Terrain vague (2) – bande dessinée, etc.

Photo © Christian Rosset.

Le Terrain vague est un lieu où on prend le temps de flâner. Où l’on peut chiner, quand le courrier se fait rare. On y trouve plaisir à affuter son regard comme un couteau, tout en se mettant à l’écoute de ce qui vient. Ici, la rentrée d’hiver ne captive pas davantage que celle d’été, mais le promeneur reste curieux de ce qui s’y entremêle d’inconnu et de retrouvailles. Dans cette deuxième chronique de l’année, le dessin étant à l’honneur, on en profitera pour rattraper quelques retards, tout en nous intéressant de près à trois quatre parutions du moment. Le temps de mettre un disque sur la platine (Mingus à Antibes, 1960 – face 2 : What Love ? avec Eric Dolphy à la clarinette basse) et c’est parti

Chumbo de Matthias Lehmann (Casterman) est un « roman graphique » de 368 pages – soit 70 de plus que Maus, à peu près autant que Persépolis et un poil moins que L’Ascension du Haut Mal. De cet auteur franco-brésilien, vivant et travaillant dans la région parisienne où il est né en 1978, j’avais déjà apprécié La Favorite (Actes Sud, 2015), puis acquis en 2018 trois numéros de Lampiste, épatant « périodique de type mégalomane » (de petit format et à caractère autobiographique) écrit et dessiné par M.L. et ses invités, sans oublier ses publications plus anciennes à L’Association (deux « patte de mouche », plus quelques pages dans les volumes collectifs Comix 2000 et XX/MMX, et dans la revue Lapin).

Fruit de trois ans et demi de travail, respirant de manière hallucinante ce bonheur de faire qui implique un engagement total du corps et de l’esprit – non dissociés : comme le corps pense, l’esprit conduit le trait –, Chumbo peut paraître intimidant, tant il requiert d’énergie à ses lecteurs. Après avoir rapidement constaté sa force graphique – pour moi le sésame permettant l’ouverture de toute bande dessinée –, j’ai attendu d’avoir une assez longue plage de temps devant moi pour en goûter lentement les saveurs, narratives et visuelles (et il y a là de quoi faire). En deux mots, il s’agit d’une saga se déroulant entre 1937 et 2003, principalement à Belo Horizonte (Brésil), une ville de plus de deux millions d’habitants, située dans les terres à un peu plus de 350 km de Rio de Janeiro (du moins à vol d’oiseau) et où l’auteur a des attaches familiales. Ni pure fiction, car déposant nombre de signes à forte valeur documentaire, ni pur documentaire, car traversé par de multiples fables, et mettant en jeu une somme impressionnante d’expériences, Chumbo – mot portugais signifiant plomb dont l’usage apparaît de plus en plus clair au cours de la lecture, le Brésil ayant été régulièrement plombé par des dictatures (remarquons au passage que les années que Matthias Lehmann à consacré à cette saga, soit entre 2019 et 2023, sont celles où Jair Bolsonaro, un militaire de réserve, s’est trouvé à la tête du pays : retour brutal des années de plomb, avant que Lula ne revienne aux affaires, fin 2022) – s’oriente toujours là où entreprendre une recherche de vérité. Ou plutôt de justesse, ce dont témoigne le travail de la forme, donc des agencements, superbement variés, notamment côté image, passant du dessin de presse à des scènes de genre souverainement animées – sans oublier quelques silences bienvenus. On relève un solide accord entre le concret et l’abstrait, qui passe par le signifiant, puisque dès l’incipit de de cette histoire, il est question de mine, mot qui chez les artisans du dessin se raccorde plus ou moins inconsciemment à plomb, même si ce qui frappe en premier lieu, c’est la qualité de l’encrage, travaillé en surface par la remontée du souvenir – du temps où l’auteur faisait usage de carte à gratter.

Chumbo © Matthias Lehmann : Casterman.

