À la frontière (12) – Bande dessinée, etc.

© Christian Rosset

Alors que se succèdent sur la platine Études symphoniques op.13 de Robert Schumann et Couleurs de la Cité céleste d’Olivier Messiaen, nul mot, en dehors de ceux qui composent ce bref paragraphe d’introduction, ne vient à l’esprit du lecteur de bande dessinée qui a pourtant repéré ces deux derniers mois quelques titres sortant du lot, ainsi que trois ou quatre autres albums agréables à lire, ce qui est déjà ça. Si ce silence persiste, la situation va commencer à devenir critique et il nous faudra alors accorder autrement les violons et les guitares. Ouvrant Oliphant, bande dessinée écrite par Loo Hui Phang et dessinée par Benjamin Bachelier, je repère en exergue quelques vers de Patti Smith : “I saw the new / The inconstant shifting of fortune / And now I write to you / Words that have not to be written […]” extraits d’Amerigo, premier titre de Banga (2012), son onzième et dernier album à ce jour que je n’avais pas sorti de sa pochette depuis plusieurs années. Du coup, je l’installe sur la platine, passe 63 minutes et 12 secondes à en écouter les treize titres, retrouvant le sentiment que cet album inégal s’achève de manière touchante. Bien entendu, se concentrer sur cette écoute a eu pour effet de repousser encore davantage le surgissement des mots. Pour en finir avec ce blocage, une seule possibilité : couper les machines (le son, mais aussi l’écran) ; s’installer à l’écart du bruit ; relire ces bandes dessinées (prenant cette fois quelques notes) ; laisser filer la journée, puis la nuit. Et le lendemain, gardant en tête ces mots qui tournaient en boucle au réveil : le dessin rêve de lui-même, repartir à la traque de formulations susceptibles, non d’apporter un jugement, mais de passer le relais. So May we Start ?

1.

Océan express est le treizième ouvrage de François Ayroles à L’Association, éditeur auquel il reste assez fidèle, même s’il convient d’ajouter à ce corpus treize autres titres chez une dizaine d’éditeurs aussi bien “mainstream” (qui ne l’ont pas pour autant intégré à leur écurie) qu’“indépendants”. Comment raconter cette histoire, sinon en précisant son dispositif : “Je voulais exploiter la forme du livre avec ses pages en vis-à-vis pour développer un récit montrant des actions simultanées. Tout de suite s’est imposée l’idée de suivre d’un côté une fille et de l’autre un garçon. Ils se rencontrent en première page (qui n’a pas de vis-à-vis) pour se séparer dans les suivantes. À chaque double page correspond un découpage identique : la première case de la planche de gauche se passe en même temps que la première de la page de droite, etc.”

Détaillons un peu l’affaire. La rencontre entre les deux jeunes gens se fait alors que chacun se précipite à vive allure vers l’entrée d’une gare. Après s’être violemment percutés, ils tombent étourdis au sol, se relèvent, échangeant un bref regard, comme sous l’effet de la sidération, ou d’un coup de foudre subit, aussitôt mis en sourdine par l’annonce du départ imminent de l’Océan express. Le garçon comme la fille ramassent alors mécaniquement ce qu’ils croient être leur bagage, avant de rejoindre, de justesse, leur place avec le sac – de forme strictement identique – de l’autre. Il n’aura fallu à Ayroles que 7 cases pour nous embarquer dans une course-poursuite digne d’un slapstick brillamment animé sur 148 pages (1 + 73 x 2 + 1). Bien entendu, l’exploitation sans cesse entretenue de légers décalages dans l’espace-temps ne s’embarrasse guère de vraisemblance (et encore moins de psychologie), car seul compte le mécanisme d’horlogerie mis en œuvre, cette recherche d’un “on ne sait (vers) quoi (et où)” qui va bien au-delà de la récupération d’un manque matériel (retrouver le bon pyjama ou le bon maillot). Au programme de ce “week-end idéal au bord de la mer” où l’un(e) comme l’autre se trouvent dépossédés de tout, sauf ce dont ils ignorent être en quête : trouver des portes d’entrée, chercher des portes de sortie, entrer dans la dance, se sortir d’un guêpier, jouer gagnant et se faire avoir, se précipiter sur scène et devenir invisible, bref : inventer un rapport au monde à la fois burlesque (Océan express est une mine de gags) et tendu par le désir non formulé, et à peine rêvé, d’un passage à l’acte que tout contribue à rendre impossible. Autrement dit : éprouver un rapport à l’espace où la contrainte serait de se frôler sans cesse sans jamais se toucher (les deux jeunes gens finissant par “dormir dans la même chambre, sans se rendre compte de la présence de l’autre”). C’est l’histoire d’une bombe à retardement (toujours l’horlogerie) dont le principe est de différer à l’infini ces retrouvailles qui ne se pourront se réaliser que hors-livre. À noter que François Ayroles nous informe avoir découpé les scènes “directement sans passer par un scénario (ce qu’il ne fait par ailleurs jamais), développant au fur et à mesure les péripéties qui arrivent aux personnages.”

