À la frontière (29) – Bande dessinée, images, etc.

Photo © Christian Rosset

Continuer à faire semblant – qu’on se rassure, tel n’est pas le projet de cette chronique ; cette brève proposition m’est venue quand je cherchais à m’informer sur la liste des albums retenus pour la sélection officielle du Festival d’Angoulême.

Annoncée en petit comité dans les locaux du Comité d’organisation des J.O. à Saint-Denis, puisque tout doit être relié l’an prochain à ce redoutable événement qui en conduira plus d’un à fuir la capitale, cette sélection (à laquelle il faut ajouter, entre autres, celles du patrimoine et de l’éco-fauve) m’a semblée pertinente et sans compromis – les têtes de gondole s’y faisant que pâle figuration, au profit d’ouvrages édités par de petites structures : environ quatre-vingts titres, toutes sélections confondues, dont certains trop peu recensés par la presse pourront ainsi sortir de l’ombre.

Je me souviens m’être rendu à Angoulême en 1985 et 1986 avec un Nagra pour y enregistrer de jeunes auteur(e)s comme de vieux briscards. Après vingt années de pause, j’y suis retourné de 2006 à 2017 pour y animer des rencontres, faire des conférences et (encore et toujours) enregistrer des voix de dessinateurs et de dessinatrices. Puis de nouveau : grand silence, qui cette année encore ne devrait pas être rompu. Le reporter fait tintin, se contentant de voter pour le Grand Prix, même si ce n’est pas tous les ans qu’une Julie Doucet l’obtient. Continuer à faire semblant donc, histoire de préserver un lien, même ténu, et surtout tissé de souvenirs, de franches rigolades entre amis, de cuites à point d’heure – et aussi d’ennui persistant, dans les innombrables moments d’attente.

Plus modestement, et de manière autrement conviviale, s’ouvre ce 1er décembre, et pour trois jours, le SoBD – Salon des ouvrages sur la Bande Dessinée, devenu depuis quelques années Le salon de la bande dessinée au cœur de Paris – dont c’est la 13e édition (11e à la Halle des Blancs-Manteaux, dans le Marais). Les invités d’honneur sont cette année Loustal (dessinateur, illustrateur et peintre, qu’on ne présente plus) et Erwin Dejasse (essayiste et chercheur dont nous avions recensé l’an dernier le passionnant Art brut et bande dessinée). Le pays invité est l’Espagne, en présence de six auteurs. Expositions, rencontres, stands – éditeurs, patrimoine, underground, stripologie – et remises de prix : un rendez-vous incontournable (plus d’informations ici).

1. Simenon, L’Ostrogoth (Dargaud), dessiné par Loustal sur un scénario de Jean-Luc Fromental, José-Louis Bocquet et John Simenon (fils de Georges), raconte quelques épisodes de la vie de l’auteur du Roman d’une dactylo (sous le pseudonyme de Jean du Perry) et de La Fiancée aux mains de glace (sous le nom de Georges Sim) entre 1923 (arrivée à Paris du jeune couple Tigy et Georges) et 1931 (lancement de Maigret).

Bien qu’ayant tendance à suivre les conseils de lecture de Peter Handke, je n’ai encore jamais lu Simenon. Par contre, j’ai en mémoire certains films adaptés de ses romans, comme La Nuit du carrefour de Jean Renoir ; et acquis un épais livre de photographies à son sujet. Découvrant cette centaine de planches, j’ai été surpris de me retrouver aussi rapidement en terrain familier, comme foulé à de nombreuses reprises, sans arriver à comprendre si cela était dû à la forte personnalité du trait de Loustal (renforcé par une mise en couleurs très caractéristique) ou à ce que le monde de Simenon aurait déposé, presque malgré nous, dans nos consciences. Cela fait un bon quart de siècle que Jacques de Loustal (énonçons au moins une fois son prénom) propose illustrations et couvertures de romans plus ou moins fameux de Simenon, notamment pour les éditions Omnibus. Même si je n’ai jamais ouvert ces volumes, mon œil a enregistré certaines couvertures (faisant un tour rapide sur le site internet du dessinateur, j’en reconnais plus d’une).