Alors, comment faire passer l’évidence, à savoir que le résultat – cette dense imbrication du visuel et du narratif donnant pour une fois corps au concept de « roman graphique » – dépasse nos espérances ? Je me demande si, à force d’accumuler des notes de lecture, il reste encore matière à dire sur la bande dessinée (qui elle-même, dans ses manifestations les plus courantes, ne dit plus grand-chose – de neuf, comme de 9). Il faudrait plutôt insister sur les sensations, comme par exemple : ça chuchote, ça chante, ça crie, ça manifeste la force de la forme bande dessinée. La somme de travail, ne transpirant jamais le vain effort, qui lui a été généreusement accordée par Matthias Lehmann, fait que Chumbo apparaît nettement comme un album irréductible à tout enfermement, malgré le côté saga pouvant inciter les paresseux à lui accorder un genre. Cette irréductibilité permet à qui l’explore vraiment à fond – tournant les pages un peu plus lentement que de coutume, du moins chez les dévoreurs d’histoires qui vont plus vite que la musique – de  se frotter, et pas iniquement par le regard, à une écriture déployant dès la première image tous signes de sa maturité graphique, sans pour autant cesser de se métamorphoser ; donc, d’aller et venir du plus efficace (l’usage d’un savoir-faire) au plus inventif (prendre plaisir à sortir de la routine), tout en restant, quoi qu’il arrive, solidaire de ses personnages, qu’ils soient aimables ou détestables. Lire, c’est être avec – et donc, plutôt que dire, il est préférable, si l’on veut rendre compte de sa lecture, de proposer divers mode d’accompagnement.

« Je me suis lancé dans Chumbo – nous dit Matthias Lehmann – pour conserver une relation personnelle avec le Brésil. » Vieille antienne : faut-il raconter, ne serait-ce qu’un minimum, l’histoire de cette saga ? On peut toujours nommer les personnages principaux, à commencer par la famille Wallace et ses cinq enfants, tous typés de manière précise (à la manière de caractères d’une fable), comme autant de faces d’un dé qu’on peut relancer à volonté. Sans oublier celles et ceux avec lesquels ils s’allient ou se confrontent, comme les Rebendoleng, dont le père meneur de grève sera torturé sous les ordres du père Wallace devant les jeunes fils de ce dernier, déjà plus ou moins amoureux de Iara, la jeune fille du leader syndical. Situation romanesque – Lehmann dit se sentir des affinités avec la « tradition littéraire du réalisme magique en Amérique latine : les récits de Julio Cortazár ou même ceux de Mário de Andrade, souvent ancrés dans le réel avec un souci de rendre le contexte très crédible pour ensuite créer un décalage. C’est toujours un enjeu pour moi de proposer un récit qui s’appuie sur des bases socio-historiques. Il fallait par exemple mettre en avant l’influence de la pensée communiste en représentant des militants, des figures historiques et une iconographie, mais aussi montrer comment la droite conservatrice a su se servir de l’extrême droite pour arriver à ses fins. »

Chumbo © Matthias Lehmann : Casterman.

Mais ce qui compte, ce ne sont pas ces faces en elles-mêmes ; bien plutôt les combinaisons que les lancers successifs opèrent : comment chaque « type » subit, avec le temps, nombre d’altérations, comme le pays subit des changements, se dirigeant souvent du côté du pire (toutes formes de déclins et de déchéances physiques) ; mais s’engageant aussi, de temps à autre, sur des routes menant vers d’éphémères utopies : la vie au Brésil, dans les deux derniers tiers du vingtième siècle, mode d’emploi. De la musique brésilienne, je ne suis pas fin connaisseur, en dehors des pièces, surtout « de chambre », du prolifique Heitor Villa-Lobos, et de quelques bossa nova d’Antônio Carlos Jobim ; mais, lisant, je sens en permanence affleurer la bande-son de ce travail silencieux où tout semble magistralement orchestré. Matthias Lehmann : « J’ai souvent entendu ma mère me dire ressentir la saudade. Ce n’est pas aussi pathologique que la mélancolie, pas aussi réactionnaire que la nostalgie, ce n’est ni le spleen ni le blues. C’est davantage un sentiment de manque, souvent lié à une terre et aux gens qui l’habitent. » Parfaitement dit – avec en sus une explication en creux de ce qui crée du frottage entre le social, le politique et le sentiment amoureux. À la relecture de Chumbo, j’apprécie davantage encore le sens de l’ambiguïté qui s’y imprime. Nul, ou presque, n’est taillé dans un seul et même bois. D’une page à l’autre, la bonté dialogue avec l’hypocrisie, comme l’art avec l’alcool et l’esprit de commerce avec le sport ; et ce, une fois encore, par la puissance singulière d’un trait alliant rigueur et souplesse, que l’on n’a pas tort de placer dans le droit fil d’un Robert Crumb.

