pier Paolo Pasolini, Les Cendres de Gramsci –, il y est aussi question de « trois sœurs » « au service de Gramsci », qui relance le souvenir des sœurs Brontë : « Hiver 1961. Bernard Noël que je viens de rencontrer m’offre à l’issue d’un dîner Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë dans l’édition Payot. “Elles sont trois sœurs”, me dit-il en me tendant le livre » ; puis du peintre Giorgio Morandi, qui avait, lui, « trois sœurs célibataires avec lesquelles il vit durant quarante ans dans la maison familiale » ; et enfin, brièvement, de Marcel Duchamp et, de manière bien plus étendue, de Vincent Van Gogh :

« Invisible, je franchis le seuil
de sa chambre, le lit de fer
flanqué contre un mur
parlant en rêve presque –
hospice ou prison, Van Gogh ou
Gramsci, un frère ou 3 sœurs,
pensée et pensée disent
les jours de l’avenir. »

La couleur jaune prend alors tout son sens, tandis que les gris subtils, bleutés, des bouteilles, des carafes, des fioles de Morandi résonnent : « Une réelle magie s’aligne devant moi, la transparence est peinte. » Asile, prison, enfermement, incarcération, mélancolie – TOUT TERRIBLEMENT –, je reprends ma lecture : « Il n’y a de langage que / son absence. // Les trois sœurs miaulent entre elles. / Elles parlent sept langues / en miaulant. // S’introduire chez un détenu. Et recommencer. // Le lendemain. / Irrégulariser la nudité. Et recommencer. / Le lendemain. Miauler le lendemain. // L’incarcération est nudité. / Rien qu’un sol somatique, / cimenté / pour vivre. »

Avant de reprendre, pour ne pas conclure, un fragment de la toute dernière note (impossible d’en dévoiler davantage) : « L’an dernier, je franchis la porte de l’asile [à Saint-Rémy-de-Provence où Vincent Van Gogh a séjourné durant douze mois], accueilli par une allée bordée d’arbres, d’essences rares, de plantes et de fleurs. Franchir, c’est à l’évidence entrer dans le corps vivant du peintre, parce que le cloître de Saint-Rémy s’associe au presbytère de Nuenen. Et aussi parce que la chambre du lit de fer flanqué contre le mur rappelle le temps cellulaire. Le temps carcéral. »

3. Épinette noire est le deuxième livre d’Aurélie Wilmet publié par Super Loto Éditions, après Rorbuer (2020), bande dessinée muette dont nous avions apprécié le travail aux crayons de couleurs et aux markers. [Petit rappel : Le feu et la glace cohabitent dans ces pages à la fois douces et violentes, sauvagement animales et non moins sauvagement humaines : une expérience des matières, charnelles, végétales, terrestres, maritimes, même si les légendes, les croyances, battent leur plein écrivions-nous alors, ajoutant que la couleur ne cesse, sinon de parler, disons de chanter (rien de plus sonore que la couleur).]

De plus grand format, de durée de lecture plus conséquente, impeccablement fabriqué, Épinette noire n’est pas une bande dessinée muette – récitatif, monologue et dialogues étant intégrés aux images de manière non calligraphiée. Cette forme de hiatus entre le dessin, où l’on sent physiquement le travail de la main, et les caractères d’imprimerie, peut paraître assez choquante dans un premier temps ; mais peut-être parce qu’un peu plus d’une vingtaine de double pages entièrement « muettes » suffisent à combler notre regard toujours en quête d’invention proprement visuelle, on s’habitue assez rapidement à cette intrusion un peu mécanique du langage, comme quoi le récit ne nous est pas indifférent. Inspiré par une résidence de l’autrice au Canada, décidément fascinée par le Grand Nord, Épinette noire conte l’histoire d’une jeune femme, Violette, qui débarque le 16 juin 1943 à Kuujjuaq avec son mari « engagé par la Compagnie de la Baie d’Hudson comme nouveau gérant de son comptoir commercial ». Ce dernier, se révélant despote, confine sa femme à domicile, la coupant de la communauté inuk avec laquelle elle désire échanger, voire partager savoirs et modes de vie. Suite à nombre de disputes, Volette rompt, déménage, apprend à vivre avec les chasseurs de phoques barbus. Et très vite, « elle reprend du service en tant que pilote assurant la liaison aéropostale entre l’Ontario et le Nunavik. »

Épinette noire. © Aurélie Wilmet / Super Loto Éditions.