Venons-en à Simenon, L’Ostrogoth. La jeunesse d’un futur « monstre » du roman populaire, si on en croit cette biographie autorisée par John Simenon (qui gère aujourd’hui les droits d’auteur de son père et veille sur la véracité de ce qui est rapporté, même si parfois de manière assez romanesque), pourra paraître, à part égale, banale et exceptionnelle. L’Ostrogoth est le nom du cotre – « dix mètres, vingt tonneaux, rapide, maniable, idéal pour la pêche côtière » – sur lequel ont navigué Georges et Tigy après avoir remisé La Ginette, frêle embarcation de cinq mètres de la coque à la proue. Mais il peut bien entendu suggérer autre chose.

Simenon, L’Ostrogoth © Fromental/Bocquet/Simenon/Loustal/Éditions Dargaud

Ne dévoilons pas les péripéties de cet album qui, répondant habilement à une commande qui lui impose de concilier l’utile à l’agréable, fait montre d’un joyeux mélange de désinvolture et de rigueur graphique, en écho à ce qui est narré. Notons simplement que ces années plus ou moins folles où la femme peintre (dont le travail – Loustal nous en donne au passage un vague aperçu – deviendra avec le temps quasiment invisible) et l’homme pressé d’écrire (doté d’un sens publicitaire très développé) vivront vite, donc pleinement, ont le don de nous faire rêver d’un monde où, même quand le ciel est gris, il ne pleut jamais. Où ce qui compte, c’est que la « création » soit continue, donc que la nuit se prolonge dans le jour (et réciproquement). Tournant les pages, on imagine une bande son qui ne soit pas que pur accompagnement. À la toute fin, une fois L’Ostrogoth immobilisé, celle qui s’apprête à se sacrifier pour son mari lui pose cette question : « Et maintenant, Georges Simenon, où va-t-on ? » Au potentiel « épisode suivant » – qu’il soit programmé, ou non – d’y répondre.

En marge de la publication de cette bande dessinée, un des coauteurs, José-Louis Bocquet, publie un petit livre intitulé Radio Simenon à La Table Ronde. Il s’agit en grande partie de la reprise d’un texte écrit en 2003 pour le centenaire de la naissance de Simenon, qui avait été imprimé dans la foulée à trois cents exemplaires, afin d’être envoyé aux amis de l’auteur à l’occasion des vœux de 2004. Comme toujours avec les récits où Bocquet nous conte ses rencontres, entremêlant souvenirs, citations et remarques personnelles, nous ne pouvons les dévorer que d’un trait – et celui-ci n’échappe pas à la règle.