Curieusement, alors qu’en cette fin d’année 2023, je n’arrivais pas à aller plus loin que feuilleter les quelques ouvrages de la petite pile de bandes dessinées dont il est question dans cette « séance de rattrapage », j’ai relu une grande partie des Lucky Luke de Morris, période Goscinny : quelle claque ! C’était bien entendu l’effet du centenaire de la naissance de ce dessinateur hors pair (probablement sous-estimé par son public, y compris les « fans »), renforcé par la sortie des Indomptés de Blutch qui nous venge de tant de « reprises » sans âme. Qu’est-ce qui fait qu’à chaque fois que l’on reprend la lecture de ce qui fut – et demeure – inimitable, le souvenir cède au plaisir de relever aussi bien ce qui nous avait échappé que ce qu’on a oublié (alors qu’on pensait connaître ces albums par cœur) et qui revient, chargé d’une force supplémentaire ? C’est comme un viatique dont la source ne tarirait jamais.

Dans Une éducation orientale de Charles Berberian (Casterman) qui revisite la jeunesse de l’auteur – né en 1959 (à Bagdad) d’un père arménien (né à Beyrouth) et d’une mère grecque (née à Jérusalem) –, on repère en haut à gauche de la douzième planche, dans la petite vignette représentant la bibliothèque de sa chambre d’enfant, les grands « classiques franco-belges », dont les albums de Lucky Luke. Mais ce qui attire surtout Charles et son frère aîné Alain, c’est un autre western, Blueberry de Gir et Charlier, au sujet duquel les deux adolescents ne tarissent pas d’éloges (« – Chihuahua Pearl est le plus réussi de tous les albums de Blueberry – Jean Giraud est un génie »). Le confinement de 2020 est le point de départ de cet étonnant « one shot autobiographique » (qui renvoie à bien d’autres, dont Quand du même auteur, ou Coquelicots d’Irak de Brigitte Findakly, dessiné par Lewis Trondheim, tous deux à L’Association). Après avoir constaté à quel point il apprécie le silence des rues vides à Paris (« J’en rêvais »), Charles Berberian se rend compte que « la dernière fois » qu’il s’était « retrouvé coincé à dessiner, c’était en 1975, [alors que] la guerre civile s’installait à Beyrouth et [qu’on] ne savait pas combien de temps ça allait durer. » « C’est là – dit-t-il – que j’ai ressenti pour la première fois à quel point dessiner pouvait être un refuge et un abri. »

Une éducation orientale © Charles Berberian : Casterman.

Ce merveilleux récit protéiforme où le talent du dessinateur rivalise avec celui du conteur trouve nombre de solutions, bien différentes de celles mises en œuvre par Matthias Lehmann, pour raccorder documentaire (y compris « sur soi ») et fiction (où « je est un autre »). Ce qui frappe, c’est le sentiment de versatilité visuelle, liée à une maîtrise paradoxale de la figuration, hybridant subtilement le monde intime au monde extérieur, plutôt que métaphore de l’instabilité du pays – le Liban – où l’auteur nous transporte. Nous sommes en permanence témoins des avancées d’une recherche personnelle qui doit faire usage de moyens multiples pour « faire sonner l’image ». D’une page à l’autre, le présent se frotte au souvenir. On ne cesse de relever concrètement nombre de modes de tremblement du réel passant par un usage généreux et varié de la couleur, sans jamais sombrer dans les travers du coloriage – le noir et blanc faisant de la résistance, sans que l’on ne ressente le moindre manque. Devenant parfois quasiment personnage, la couleur apporte de la chair aux mots, et de la présence, parfois vaporeuse, au souvenir. Pour en revenir à cette formidable instabilité, le « bougé » ressenti fait passer ce qui s’agite en nous, comme hors nous, quand tout semble immobile. Et le deuil – le récent décès du grand frère cinéaste étant acté : « Depuis sa mort, les 6 ans d’écart entre nous se réduisent et je vais bientôt être plus vieux que mon frère aîné. Ça me fait tout bizarre » – aux retours éternels du lever du jour et de la tombée de la nuit.