« Le 18 décembre 1947, elle s’apprête à partir pour son dernier voyage de la saison. Le temps est clair et rien ne laisse présager le blizzard, qui s’abat bientôt sur la toundra et provoque le crash de son avion. Prisonnière de la tempête, blessée, oscillant entre raison et folie, Violette lutte pour survivre dans un étrange entre deux mondes. » Le récit oscille entre plusieurs moods, qu’un usage saisissant aussi bien de la couleur que du noir et blanc (plutôt bleu foncé et gris clair) transcrit sensuellement, reléguant le réalisme des premières pages, embarrassé de psychologie des personnages propre au romanesque, aux oubliettes (fausse piste), au profit d’une incursion bienvenue dans des territoires qu’il n’est possible d’atteindre qu’en rêvant (vraie piste). Après le crash (superbement rendu, visuellement), une équipe de sauvetage se lance à la recherche de l’héroïne naufragée, alors qu’une « mystérieuse créature, ours blanc au visage tâché de brun, semble avoir pris soin d’elle. »

Épinette noire. © Aurélie Wilmet / Super Loto Éditions.

À moins, nous dit-on, que tout ne soit qu’illusion, entretenue par le trait (bien loin de n’être fait que « de contours ») et le dépôt des couleurs, avec l’art et la manière d’entremêler le plus précis et le plus incertain, la virtuosité technique et l’innocence retrouvée d’une recherche qui ne peut s’accomplir qu’à tâtons. Pour le reste, il faut concrètement s’y plonger, si l’on désire éprouver comment on se perd et se retrouve : se laisser entraîner dans ce grand froid où toute présence doit lutter avec son effacement plus ou moins programmé ; subir les dérèglements relatifs à la tempête qui se déchaîne, tant dans la nature propre au Grand Nord que dans les crânes qui y circulent tant bien que mal. Le conte pourra alors s’achever par la contemplation des « épinettes noires qui se dessinent au crépuscule. »

4. Au travail avec Éric Rohmer, publié par Capricci, réunit les témoignages de cinquante collaborateurs du cinéaste recueillis par Victorien Daoût, soit dix-huit comédiennes, douze comédiens, et vingt artisans à divers postes : image, décors, costumes, montage, musique, son, production, distribution, et au-delà. « Un nouvel éclairage sur l’œuvre d’un cinéaste majeur, intemporel et secret. »

Cette suite de témoignages n’étant pas forcément à lire en suivant strictement l’ordre édicté par le sommaire (avec pour chaque domaine, le respect de la chronologie), on peut passer, au hasard de la tourne des pages, de Françoise Fabian à Barbet Schroeder, de Mathieu Carrière à Claudine Nougaret, de Charlotte Véry à Michel Pastoureau, de Renato Berta à Françoise Etchegaray. Ou encore de l’inévitable Fabrice Luchini : « – Aurait-il touché quelque chose de votre vérité ? – En tout cas de mon hystérie de comédien que j’ai transformée en métier », à la plus rare Sophie Maintigneux, cheffe opératrice du Rayon vert : « – Comment vous a-t-il proposé ce travail ? – Il m’a reçu dans son inénarrable bureau, où il a ouvert un placard. Dans ce placard, il y avait une caméra Éclair 16mm avec un zoom Angénieux 12-120 mm, qui est le plus mauvais zoom qui existe sur terre […]. “Voilà mon équipement. Est-ce que ça vous intéresserait de faire l’image de mon film ?” » Pour qui s’intéresse au faire, c’est une aubaine.

Dans son avant-propos, Victorien Daoût raconte qu’il n’avait que neuf ans à la sortie des Amours d’Astrée et Céladon (2007), l’ultime opus d’Éric Rohmer. « De la Nouvelle Vague – dit-il –, il est le dernier cinéaste dont j’ai commencé à regarder les films, après Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard et Jacques Rivette. Je retardais le moment de leur découverte comme on remet à plus tard la lecture d’À la recherche du temps perdu, moins par manque de temps ou d’envie qu’avec l’intuition que lorsqu’on se lancera, quelque chose ne sera plus comme avant. » Je remarque, non sans étonnement, que la découverte de ces cinq auteurs s’est faite, pour moi, dans le même ordre : Chabrol puis Truffaut à 13 ans, Godard à 17, Rivette à 18 et enfin Rohmer à 20. Du coup, je tente de me remémorer quel avait été, en 1976, mon « premier Rohmer » au cinéma. Probablement La collectionneuse, peu avant la sortie de La Marquise d’O… Par la suite, j’ai été voir en salles, à de rares exceptions près, ses nouveaux films. Et surtout j’ai pu les revoir, et pour certains plusieurs fois, grâce au coffret Potemkine. Ajoutons à cela la dévoration intermittente des écrits du cinéaste (à l’exception de son roman publié en 1946 chez Gallimard que j’ai un peu peur d’ouvrir) et de l’épaisse biographie de Noel Herpe et Antoine de Baecque (Stock, 2014), ce qui fait que c’est plutôt bien informé que j’ai pu apprécier la conduite de ces entretiens, réalisés entre 2021 et 2023 par un esprit aussi rigoureux que curieux. Comme son titre l’indique, Au travail avec Éric Rohmer est un livre non sur, mais avec. Dont acte (il y est bien, en permanence, question de faire – et de défaire, comme on va le voir).