Après un bref prologue, le récit Radio Simenon (32 pages de petit format) s’ouvre dans un bureau fameux – l’auteur parle non sans raison d’« antre » – de la Maison de la Radio : celui d’Alain Trutat, inoubliable personnage qui, après avoir été un grand réalisateur, a cofondé France Culture, et inventé le concept d’Atelier de Création Radiophonique. La scène se passe, il y a trente-cinq ans : « Nous allons consacrer deux jours à Simenon, expose Alain Trutat. Deux fois cinq heures. Uniquement à partir des archives radiophoniques. […] C’est beaucoup de travail et je n’ai pas beaucoup de budget. Cela vous convient-il ? » Face à lui, deux jeunes gens sans la moindre expérience, côté radio : un peintre, Gabriel Andivero, et le rédacteur en chef adjoint de l’immortel magazine Salut (ex-Les Copains), José-Louis Bocquet, tous deux recommandés par Francis Lacassin (sésame suffisant pour se faire engager par Trutat). « En ce mois de mai 1988, écrit Bocquet, je ne sais rien de Simenon. […] Francis Lacassin nous établit la liste de soixante-quatre romans de base, de ceux qu’il faut avoir lus. Les mois de juin et de juillet doivent être consacrés à cette lecture intensive. Mon esprit paresseux envisage cette performance comme une corvée, mais c’est sans compter le phénomène d’addiction propre au romancier. Très rapidement, je double ma dose, sacrifie ma vie sociale. […] À la fin de l’été, j’aurai frôlé l’overdose en accumulant cent vingt titres au chevet de mon lit. » Faire de la radio – du moins celle que Trutat, en « dernier des Mohicans », défendait – est un apprentissage redoutable où vie et travail se confondent. Aidés par le chargé de réalisation Bruno Sourcis, ce diptyque, intitulé À la recherche de l’homme nu : Georges Simenon (que ce dernier écoutera et approuvera), a été diffusé en temps et heure. Dans Radio Simenon, Bocquet raconte aussi comment un processus d’identification au jeune homme surdoué de Liège monté à Paris s’est opéré : « Je crois voir des concordances avec mon propre parcours ». Alors, une fois le travail achevé, et ces dix heures diffusées, sa décision est prise : il donne sa démission à Filipacchi, et passe plus sérieusement à l’écriture. Tout cela est raconté sans trop se prendre au sérieux. Le sujet de ces deux ouvrages – la biographie en bande dessinée et le récit autobiographique – est une fois encore la jeunesse : la vraie, celle qui n’en finit pas, avec laquelle on dialogue jusqu’à son dernier souffle, au crépuscule (non « de la vie », mais ce moment précis, inépuisablement renouvelé, où l’on commence à songer où aller boire et danser).

Dans l’ombre du professeur Nimbus, publié dans la collection « Mémoire vive » des éditions PLG, est un essai d’Antoine Sausverd sur l’œuvre « inoubliable », même si aujourd’hui plus que reléguée, d’André Daix, un des pires collabos antisémites qu’ait connu la France au cours de la seconde guerre mondiale. Du passage sur terre de ce sinistre individu nous est resté un personnage imaginaire dont le nom évoque, à la manière de Tournesol (mais sans le génie pratique de ce dernier), le savant farfelu et tête en l’air – cliché populaire qui aura traversé son époque, imprimant durant des décennies une apparente neutralité politique, avant de s’abîmer au carrefour des XXe et XXIe siècles dans la presse d’extrême droite (Présent, National Hebdo). Mais qui se souvient de lui aujourd’hui ? À titre personnel, je pourrais répondre : « Moi ! », même si je n’ai jamais lu aucune de ses histoires (je ne possède pas même le volume de la collection « Copyright » que Futuropolis lui avait consacré en 1985). Ténébreuse affaire, peu ragoutante et pleine de surprises – et même d’un certain talent –, qui incite à lire avec curiosité cette petite somme bien documentée. Né en 1973, Antoine Sausverd est animateur du site Töpfferiana, consacré aux bandes dessinées du XIXe siècle et du début du XXe, au sujet desquelles il a publié par ailleurs nombre d’articles. S’intéressant aussi à certains auteurs de sa génération, comme Jochen Gerner, il fait partie des rares exégètes qui ne se laissent pas contaminer par une indécrottable « fan attitude »… Chez lui, l’esprit de prospection n’est pas affaibli par une addiction aux floraisons sentimentales de la culture BD, et pas davantage alourdi par l’« esprit de sérieux ».

Dans l’ombre du professeur Nimbus, 4e de couverture avec dessin de Maurice Henry, et strip d’André Daix en rabat © PLG.