Océan express © François Ayroles / L’Association

La lumière d’Océan express est aveuglante. La bichromie (dessin à la plume à l’encre noire et pantone bleu) renforce ce jeu avec la torpeur estivale (sachant que l’auteur est bordelais, on peut penser que l’Océan du titre est Atlantique – on peut alors songer à Tati, cet héritier de Keaton qui avait, en plus de celui de l’image, le génie du son ; même si le nom de cinéaste qui nous vient en premier sur le bout de la langue est Ernst Lubitsch). Je m’aperçois soudainement que j’ai oublié d’insister sur le fait que François Ayroles est membre de l’OuBaPo, l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle. Maintenant, c’est fait ; mais le dire ne sert pas à grand-chose, même s’il s’agit d’un auteur qui, possédant pleinement le don de ferrailler au corps à corps avec le langage de la bande dessinée, aime jouer avec les contraintes ; c’est pourquoi finalement rien de littéraire, ni de théâtral, dans ses bandes (même s’il se frotte à tous les domaines, comme tout un chacun) qu’il faut lire comme autant d’expériences singulières et irremplaçables permettant d’éroder certaines frontières : rendant possible ce que l’on ne peut pas, justement, scénariser, mais qui s’invente pas à pas ; où tout se joue, coup après coup, comme sur un damier : en surface, même si cela s’agite souterrainement, comme dans une analyse interminable (en cela Océan express est à la fois proche et à l’opposé de La mer à boire de Blutch). Boy Meets Girl ? À vous de décider, une fois ce livre refermé…

Deuxième sortie remarquée en ce début de printemps à L’Association, Les Chevaux de Vincent Vanoli, une expérience narrative et graphique proprement irracontable où l’on retrouve tout ce qui fait la singularité de cet auteur sans pour autant nous apporter une impression de déjà-vu (sauf pour le meilleur : la sensation d’être projeté dans un terrain familier, aussi vague qu’amical, qu’il nous semble avoir déjà fréquenté dans une vie antérieure). J’ai noté en ouverture qu’après avoir passé une journée entière en compagnie d’une petite pile de livres de bande dessinée sans que ne me soit venu le moindre mot à leur sujet, je me suis réveillé le lendemain avec cette idée en tête : Le dessin rêve de lui-mêmese projette dans l’inconscient du dessinateur qui transmet l’information à la main qui, à son tour, y met du sien. Car cette dernière sait que si jamais elle s’égare, ce ne sera que pour aboutir à une image encore plus inouïe : débranchée de la parlotte, même si non coupée du verbal. Les Chevaux est une bande dessinée “muette” où l’auteur nous fait le plaisir de ne jamais crier ses intentions, même quand ça remue, comme la nuit ; et quand ça donne de la voix – une voix de ventriloque et non de bonimenteur.

Une histoire – où se croisent, s’affrontent, jouent à se faire peur, des chevaux, des créatures hybrides (mi-chevalines, mi-humaines), des humains, comme échappés d’un cirque abandonné – qui se déroule aussi bien au bord de l’eau, dans la nature, que sur une route où quelques fantômes échappés des tréteaux de l’autre scène se trouvent embarqués dans un car Renault (les Transports Friboulet) en direction d’un lieu énigmatique où un vieillard (un ancien jockey) vit son dernier rêve, avant d’être conduit au cimetière où il est enterré sous le regard d’un couple de centaures (entre autres étranges créatures en habit de cheval – pour reprendre un titre fameux d’Erik Satie), d’un capitaine de vaisseau fantôme, et enfin d’un clone de Mary Poppins qui, dans la toute dernière image, prend son envol, parapluie grand ouvert.