Une éducation orientale © Charles Berberian : Casterman.

« Les lumières des étoiles nous parviennent avec des siècles de décalage. Ce sont des lumières du passé. Pour moi, celles des collines d’en face, c’étaient des lumières qui venaient du futur. » C’est par ces mots, inscrits en haut d’une grande image montrant la ville d’enfance dans la chaleur de la nuit, que l’album s’achève, alors qu’on a toujours en tête ces mots de l’auteur/personnage revenant après une longue absence à Beyrouth : « Le danger quand on remet les pieds dans une ville qu’on a quitté depuis si longtemps, quand on retrouve des endroits où les souvenirs remontent à loin, le danger, donc, serait de s’épuiser à courir derrière un passé qu’on ne pourra, de toute façon, jamais rattraper. // Ici, le passé n’a pas d’importance. / Aussi peu d’importance que l’avenir. » Je recopie ces lignes après avoir découvert en salle Walk Up de Hong Sangsoo (encore un formidable film du cinéaste coréen). Au cours de l’aller-retour en train qui m’y a conduit, j’ai relu ces cent-vingt pages en y glissant une dizaine de signets en vue d’un montage à venir. « C’est moi qui dessine, c’est moi qui décide. En plus, je peux aller où je veux, quand je veux ». Mais ce montage s’est révélé difficile à opérer, peut-être parce que ce qui nous retient – ce qui nous conduit à relire cette Éducation orientale –, c’est son étonnante fluidité. Aussi ne pourrais-je donner qu’un aperçu troué de quelques séquences critiques reportées à un temps qui serait moins « de manque ». Allons-y :

…sur la couleur, éclatante ; et, en contrepoint, là où elle se fait discrète ; sur le réalisme implacable de la caricature ; sur les noces du flegme – de la cool-attitude – et de l’angoisse : force entraînante qui conduit à ne pas céder à la tristesse ; sur les rares pages muettes, particulièrement sonores ; sur l’émotion – il s’agit d’une histoire plutôt émouvante – que l’on retient, que l’on refuse d’exprimer avec complaisance, à la mesure de celle dont fait preuve l’auteur (et de plus, ce sont des choses difficiles à partager, les mots justes ne venant pas si facilement au bout de la langue) ; avant de conclure qu’il s’agit, matériellement, d’une introspection d’une absolue liberté, animée par la ferveur de qui entretient le feu sacré.

Comme pourrait l’écrire Jacques Roubaud : La profonde poésie d’Une éducation orientale est mémoire de la « langue bande dessinée ».

Publie lui aussi chez Casterman, et fraîchement arrivé en libraire, Repères 3 de Jochen Gerner est, comme son titre l’indique, le troisième volume d’une série en devenir – terme qui ne renvoie pas à l’art d’épuiser jusqu’à plus soif les péripéties plus ou moins incongrues de telle ou telle brochette de héros, mais à celui de « recueil de courtes séquences didactiques » (dont les responsables du texte et de la documentation restent anonymes ; on en trouvera cependant l’assez longue liste en fin de volume). Le principe de ces « repères » est immuable : à chaque livraison de l’hebdomadaire « le 1 », deux planches sur un nouveau sujet ; soit au total, pour ce troisième volume légèrement plus épais que les précédents, 132 doubles pages, publiées entre mars 2020 et mars 2023. L’exercice – traiter en aussi peu d’espace les « Heurs et malheurs de l’état providence » ou « Agatha Christie : reine du crime » – est parfois un peu casse-gueule ; mais ce qui étonne toujours, c’est l’art, certes consommé, mais toujours singulier, qu’a Jochen Gerner de transformer en pictogrammes, ou en petites vignettes (selon le principe moins, c’est plus), des figures humaines (il est un grand portraitiste jivaro) ou des objets, des lieux, ou encore des gestes, des mouvements.