Qui découvre en 2023 les gags de Nimbus risque de ne leur trouver, dans le meilleur des cas, qu’un côté involontairement décalé. Ce « premier comic strip français à s’imposer dans la presse » sonne étrangement aujourd’hui : il ne provoque plus vraiment de rire franc, tout en continuant à imprimer les signes d’un certain talent graphique. Il convient de ne pas trop chercher à comprendre ce qui s’y agite pour l’apprécier ; donc envisager ce strip comme relevant de l’écriture automatique. Alors l’ébauche d’un sourire (trace visible du passage éphémère d’un plaisir indéfinissable) lui apportera un supplément de vie : le tirera momentanément des limbes où l’Histoire l’a condamné à s’effacer aussi lentement que sûrement. On tirera profit de cette étude – où il est aussi question de défense du droit d’auteur et de propriété intellectuelle (donc de dépossession), de séduction appliquée et d’incurables jalousies – qui tresse peu à peu un portrait dont le « héros », sous ses diverses identités (dont celle de réfugié politique en terre fasciste : le Portugal, après la Libération), n’en sort pas grandi. Reste un cliché, composé de signes visuels devenus mémorables à force d’avoir été répétés – tels un unique cheveu sur le caillou ou un menton en galoche –, qu’Antoine Sausverd réussit à rendre intéressant, et même attrayant. Paradoxe (?) qu’un des meilleurs ouvrages sur la bande dessinée de l’année soit consacré à un auteur aussi répugnant…

2. Pour les amateurs de bande dessinée qui ont vécu les années 1970 – qui sont loin de n’avoir été que « la gueule de bois des années 1960 » –, HP de Guido Buzzelli, sur un scénario d’Alexis Kostandi, évoque tout d’abord un grand souvenir de lecture dans Charlie mensuel. Je retrouve dans mes archives le numéro de mai 1974 où cette histoire en 9 épisodes (6 de 12 pages, puis 3 de 10) a commencé à être propagée en France. Dans ce même numéro nous était révélé pour la première fois le travail de Joost Swarte, avec Esclaves de la seringue, sur un scénario de Willem.

HP compose à lui-seul – même s’il est accompagné d’un autoportrait et de quelques pages d’esquisses du dessinateur, ainsi que d’une préface de Jean-Noël Orengo – le sommaire du 4e volume des Œuvres de Guido Buzzelli aux éditions Les Cahiers dessinés. Me replongeant dans cette histoire qui se frotte à quasiment tous les genres, du western à la science-fiction, j’ai craint tout d’abord qu’elle n’ait pris un sacré coup de vieux ; mais heureusement, il n’en est rien. La qualité de reproduction des planches ainsi qu’une nouvelle traduction relancent l’intérêt pour ce récit qui, bien qu’il soit d’une simplicité enfantine, paraît irracontable en quelques mots. Disons quand même à son sujet qu’après une catastrophe, « certains survivants se sont regroupés dans une ville futuriste régie par des militaires alliés à des scientifiques » qui contrôlent à peu près tout (air connu), tandis que d’autres se sont regroupés en tribus dans la « nature sauvage », transformée par endroits en décharge contaminée par des substances chimiques particulièrement nocives. Ce territoire non borné, où s’exerce une liberté plus ou moins illusoire, est aussi un terrain de jeu pour la haute hiérarchie en poste dans la ville qui se sert des rebelles comme cobayes. Ces « puissants » aux visages masqués se nomment ZK30, MF39 (un des rares à être saisi par le doute), ou encore Colonel, tandis que les outsiders aux visages ravagés sont affublés de sobriquets comme Mâchoire (au tempérament de dictateur potentiel), Homme-Libre (ex MF40), Bouffi ou Léger. Le climat est violent, traversé en permanence par un profond désespoir, et clairement sans issue. On est impressionné par le talent graphique d’un Buzzelli au sommet de son art. On sait que ce dernier a souvent déploré de devoir mettre en sourdine son ambition de « peintre figuratif » pour empiler les planches de bande dessinée ; mais cette vocation contrariée aura été en réalité une vraie chance. Il suffit de regarder comment le dessinateur représente HP, ce cheval-machine hyperpuissant (« horsepower »), pour en être persuadé. C’est fabuleux, et inimitable : ces naseaux et ces yeux illuminant une tête d’un noir profond, cette allure – cette vélocité – sidérante, n’ont pu que nous hanter. On pourrait ne rien comprendre aux intentions du (des) narrateur(s), ou même refuser de traduire en langage clair les « messages » que font passer les mots, il nous resterait ce noir et blanc profondément mélancolique, d’une incomparable force visuelle.