Les Chevaux © Vincent Vanoli / L’Association

Vanoli nous dit avoir achevé Les Chevaux en août 2019. Il avait alors voulu “ouvrir la fenêtre”, mu par l’envie “de dessins plus larges avec plus de respiration”. D’où le choix de ce petit format avec deux cases par page. “Ça procure un autre plaisir du dessin – nous dit-il – et aussi une lecture différente, où on se laisse aller au rythme des dessins, on suit le cours de la rivière du récit” (les citations de Vanoli comme celles d’Ayroles, précédemment, sont empruntées à la Lettre électronique de L’Association). On relève aussi l’idée que cette histoire se passe “dans les années 1970 finissantes” au moment où l’auteur (qui nous dit se sentir aujourd’hui “tellement démodé”) entrait dans l’adolescence. On ne peut que lui être reconnaissant de ne pas se shooter à l’air du temps, sans pour autant nous projeter dans un espace intemporel, déconnecté du présent de la sensation. À traverser ces pages aussi grises que grisantes (comme fixées à l’alcool qui, s’évaporant, nous étourdit), on ne cesse d’ouvrir grand nos sens, tant il y a à voir, à entendre (cet espace sonore que l’absence de mots renforce), à toucher (des peaux, des matières), à humer et même à goûter. Si le naturalisme n’est heureusement pas au rendez-vous, tout est aussi concret qu’un de ces concerts fabuleux qui se projettent dans nos têtes quand nous sommes dans un état second. Offrons le dernier mot à Vincent Vanoli : “En dessinant, je retrouve presque cet état de sommeil, de mise à l’écart de la conscience, même si je reviens à la réalité à un moment pour faire les courses, pour me reconcentrer sur le scénario ou pour aller me laver les mains parce qu’elles sont toutes noires. Je me laisse aller au dessin, j’ai tout ce qu’il faut, là, pour mon plaisir : crayonné (rapide) puis plume, l’encre, puis je gratte, je creuse en gribouillant avec un vieux stylo vide pour utiliser ensuite la craie noire, enfin, gouache blanche parfois, ça s’épaissit en devant rester léger et puis hop ça fait un dessin qui a cette texture, cette trame grise, noire organique. J’ai toujours un très grand plaisir à dessiner.”

2.

Z est le titre énigmatique du dernier livre-montage de Willem aux Requins Marteaux – en bichromie (avec le choix d’un bleu plus soutenu que celui d’Océan express) – qui montre en couverture un signe géant en forme de Z, figurant une sorte de dragon moyenâgeux, sur la tête duquel Poutine joue de la balalaïka.

Cette lettre Z, on la trouve tout d’abord dans nazi (et ses dérivés, comme dénazifier) ; puis sur un char russe. Car le sujet de cet agencement terrifiant, c’est l’offensive de la Russie contre l’Ukraine (où la lettre K revient sans cesse : Loukachenko, Kiev, Ukraine, Kharkiv, etc.) : vision d’enfer que Willem, retraité de Libération depuis ses 80 ans, mais toujours actif dans Charlie, ne troue que de rares bruits blancs. Nous sommes ici, plus que jamais, dans ce qui excède ce qu’il est possible de rapporter et qui, pourtant, nous est conté au quotidien, avec son décompte impossible de morts, de blessés, d’exactions, de destructions. Familier de l’innommable, le dessinateur le plus précis, et le plus virtuose – mais aussi le plus rêveur, car son trait voyage – produit d’innombrables variations à partir de ce qu’il a, consciemment ou inconsciemment, mémorisé et de photographies découpées dans la presse. C’est aussi savant que libre et, tout en ne se prenant jamais au sérieux, ça parle avec le plus grand sérieux de ce qui se déroule, non sous nos yeux, mais à portée de missile à propulsion nucléaire. Tout bon dessin ne pouvant être paraphrasé, on rangera celui de Willem du côté de la poésie – celle du Reznikoff de Testimony ou d’Holocauste. Par-delà le choc reçu au premier regard, cette représentation dessinée des choses les plus irregardables produit une fascination qui peut nous conduire à en explorer assez longtemps le trait, pour lui-même, déconnecté de tout message. Notons que Z est le troisième livre de Willem en cahier agrafé de 32 pages au format 30 x 40 cm, après Willem, publié en 1987 par Futuropolis et Dégueulasse, en 2013 aux éditions Les échappées.