Impossible de faire un montage cette fois, car, même en se limitant aux plus singuliers, trop de propos pourraient être rapportés. N’en reprenons donc qu’un seul, particulièrement frappant, de Jean-Louis Valero, un des rares compositeurs – « plus d’une dizaine de compositions et de chansons originales à partir des années 1980 » – élus par le cinéaste : « La question fondamentale entre Rohmer et moi, c’est celle qu’il m’a posée pour L’Amie de mon amie : “Jean-Louis, est-ce que vous avez l’esprit d’abnégation ? […] J’aimerais que vous me composiez la plus belle musique que vous n’ayez jamais composée, j’ai besoin de 26 minutes. Je vais l’enlever au mixage, on n’entendra rien, mais elle sera là.” Je rentre chez moi, je compose la plus belle musique que je pouvais composer ; je la lui apporte et il me dit : “Ah c’est très beau, très bien, je vais pouvoir l’enlever.” Effectivement, on n’entend pas de musique dans L’Amie de mon amie, alors qu’à la fin, dans le générique, on lit, au pluriel : Musiques de Jean-Louis Valero ! […] D’ailleurs, je suis très content qu’il l’ait enlevée. Est-ce que c’était vraiment la plus belle que je pouvais composer ? Silencieusement, elle est remarquable. » Comme on le voit : de la belle matière pour futurs enquêteurs, car on n’en aura jamais fini avec Maurice Schérer.

5. Quelques mots pour finir au sujet d’un peintre, Gaston Planet, dont on ne peut que trop rarement voir le travail accroché en dehors de son atelier ou des murs de qui a eu la bonne idée d’acquérir une ou plusieurs de ses toiles. J’ai souvent parlé de ce travail – et surtout cité les propos du peintre que j’ai eu la chance d’enregistrer peu avant sa mort, en 1981, alors qu’il n’avait que 43 ans. Pour lui, « la peinture était devenue une chose qui aurait été peinte sur verre et qui serait tombée, se serait morcelée » et dont il « aurait eu envie de ramasser certains des morceaux. » Travaillant souvent sur de grands draps de coton qu’il dépliait au sol, il pensait que : « c’est très important le fait d’être dans la peinture, de ne pas pouvoir la dominer, l’englober avec l’œil, d’être obligé de passer d’un fragment à l’autre, de cheminer, et de ne pas savoir où ça s’arrête exactement. […] Il faut être très puissant, faire un geste très fort et en même temps très doux. C’est assez difficile à définir. Il faut canaliser beaucoup d’énergie dans le bras. Il faut être très fort pour faire très doux. On a très mal aux membres après… »

Gaston Planet, peinture sur toile souple, 1978. Photo © Claude Nourry.

Il arrive que l’on parle de lui comme s’il avait eu des liens avec le groupe Support-Surface. Mais, s’il est exact qu’il a su comprendre assez tôt le travail de Jean-Michel Meurice ou de Claude Viallat, s’il a fini par exposer en compagnie de Jean-Pierre Pincemin, il a surtout su hybrider nombre d’influences en apparence contradictoires, comme par exemple celles de Gaston Chaissac, son aîné vendéen (et voisin, car Planet vivait à Beauvoir-sur-Mer), et de Jackson Pollock, dont le trajet fut aussi météorique que le sien (Pollock n’ayant vécu qu’un an de plus que Planet). Son art n’était pas nourri que de l’air du temps. Il trouvait nombre de motifs dans les empreintes et gravures les plus archaïques, comme en en trouve sur les parois des grottes de l’ère magdalénienne, ou sur les pierres levées du tumulus de Gavrinis, dans le Morbihan. La Galerie Pierre Arts Design, 69 rue de Turenne à Paris, montre une dizaine de toiles de Gaston Planet sur ses murs (en principe jusqu’à fin avril). Belle occasion, à ne pas rater, de toucher au plus près du regard ce travail de frottage et de recouvrement singulier (à suivre).

Hong Sangsoo, Walk Up, 97 mn, distribution Capricci Films, en salles le 21 février 2024
Ryoko Sekiguchi, L’Appel des odeurs,
P.O.L, février 2024, 272 pages, 20€
Jean Daive, Antonio Gramsci, Les Cahiers de la Seine, janvier 2024, 80 pages, 15€
Aurélie Wilmet, Épinette noire,
Super Loto Éditions, janvier 2024, 224 pages, 29€
Victorien Daoût, Au travail avec Éric Rohmer,
Capricci, février 2024, 304 pages, 23€