HP © Buzzelli / Kostandi / Les Cahiers dessinés.

HP, ce cheval qui surgit à l’incipit de ce récit et que seul Homme-Libre a don de monter, est une nouvelle variation sur le concept de Cheval de Troie en une époque où un hyperréalisme de cauchemar était de règle : où les composantes électroniques remplaçaient avantageusement la chair humaine. Le sigle « HP » peut aussi faire penser à « hôpital psychiatrique ». De ces deux mondes, bien plus solidaires qu’ils n’en ont l’air, lequel est le plus fou – le plus déréglé ? On remarquera pour finir la présence sur les lieux (côté nature et décharge) d’un double du dessinateur peignant sur un drap tendu un modèle nu en position d’Olympia, sans parler de nombre de poncifs, comme les « hommes-jets », figures obligées de la SF comme les chevaux le sont du Western. Une réédition à marquer d’une pierre noire et blanche.

Baguenaudes est le deuxième livre de Marion Jdanoff coédité par Super Loto Éditions et Grante Ègle. Comme Guerre (2019), dont nous avions salué ici-même la publication, il s’agit un volume plutôt épais : plus de 400 pages (contre plus de 600 pour le premier – mais cette fois, environ 85% des pages sont imprimées, alors que dans Guerre, il n’y en avait qu’une sur deux). Mais peu importe… Il faut, certes, une telle épaisseur pour que ça marche, mais ce qui compte, c’est le mouvement de l’écriture, parfois verbale (comme dans les premières pages introduisant, non sans humour, les thèmes et intentions de l’autrice), mais le plus souvent purement graphique, et même sensuelle, la représentation de formes ne s’opérant jamais au détriment de la matérialisation des sensations.

Baguenaude signifie entre autres : « Promenades, flâneries sans but précis. / Fruits du baguenaudier. / Ancien type de poésies sans souci des règles de versification. / Loisirs sans intérêt, niaiseries. » Le livre est d’abord dédié « À moi » ; puis « À toutes les ruptures et à ce qu’elles permettent ». Autant dire qu’il s’agit d’un travail autobiographique où le corps a son mot à dire ; et la pensée, quelques traits, coups de pinceaux et empreintes, à déposer sur le papier.

Baguenaudes © Marion Jdanoff / Super Loto Éditions / Grante Ègle.

« C’est un cou qui rencontre un autre cou : ça te dit qu’on nuque ? » […] « Partir des os pour arriver à la peau. » […] « Faire du dessin un exercice pratique. » Tout cela au fond – « Prendre le maquis, donc. […] Dessiner de quoi trafiquer. Ruser. Arriver en douce à ces fameux gestes, sensations & parties du corps si connotées qu’elle me sont d’habitude inaccessibles, inconfortables » – est une seule et même chose dont le point de départ ne peut être qu’« un dessin qui débarque. » Et le fait que çà et là quelques clefs soient dessinées ne signifie en aucun cas que Baguenaudes soit un livre à clefs. Bien plutôt un « travail d’introspection », explorant un thème « complexe, comme le rapport à l’intimité, à l’amour – qu’il soit physique ou non » (je résume). Comment parler de l’essentiel – à savoir ce qui échappe aux mots, y compris quand ils s’inscrivent en toutes lettres sur la double page ?

Baguenaudes © Marion Jdanoff / Super Loto Éditions / Grante Ègle.