Repères 3 © Jochen Gerner : Casterman.

Même quand le sujet à traiter ne nous concerne que peu, il y a toujours à glaner. Et, au-delà du sérieux, à s’amuser – par exemple à disséquer le traitement de « Michel Foucault : philosophe radical », dont je ne retiendrais que l’image comique (et très BD) de la « brouille marquante avec Jacques Derrida » ; ou de « Picasso, une vie à peindre », qui clôt provisoirement la série. Déjà réduire un tel monument – vie et œuvre – en aussi peu de signes est une drôle de gageure, car comment diable représenter un chef d’œuvre comme Guernica dans un espace de six centimètres par trois ? Eh bien, répond Gerner, en y ajoutant au premier plan une échelle, et au sol des pots de peinture et quelques outils. Soit : ne pas partir de la peinture, mais d’une photo de Dora Maar, prise au cours de son élaboration. C’est très inventif – et ô combien rusé. Jochen Gerner déploie un tel sens de la combinatoire qu’on peut se demander qui de lui-même, ou des habitué(e)s du « 1 », ou encore (c’est mon cas) des lecteurs de ces recueils, se lassera le premier ? Rendez-vous en 2027 pour le volume 4 – et, pourquoi pas, en 2030 pour le 5.

À la fin de la toute dernière chronique d’À la frontière mise en ligne, il y a tout juste quatre semaines (ce qui est une durée assez brève, mais qui curieusement me semble faire un bail), j’avais signalé, sans ajouter trop de commentaire, quelques livres récemment parus rapportant, chacun, quelques éclats de réel saisi sur le motif. Voici (je reprends, et corrige, mes notes) : « réalisés en résidence, ces ouvrages “de commande” manifestent un sens du reportage, sans oublier de laisser une fenêtre ouverte au rêve et à la rêverie. Ils concurrencent en qualité visuelle et narrative – donc en invention – l’essentiel des ouvrages de « fiction », aujourd’hui surproduits. Je songe particulièrement à La Boucle de Vincent Vanoli, que les éditions Ouïe/Dire ont mis en œuvre de manière remarquable (une fête pour le regard, comme pour le toucher) – ce qui n’est guère étonnant pour qui connaît les activités de cette « compagnie » qui intervient depuis des années dans le domaine du sonore, en live, ou en fabriquant des « cartes postales sonores » signées Jean-Léon Pallandre et Marc Pichelin, ou Yann Paranthoën. »

Qui suit ces chroniques a pu remarquer que Vanoli n’est pas avare de publications ; et que, fidèle à lui-même, il sait à chaque fois nous surprendre en n’hésitant pas à s’aventurer dans les « sentiers qui bifurquent » du Terrain vague. On ne peut que se montrer admiratif d’une telle démarche : d’un tel acharnement. À ce dernier livre (du moins au moment où s’écrivent ces lignes, car dans quelques jours paraîtra, à L’Association, Yuna, scénarisé par Anne Barrou), La Boucle, on doit ajouter, rien que pour l’an 2023, Les chevaux et Aristée. Comme ce ne sont pas des albums qui se vendent comme des petits pains, la critique doit insister. Et ce n’est pas peine perdue, car La Boucle a été retenu en « sélection officielle » au Festival d’Angoulême, tout comme Chumbo, Une éducation orientale et bien d’autres, non moins excellents, dont Hanbok de Sophie Darcq, Creuser Voguer de Delphine Panique, Suicide Total de Julie Doucet et Madones et putains de Nine Antico qui vient d’obtenir le Prix Artemisia.

La Boucle © Vincent Vanoli / Ouïe/Dire.