Z, double page © Willem / Les Requins Marteaux

Faisant le point sur cette chronique qui s’intéresse à la bande dessinée depuis ses débuts (et même bien auparavant, via d’autres supports imprimés, ou en ligne), je constate un léger ralentissement, lié d’une part à la surproduction de cet ordinaire sans saveur qui a don de nous épuiser avant lecture, et d’autre part au désir de ne pas taper éternellement sur le même clou. Mais, comme on le sait, il faut continuer, ne serait-ce que par fidélité envers certains singuliers, et l’espoir de découvrir quelques signatures nouvelles, susceptibles de nous entraîner simultanément – et à égalité – par la force du trait et du verbe.

Une remarque : la quasi-totalité des ouvrages qui nous retiennent ici sont signés d’un seul nom. Le fameux couple “scénariste/dessinateur ou dessinatrice” se fait rare dans ces pages, peut-être parce que, dans le Terrain Vague où ces albums circulent, la division du travail n’est pas de règle. Mais il y a quelques exceptions : de belles propositions d’échanges où le résultat visuel propose autre chose qu’une mise en dessin appliquée, voire besogneuse, d’une histoire préalablement écrite. Pour ma part, sans sous-estimer l’importance du scénario et des dialogues, j’ai tendance à regarder d’abord, et assez longuement, les planches de bande dessinée, sans chercher à en comprendre le sens ; donc à m’en imprégner, avant de me décider à les lire (si cette imprégnation produit ses effets) en suivant le fil narratif.

Loo Hui Phang est une des rares scénaristes dont je suis le parcours depuis deux décennies. J’ai fait récemment une analyse (encore non publiée) de la première page de Nuages et pluie (Futuropolis, 2016, en collaboration avec Philippe Dupuy) où, en quelques cases, se matérialisait l’expression de nombreux conflits entre désir de raconter et exigence de l’écriture (celle des mots, mais aussi du trait, envisagé comme écriture). Ce qui me frappe avec Oliphant (Futuropolis, 2023), dessiné par Benjamin Bachelier (qui a déjà publié une bonne dizaine d’albums en collaboration avec divers scénaristes, mais dont je découvre seulement aujourd’hui le travail), c’est la grande liberté d’interprétation accordée au dessinateur qui s’aventure parfois au bord de l’abstraction, jusqu’à céder à la tentation du “geste pictural”, mais sans pour autant s’abîmer dans telle ou telle forme d’illisibilité. Raconter l’histoire d’Oliphant serait un exercice aussi frustrant qu’épuisant ; mais il nous faut cependant apporter deux ou trois indications. Disons qu’il s’agit d’un récit d’aventures, inspiré par “l’expédition de sir Ernest Shackleton, parti en 1914 à la découverte de l’Antarctique, qui s’est soldée par un naufrage en conditions hostiles. Mais l’explorateur n’a pas désarmé, entraînant ses marins dans une traversée du continent blanc, puis une navigation terrible (il les sauvera tous).” Dans ces deux cent cinquante pages, on se trouve en permanence à la frontière du visible et de l’invisible – de l’inscription matérielle d’une réalité sensible et du fantasme individuel ou collectif, s’affirmant de manière éphémère avant de s’évanouir. Loo Hui Phang : “C’est un récit de survie plus fantastique que ce qu’on peut inventer, une histoire de résistance humaine, à la fois physique et mentale” (je reprends ici quelques fragments d’un entretien réalisé par Télérama à l’occasion du Festival de Bastia). Benjamin Bachelier : “Le défi, pour moi, était de garder une narration très tenue, sans partir vers quelque chose de trop contemplatif. Mon dessin est au début précis, léger, à la plume, avec un peu de pinceau. À la fin, il devient plus chargé et dense. J’ai changé de technique et de format de planche au gré des étapes de l’expédition (id.).” Traversant cette aventure du capitaine Oliphant et de son équipage, j’ai relevé une assez logique absence de figures féminines, sinon sous forme d’apparitions, en souvenir de l’origine, comme en projection de ce qui vient, accompagne et guérit. Dans ce monde d’hommes, chaque personnage ébauche une représentation différente de la masculinité : toxique, intoxiquée, pragmatique ou visionnaire. Le monde animal – animé ou fantôme – de ces contrées blanches et hostiles est lui aussi présent. Quant au dessin, il est simultanément précis et relâché, ouvert et en reprise, trouvant son chemin en hybridant ce qui documente et ce qui suggère, au prix d’une mise à distance du réalisme, sans jamais verser dans l’onirisme standard. Il ne cesse de traduire des tensions et a le don de se montrer réservé quand il le faut, comme le texte a conscience de devoir marquer çà et là des pauses.