Peut-être en laissant quelques traces de nos propres baguenaudes : de nos virées à contre-tourne de pages parfois, quand l’image nous adresse un « coucou ! » ; ou quand on reconnaît un corps ou une carapace – tous signes d’un dévoilement différé, mais néanmoins à venir. DoubleBob, un auteur du FRMK dont nous avons récemment apprécié le remarquable Quelques minutes après que le temps s’arrête, fait signe à l’autrice (à moins que ce ne soit le contraire). Mais le mieux, pour céder à Marion Jdanoff le dernier mot, est de recopier ce commentaire en bas de double page : « En fait, j’essaye de donner des (contour)corps à la vapeur d’eau et je peux vous dire qu’elle résiste. »

3. Biblio + Picto est la nouvelle somme graphique de Joost Swarte aux éditions Dargaud. Ayant depuis longtemps, et assez souvent, parlé de ce travail, je me rends compte qu’un des effets du temps qui passe (qui a passé : un bon demi-siècle depuis ses toutes premières publications) a été d’ouvrir divers chantiers d’organisation d’images inlassablement accumulées, selon diverses combinatoires, et de manière quasiment illimitée.

L’équilibre entre rigueur et fantaisie qui caractérise Swarte – qui avance, tel un funambule, sur une corde raide (cette raideur ne se retrouvant pas dans ses dessins, certes nets et sans bavures, mais relevant d’une inimitable souplesse) – le conduit à se retenir d’en rajouter. Qu’il réponde à des commandes ou qu’il parte de sa propre imagination, il cherche toujours les meilleurs sujets, trouvant à chaque fois de bonnes contraintes, que ce soit en vue d’une image se suffisant à elle-même, ou d’un livre en agençant un grand nombre. Biblio + Picto (notons déjà ce ‘+’ qui revient assez souvent chez lui), rassemble ce qui, dans son œuvre, a trait au livre et à la lecture plus ses recherches graphiques : pictogrammes, silhouettes, logos, compositions typographiques. On sent que l’auteur a mis à la main à la pâte jusqu’aux moindres détails de la conception comme de la fabrication du livre (dont l’original hollandais a paru à l’occasion de l’exposition Ode au livre au musée Teyler de Haarlem, en 2022). En épigraphe de ces 111 pages de dessins, on peut lire ces mots de Swarte : « Mon enthousiasme pour le livre provient des auteurs qui lui ont conféré un véritable contenu. Tous ont une place dans ma bibliothèque. » Suit une liste de 17 noms entremêlant, sans la moindre hiérarchie, écrivains (comme Samuel Beckett, Robert Benchley ou Raymond Queneau) et auteurs de bande dessinée (comme Winsor McCay, Robert Crumb, George Herriman ou Hergé). Mais, même si les mots ont leur importance – sous forme de légendes aux images, ou de brefs essais introductifs : Joost Swarte, le dessinateur pense ! (Biblio, Picto ? Cogito, Lego !) de Yasco Horstman et Joost Swarte ou la poésie taquine de Patrick Gaumer –, il s’agit d’un ouvrage qui requiert un exercice plus qu’attentif du regard qui doit scruter de manière aigue le moindre signe, tout en appréciant l’agencement en surface (et en volume) des doubles pages. Le plus simple est d’en montrer une, côté ‘biblio’ :

Biblio + Picto © Joost Swarte : Dargaud.

Yasco Horstman note avec raison qu’il s’agit d’« un livre qu’on n’a jamais fini de lire et dans lequel on peut se perdre sans fin. » Et même si l’on retrouve certaines images déjà publiées dans des ouvrages plus anciens (comme New York Book, précédente compilation thématique chez Dargaud), on doit en reprendre la lecture, sans doute pas vraiment à zéro (douce illusion), mais en appréciant le fait qu’elles soient placées en proximité avec d’autres images, ce qui change tout. Comme le dirait lui-même Joost Swarte : c’est différent. Montrons maintenant une nouvelle double page, côté ‘picto’ :

Biblio + Picto © Joost Swarte : Dargaud.