Résumons en quelques lignes le propos de ce livre lié à une « résidence d’auteur » suscitée par Ouïe/Dire : « Pendant deux ans, Vincent Vanoli est venu sur la commune de Coulounieix-Chamiers en Dordogne. Il s’est intéressé à un tout petit quartier appelé le Bas-Chamiers. Tout autour de ce quartier coule la rivière l’Isle. Dans La Boucle, Vincent Vanoli redessine ses vagabondages. » Espace de rencontres où s’exerce l’art de rapporter divers propos associant des choses vues – donc de transcrire un réel non figé, où topologie et pensée se frottent ; où il y a un peu partout, et surtout là où ça bouge, matière à traces (car c’est cela, le frottage : prendre des empreintes avant qu’il ne soit trop tard) susceptibles de relancer l’imaginaire, car le vagabondage ne hiérarchise rien, sinon ce que le crayon retient de ces rencontres – à ce que l’oreille mémorise (il y a quelque chose d’assez proche du collectage musical dans cette pratique libre et exigeante qui demande un grand sens de l’écoute). Bref : « Ici nous sommes à Chamiers, mais nous pourrions être ailleurs. […] On oublie les zones géographiques qui ne mènent nulle part. […] J’aime ces endroits. Modestes. Survolés par des grues arrogantes, libres, indifférentes aux cages et aux frontières mitoyennes des êtres humains. Lieux émouvants aussi, qui me laissent imaginer des vies tranquilles, au bonheur simple – Vincent Vanoli. »

Quasi-simultanément, les éditions Ouïe/Dire publient Au pays d’Estérel de Gilles Rochier qui « retrace une année passée à l’EHPAD d’Estérel à Colombes dans les Hauts-de-Seine, où il est entré “en résidence” en janvier 2020 pour y “voir les quatre saisons”, avant que la pandémie ne l’oblige à poursuivre son travail à distance. » Après un prologue en trois pages – « Aujourd’hui on tente le dessin, le portrait, la main… Le crayon n’est pas sûr… Et puis certains et certaines sont restés sur l’idée qu’ils ne savent pas dessiner. […] En dehors du pouvoir magique du dessin de représenter ce que l’on veut, le dessin te ramène à une chose… Le souvenir, pour ceux à qui il en reste » – Au pays d’Estérel est découpé en sept séquences, datées du 8 janvier 2020 au 27 janvier 2021. En ce temps où le virus s’attaque violemment aux résidents des EHPAD, ce travail est, de la première à la dernière page, assez poignant : « Je ne regarde plus les infos. J’écoute plus la radio. Les dernières infos sont liées à des chiffres terribles, morbides. On nous explique “que les anciens” ne sont pas prioritaires. J’ai même entendu “sacrifice” ». Le dessin de Gilles Rochier, aux crayons de couleurs principalement (mais me semble-t-il pas seulement), est approprié à la situation. On aura plaisir à noter, une fois de plus, que c’est la main qui nous entraîne et non le discours.

Au pays d’Estérel © Gilles Rochier : Ouïe:Dire.

Ce qui paraît simple est souvent le plus énigmatique : ce qui crée du vivant, par le dessin, alors que la mort rode ; et avant son irruption : la perte d’autonomie, l’érosion, parfois significative, de la mémoire. Gilles Rochier : « Si je peux vivre tout ça, si je peux le regarder, c’est grâce à Jessica… Elle me laisse l’accompagner dans ses 100000 pas journaliers. […] Arpenter les étages, pousser les tables, pousser les meubles… préparer… La regarder fabriquer des journées riches en présence, en action, se coller à un calendrier mais aussi à l’humeur du moment […] Un métier qui dépasse un métier […] Parler de la vie de tous les jours. Quand les petits détails de sa générosité remplissent le grand vide de certaines journées. » Oui, c’est bien le mot : poignant.

Un monde en pleine mutation d’Alex Baladi (aux éditions Atrabile) raconte sur 220 pages de format 15 par 21 cm – variant à chaque page la disposition des cases ; jouant comme souvent chez cet auteur avec les blancs, de manière très dynamique (au sens, une fois encore, musical : comme une partition rythmée en diable) – l’histoire assez touchante de la librairie Tom (drôle de nom, se dit-on pour une librairie spécialisée en bande dessinée ; mais, nous dit-on, il faut se remémorer la case de l’oncle Tom ; et en lire les trois lettres de droite à gauche : Mot) tenue par un certain Nabil, où se rencontrent trois adolescents, Patou, Rictus et Nour, pour dessiner dans la cour au fond. Ça se passe durant l’été 1994 dans une ville non nommée (probablement quelque part en Suisse).