Oliphant © Loo Hui Phang / Benjamin Bachelier / Futuropolis

Loo Hui Phang : “Arcadi (un jeune Russe de 20 ans adopté par le capitaine dans des circonstances assez mystérieuses) raconte que la glace peut emprisonner les sons, et que l’Antarctique est un grand disque qui tourne à l’infini. Je me suis inspirée de la théorie sur la formation des cristaux de glace d’un professeur de médecine alternative japonais, Masaru Emoto. […] Oliphant est aussi une métaphore de ce qu’est un artiste – ce que symbolise Arcadi, qui est un être à part, différent, marginal, qui captive par son imaginaire.” Benjamin Bachelier :“Ces marins perdus au milieu de nulle part, j’avais aussi envie de les perdre dans la glace. D’où cette succession de gros plans, qui perd aussi le lecteur, qui ne sait plus vraiment qui parle […]. Je voulais traduire un mouvement, entre les vagues et les rames qui se font écho d’une case à l’autre et changent de sens.” Alors, on emboîte nos pas dans ceux des personnages, jusqu’au bout du périple : jusqu’au retour dans le monde occidental où la guerre n’a pas cessé. “ O : Il faudra une énergie nouvelle pour affronter la laideur de ce monde. Nous entamons un siècle bien sombre. A : C’est dans les ténèbres qu’on cultive le rêve.”

3.

Maintenant, deux nouveaux titres de la collection jeunesse “4048” des Éditions 2024. Le premier est Le club des amis 3 de Sophie Guerrive, troisième volume du préquel de la série Tulipe qui s’adresse depuis un peu plus de six ans à différents publics auxquels je m’agrège à chaque fois volontiers : en vieil enfant comme en jeune vieillard.

Le club des amis, toujours intelligent et finement dessiné (et cette fois entièrement réalisé à l’iPad), met en scène l’enfance de trois personnages de la série principale : l’ours Tulipe, l’oiselle Violette et le serpent Crocus ; un petit monde en apparence très simple (ce dont il faut se méfier) et, semble-t-il, intarissable, qui confronte, dans ce nouvel épisode, nos jeunes héros à l’image du père, ou plutôt à son volume (d’ours gigantesque et mal léché) et à sa violence (notamment sonore). Mais, bien entendu, les peurs se renversent et ce qui sépare peut aussi avoir le don de ressouder. Devenir adulte n’est pas une mince affaire quand la face obscure du monde se révèle. Il faut alors trouver un moyen de concilier l’inconciliable – et cela peut être très amusant.

La second est Un cortège de fourmis portant mille fois leur poids de Baptiste Filippi & Loïc Urbaniak, livre à quatre mains, mais cette fois sans opérer de division du travail scénario/dessin. Écoutons les auteurs : “Nous avions envie de travailler ensemble et d’imaginer un livre à deux, pensé comme un récit minimaliste entre la fable et l’imagier. Un livre où le lecteur serait amené à concentrer son regard au ras du sol, sur une série de détails, contemplant un surprenant défilé où se succèdent, tour à tour, une brosse à dents, la tour Eiffel ou les restes d’un pique-nique.” Un imagier bariolé, adressé aux bambins, mais aussi aux fondus du trait non contenu : débridé et imaginatif (“Encore des trouvailles, et ça continue”). Dieu que les fourmis sont de furieuses transporteuses de tout ce qui brille (et aussi à leur manière d’exquises danseuses) ! De quoi (me faire) regretter de ne pas être grand-père, même si nul besoin de l’alibi d’un jeune lectorat à proximité pour prendre plaisir à ce défilé.