Avant de quitter à regret ce monde où l’on pourrait s’éterniser, méditons ces mots du graphiste Roman Cieslewicz, en 1984 : « L’intelligence de sa typo est unique, personnelle et logique. Swarte pourra vivre facilement les années 2000 et quelque, sans être atteint par la maladie des Letraset et Mecanorma. » Prémonitoire, non ? Et relevons ce que le dessinateur avait jadis glissé à l’oreille de Patrick Gaumer : « Enfant, je prenais plaisir à jouer, juste jouer. Fabriquer des voitures, des petites maisons avec des Lego, c’était pour moi la chose la plus importante. » Puisque la propagation Swarte continue, demeurons attentifs, en éternels enfants curieux d’un à venir tissé d’images bien moins affectées par le vieillissement que le souvenir.

Restons du côté de l’enfance avec Les indomptés de Blutch chez Lucky Comics. Il s’agit d’une rencontre – d’un frottage éclairé – entre l’univers de l’auteur de Variations et celui du créateur de Lucky Luke, Morris, qui fut, comme tout le monde le sait, associé pour le meilleur à Goscinny. Puisque j’ai cité Variations (Dargaud, 2017), album de reprises de standards de bande dessinée – donc de planches amoureusement choisies –, on se souvient que Blutch y avait intégré sa propre version d’une page du Grand-Duc, un des derniers albums du duo Morris / Goscinny, se montrant d’une fidélité exemplaire, tout en imprimant sa patte : impossible de ne pas reconnaître le trait du jeune admirateur devenu à son tour maître incontesté du médium. Mais ces Variations dispensaient une certaine mélancolie, comme le fera un peu plus tard son autre reprise, celle du monde de Tif et Tondu, réanimé en un one shot mémorable. Avec Les indomptés, reprise claire et nette de ce qui avait été brutalement interrompu par la mort de Goscinny, cette disposition à la mélancolie propre à la variation se fait discrète, afin de retrouver plus directement ce qui perdure de l’enfance : ce qui continue à vibrer, à créer du soulèvement, à remettre à sa place le monde adulte qui aimerait tant en avoir fini avec ces vestiges, comme avec ces vertiges. Au moment où une vraie/fausse intelligence artificielle (usant du très laborieux travail d’une main humaine, ce qui est un comble) tente de faire de Gaston Lagaffe ce qu’il n’aura jamais été, ce Lucky Luke, hanté par les années cinquante à soixante-dix du siècle dernier, sonne on ne peut plus juste, en jouant intelligemment avec certains clichés – l’essentiel de ce qui fait signature de la série –, c’est-à-dire sans nostalgie, et sans porter le moindre jugement moral. Les indomptés, c’est l’intrusion du Petit Christian dans l’univers de Morris qui retrouve ainsi une nouvelle jeunesse : celle d’un auteur chevronné de plus de cinquante ans qui sait mieux que personne jouer avec les âges de la vie.

Les indomptés © Blutch / Lucky Comix.

N’ayant encore pu découvrir cette histoire que sous forme de fichier numérique, j’en resterai là pour aujourd’hui, me contentant de relever cette première impression, déjà solidement ancrée : il s’agit de la meilleure reprise d’un classique depuis fort longtemps (avec me semble-t-il l’assurance que ça ne dégénèrera pas dans un futur plus ou moins proche en nouvelle série).

Il aurait pu être question dans cette chronique déjà trop copieuse d’autres ouvrages de bande dessinée tout aussi excellents : aussi bien ceux qui m’ont échappé, que ceux matériellement tenus en main pour lesquels je n’ai pas encore trouvé de mots pour en parler. Tentons cependant de sortir de la pile de ces lectures en attente trois titres, fort différents.