Le paysage de la bande dessinée est alors en train de changer, les « indépendants » gagnant du terrain. Baladi, qui a vécu ce moment, et a accumulé au cours des dernières trente années un nombre impressionnant de livres (il semble dessiner comme il respire ; et c’est toujours bien), rend avec émotion les échanges entre l’assez mystérieux Nabil et ces trois figures d’apprentis : « celui qui rêve d’être professionnel, le dilettante éclairé et l’artiste douée ». Ce lumineux « roman graphique d’apprentissage », qui sonne parfois comme un long « prozine » à épisodes tracés au jour le jour (dont, comme dans le meilleur du jazz – musique que j’écoute en écrivant ces lignes, même si les références musicales de ces jeunes sont tout autres –, on ne sait la part d’improvisation), est comme le clame son éditeur : « une déclaration d’amour discrète mais sincère à la bande dessinée » ; autrement dit, un ouvrage fait pour toucher – pour traverser le corps, même si ça cause pas mal (mais si ça parle à la tête, c’est toujours selon le tempi des battements du cœur).

Un monde en pleine mutation © Alex Baladi : Atrabile.

Un monde en pleine mutation où « toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé, etc. » est dédié « À Rodolphe Töpffer, qui n’a rien inventé. » Manière de glorifier l’invention propre à toute bande dessinée qui ne se repose pas sur d’illusoires lauriers.

Et pour finir, un livre de dessins d’humour : Un avenir radieux de Muzo, chez Actes Sud. Ce livre, probablement le plus drôle du moment, s’ouvre avec une citation de Groucho Marx : « Pourquoi devrais-je me préoccuper des générations futures ? Qu’ont- elles fait pour moi ? » Le thème choisi – très classique, mais traité à la manière proprement inimitable de Muzo – est le désastre écologique consécutif aux excès de production et de consommation de nos sociétés plus que jamais en danger de mort. Tout avait pourtant bien commencé à la naissance du paradis terrestre, avant qu’Adam et Êve se mettent en tête de « se faire un max de pognon ». On connaît la suite… Inutile de mal raconter les « gags » que Muzo traduit d’un trait bien pensé, faisant usage du strict nécessaire pour que l’idée frappe avec justesse, dans le droit fil des meilleurs auteurs et autrices d’une presse aujourd’hui quasiment disparue, manifestant une vraie tendresse pour le dessin d’humour (qu’il ne faut pas confondre avec le dessin politique, même si un dessin d’humour qui vise juste est politique). « Il ne se passe rien depuis des milliers d’années, et là nous avons la chance d’assister en direct à la fin du monde ! » Et, même si l’homme accablé peut continuer à proclamer « Après moi le déluge », sa compagne, le regard fixé sur le soleil brûlant, par effet plus que sensible du réchauffement climatique, peut lui rétorquer : « C’est pas sûr… » Quant au capitalisme… C’est l’heure des soldes, et il y a une promo intéressante sur les cercueils. Quant au diable, s’il git dans les détails du dessin, il lui arrive de manifester ouvertement son contentement.

Un avenir radieux © Muzo : Actes Sud.

« Ils nous fatiguent avec la fin du monde ! Faudrait passer à autre chose ! » grommelle le téléspectateur lambda, tandis qu’un autre, en apparence plus écoresponsable, songe à se rendre au télétravail en vélo d’appartement.

 (à suivre)

Matthias Lehmann, Chumbo, Casterman, août 2023, 368 pages, 29,95€
Charles Berberian, Une éducation orientale, Casterman, octobre 2023, 136 pages, 25€
Jochen Gerner, Repères 3, Casterman, janvier 2024, 272 pages, 16€
Vincent Vanoli, La Boucle, Éditions Ouïe/Dire, octobre 2023, 96 pages, 28€
Gilles Rochier, Au pays d’Estérel, Éditions Ouïe/Dire, novembre 2023, 60 pages, 23€
Alex Baladi, Un monde en pleine mutation, Atrabile, janvier 2024, 232 pages, 19€
Muzo, Un avenir radieux, Actes Sud, janvier 2024, 112 pages, 13,90€