Et enfin, La cendre et l’écume de Ludovic Debeurme, dont la sortie en septembre dernier chez Cornélius m’avait échappée. Ou plutôt : dont je n’avais lu que quelques pages dans Libération. Nous étions en pleine canicule et découvrir un aussi beau travail médiocrement imprimé sur papier journal n’était pas la meilleure façon de prendre des nouvelles d’un auteur, rencontré pour ma part avec Le grand Autre, puis lu et commenté à chaque nouvelle parution, tant pour ses livres chez Cornélius (comme Trois fils et Un père vertueux) que pour sa trilogie plus “mainstream” chez Casterman (Épiphania). Sept mois ont passé, durant lesquels une bonne vingtaine de bandes dessinées, dont quelques pépites, ont trouvé place dans ce feuilleton (+ sept avec ce douzième épisode ; et il en reste à peu près autant en attente), ce qui n’est pas si mal. Comme les éditions Cornélius proposent aux personnes susceptibles de rendre compte des ouvrages qu’ils publient (dont la fabrication est toujours irréprochable) un accès aux fichiers numériques (que je n’ouvre qu’assez rarement, n’ayant aucun goût pour la lecture d’“ouvrages papier” sur écran), je leur passe commande dès que plusieurs titres m’intriguent au point d’avoir envie de les toucher. C’est ce qui s’est passé en cette fin d’hiver : faisant un tour sur leur catalogue, je suis retombé sur La cendre et l’écume et me suis dit qu’il ne fallait pas rester sur une mauvaise impression (au sens matériel – voir plus haut). Et, une fois de plus, j’ai constaté qu’il suffit de très peu pour passer à côté d’un livre dont pourtant, une fois en main, il est difficile de se défaire.

La cendre et l’écume © Ludovic Debeurme / Cornélius

De caractère autobiographique, mais avec le recul nécessaire sur les  événements qui permet, sinon d’y voir plus clair, disons de ne pas se faire prendre au piège de la prétendue lisibilité de toute retranscription du vécu respectant la chronologie [en aparté : tous ces grands mots aberrants – lisibilité, vécu, chronologie –, alors que la mémoire est labyrinthique, et que ce qu’elle retient, avant de le faire remonter à la conscience, ne peut se déposer matériellement qu’à travers l’élaboration d’une forme où l’inconscient tient un rôle majeur : comme si l’auteur, ou l’autrice, devait collaborer au plus près avec son double], La cendre et l’écume raconte des histoires de déplacements, dans le temps et dans l’espace, y compris celui que provoque le confinement : “un voyage temporel intime” nous dit l’éditeur, suite à “la disparition des parents de l’auteur et à l’arrivée de sa fille” qui l’a conduit à quitter la capitale pour s’installer dans un lieu relativement isolé, doté d’un beau terrain arboré, où le corps a fort à faire. Où changer de vie, au présent, serait le meilleur moyen pour revisiter le passé tout en se tournant vers l’avenir. “À la campagne, rien n’est simple pour autant… la différence avec la ville, c’est quand on salope la nature, ça se voit tout de suite.”

Passons sur les détails, ce livre en fourmille, on ne saurait choisir celui qui, traduit en mots, et même si l’image manque, serait susceptible de donner le ton. C’est en digne rejeton d’un père artiste-peintre et d’une mère musicienne, que Ludovic Debeurme nous fait cheminer, comme lui-même chemine, en pèlerin de l’origine, dans cet autoportrait en famille qui vise à quelque chose comme une réconciliation, une forme d’apaisement, de mise en sourdine des obsessions (qui n’en résonnent que mieux), après dispersion des cendres. Bref, un “livre de douceur et d’inquiétude”, comme il est joliment dit sur le rabat de la jaquette, qui explore l’étourdissement qui nous gagne lorsque nous atteignons « l’âge qu’avaient nos parents à notre âge ».” Qui interroge et fertilise l’idée de transmission. “Savez-vous qu’avec mesure et discernement, la cendre est un excellent apport en nutriment pour la terre et les plantes qui y poussent ?”

François Ayroles, Océan express, L’Association, mars 2023, 152 p., 25 €
Vincent Vanoli, Les chevaux, L’Association, avril 2023, 188 p., 18 €
Willem, Z, Les Requins Marteaux, avril 2023, 32 p., 20 €
Loo Hui Phang et Benjamin Bachelier, Oliphant, Futuropolis, mars 2023, 256 p., 33 €
Sophie Guerrive, Le club des amis 3, Éditions 2024, février 2023, 80 p., 16 €
Baptiste Filippi & Loïc Urbaniak, Un cortège de fourmis portant mille fois leur poids, Éditions 2024, mars 2023, 36 p., 16 €
Ludovic Debeurme, La cendre et l’écume, Cornélius, septembre 2022, 272 p., 27 € 50

© Christian Rosset