D’abord ce collectif rassemblé pour les vingt-cinq ans d’existence d’Atrabile, maison d’édition genevoise dont nous commentons volontiers les parutions successives les plus marquantes. Son titre, « Autre chose » – avec des guillemets –, fait entendre ceci : tenter de « repousser un peu les limites du médium » ; manifester le désir de produire « autre chose » ; créer quelques battements entre ce qui relève de la bande dessinée ou de l’illustration et ce qui relève d’expérimentations en tous styles et en tous genres. Pour le coup, mission accomplie : 46 auteurs & autrices associé(e)s à cette maison d’édition, disposant chacun(e) de deux (parfois) ou (le plus souvent) quatre pages. C’est très coloré dans l’ensemble, et peu envahi par le langage verbal (ce qui ne veut pas dire silencieux). L’ensemble est irracontable, et tant mieux. Il suffit de tourner les pages pour s’en rendre compte – et y prendre un certain plaisir.

Ensuite, ce premier volume d’une nouvelle collection d’ouvrages de bandes dessinées au Seuil dirigée par Thomas Ragon : De l’air de Gabrielle Piquet. Difficile pour le lecteur, toujours intrigué, mais parfois sur la réserve, d’en faire un commentaire pertinent. Ce livre qu’on peut qualifier d’essai, irrigué par le souvenir conjoint de Montaigne et de Quino, confirme le haut potentiel du langage bande dessinée à produire quelques échappées verbales et graphiques, en prenant quelque risque à glisser avec plus du moins d’adresse sur certaines pentes savonneuses (mais heureusement il y est aussi question de lévitation – et de bien d’autres formes de transport). Même si le résultat est parfois déconcertant, tout un monde aura été forgé concrètement sur papier. Ça vole parfois comme un ange, et ça chute aussi. Ça parle d’amour et d’amitié tout en ne disant rien qui ne soit mis à distance par le langage – ou plutôt sa rythmique, ses assonances, son poétisme quand ça ne va pas, comme sa poétique quand ça remonte au plus haut, nous comblant d’aise (voyez comme les mots de la « critique » viennent et ne viennent pas, simultanément). Jetant un coup d’œil rapide au programme à venir de cette collection, j’y retrouve le nom de Blutch (pour La Sérénade) et, plus inattendu, « une magnifique biographie de Karlheinz Stockhausen » encore sans nom d’auteur. On sera vigilant.

Enfin le troisième volume du Génie des Alpages de F’Murrr, qui reprend les excellents albums sept à neuf (Tonnerre et mille sabots, Dans les nuages et Après nous… le déluge ?), enrichis de quelques pages d’esquisses, études et autres documents, et d’une non moins excellente préface de Jean-Pierre Mercier, Un jubilé de génie, qui souligne fort justement les multiples significations du mot « génie », ainsi que la formidable liberté des personnages féminins, « indépendantes et maîtresses d’elles-mêmes », dans ces bandes, ce qui n’était pas si fréquent ces années-là en ce domaine…

(à suivre)

Loustal (dessin), Jean-Luc Fromental, José-Louis Bocquet et John Simenon (scénario), Simenon, L’Ostrogoth, Dargaud, octobre 2023, 128 pages, 24€
José-Louis Bocquet, Radio Simenon, La Table Ronde, octobre 2023, 48 pages, 7,60€
Antoine Sausverd, Dans l’ombre du professeur Nimbus, PLG, octobre 2023, 192 pages, 15€
Guido Buzzelli (dessin), Alexis Kostandi (scénario), HP, Les Cahiers dessinés, Octobre 2023, 120 pages, 34€
Marion Jdanoff, Baguenaudes, Super Loto Éditions / Grante Ègle, novembre 2023, 416 pages, 30€
Joost Swarte, Biblio + Picto, Dargaud, novembre 2023, 112 pages, 28,50€
Blutch, Les indomptés, Lucky Comics, décembre 2023, 48 pages, 13€
Collectif « Autre chose », Atrabile, octobre 2023, 168 pages, 26€
Gabrielle Piquet, De l’air, Éditions du Seuil, novembre 2023, 112 pages, 22€
F’Murrr, Le Génie des Alpages volume III, Dargaud, novembre 2023, 188 pages, 21,50€