Choses lues, choses vues (24): bande dessinée, etc.

© Virginie Vincienne

On peut préférer les recueils de strips aux épais romans graphiques, c’est mon cas, même si je place assez haut ces “sommes” incontournables que sont, par exemple, L’Ascension du Haut Mal de David B ou… (il y en a bien d’autres, mais ne commençons pas à dresser des listes). La Revanche des bibliothécaires de Tom Gauld (Éditions 2024) et From Eggman to Eggman de José Parrondo (L’Association) ont en commun d’enrichir la longue histoire des formes brèves. Près de 160 strips pour le premier et environ 220 pour le second, chacun tenant en une page : un rectangle deux fois et demi plus long que haut, présentant aussi bien une seule image que deux, trois, quatre, etc., jusqu’à une bonne douzaine de cases pour Gauld ; un carré de deux fois deux cases pour Parrondo, à l’exception d’une séquence de 16 pages, composée de petits “tableaux”, créant une forme de rupture formelle bienvenue.

J’ai déjà tenté, à plusieurs reprises, de commenter les livres de ces deux auteurs, cherchant plus ou moins laborieusement de bonnes formulations pour faire passer ce que j’y trouve à chaque fois de singulier, de bien pensé, de finement dessiné, de drôle, d’épatant, voire d’admirable – et ce d’autant plus que l’un comme l’autre ne cherchent jamais à forcer l’admiration par l’usage d’une forme d’esbroufe graphique. Mais il est bien plus difficile de faire passer par le langage verbal un simple strip qui vous laisse coi (qui vous saisit instantanément) qu’un bavardage narratif quelconque dont on pourra toujours tirer une forme de résumé. Comment ne pas séparer le dessin (le trait, le traitement en surface) de l’idée qui l’a fait naître ? Et réciproquement : comment ne pas séparer l’idée du dessin qui l’a fait surgir ? Le seul moyen de ne pas sombrer dans l’écueil du commentaire naïvement redondant, c’est de donner à voir ce qui nous a incité à ouvrir un petit “chantier critique”. Commençons par La Revanche des bibliothécaires. Mais quel strip choisir, étant donné qu’ils sont quasiment tous imparables ? Le tout premier (qui donne le ton) ?

La Revanche des bibliothécaires © Tom Gauld / 2024

La Revanche des bibliothécaires est le septième livre de Tom Gauld publié en français par les Éditions 2024 si on compte Goliath (paru en 2013 à L’Association, puis réédité l’hiver dernier par 2024). C’est aussi son quatrième recueil de strips, après Vous êtes tous jaloux de mon jetpack (2014), En cuisine avec Kafka (2017) et Le Département des théories fumeuses (2020). Comme les deux premiers, La Revanche des bibliothécaires propose des planches publiées chaque dimanche dans le cahier littéraire du journal anglais The Gardian (notons que certaines d’En cuisine avec Kafka ont été “commandées par le New Yorker ou le New York Times” ; et que celles du Département des théories fumeuses proviennent du New Scientist). Comme j’ai sorti les six précédents livres de Gauld de ma bibliothèque afin de rafraîchir ma mémoire, ce qui me frappe avec ce septième, c’est le changement de format : toujours à l’italienne, mais avec 2,5 cm de plus en longueur et 1 cm de moins en hauteur – la maquette de couverture et la reliure étant aussi différentes, mais non moins soignées. Est-ce important de le noter ? Peut-être. Tout compte. Plutôt que de s’épancher sur ce qui ne peut être paraphrasé, autant s’attacher à ce genre de détail.

À moins d’être abonné aux journaux anglo-saxons, les retrouvailles avec l’art de Tom Gauld se font, à chaque parution en volume, par séries d’environ cent-cinquante strips. On peut (ou non) en enchaîner la totalité (même s’il me semble préférable de prendre son temps : de les déguster un par un, chaque page se suffisant à elle-même, même si rejouant sa partie au contact de celles qui l’environnent). Rien de fermé dans cet art de la variation. Rien de balisé dans cet art du déplacement. Si les lecteurs et lectrices de bande dessinée privilégieront probablement une lecture séquentielle, d’autres sont possibles, y compris hors-livre (dans la tête ; ou sur un mur hypothétique où serait accroché une planche), jusqu’à l’oubli du gag, afin de se concentrer sur la puissance graphique du dessin (car Tom Gauld n’est pas qu’un “génie de l’humour”, il est un des grands graphistes d’aujourd’hui – je renvoie à ma lecture du Département des théories fumeuses pour plus de précisions à ce sujet). Le contraire est aussi envisageable, on dira (en se forçant un peu) sans trop de dommage (ne croyez pas qu’on puisse se passer longtemps des “petites vignettes dessinées”). Recopions donc quelques légendes de strips, ne serait-ce que pour donner une idée de l’ingéniosité verbale de l’auteur : “Pandémie de Covid-19 : conseils tirés d’un roman de la Régence.” Case 1 : “Restez à la maison / comme une jeune femme exclue pour comportement inconvenant.” Case 2 : “Respectez la distance sociale / comme des amants secrets sous l’œil attentif d’une tante revêche.” Case 3 : “Lavez-vous les mains / comme une duchesse après un contact avec le garçon porcher.” Case 4 : “Portez un masque / comme un gentilhomme en route pour un rendez-vous galant au clair de lune.” (Vous concentrant sur le texte, entendez-vous une voix ?)

Les trouvailles de Gauld – à l’humour smart et cultivé – sont aussi simples qu’efficaces : “Des romans revus et corrigés pour le lecteur moderne pressé : Cent minutes de solitude de Garcia Márquez, L’Écume d’une nuit de Vian, Vingt lieues sous la mer de Verne, etc.” On peut aussi relever quelques figures récurrentes : la romancière typiquement anglaise ; l’éditeur (ou l’éditrice) qui “aimerait suggérer quelques aménagements et un léger changement d’orientation” (comprendre : “écrire un tout autre livre”) ; le lecteur qui le soir, au lit, prend un bouquin sur la table de chevet, l’ouvre à l’endroit où il a glissé la veille un signet, avant d’attraper son téléphone pour parcourir les réseaux sociaux pendant 45 minutes et qui finalement s’endort, après avoir replacé le signet exactement au même endroit, etc.

La Revanche des bibliothécaires © Tom Gauld / 2024

Comme ces strips ne peuvent être rassemblés en recueils consistants que tous les deux (ou plutôt trois) ans, rendez-vous en 2025 pour une reprise de commentaire impossible de ces planches du dimanche qui font mouche à coup sûr (à moins qu’un nouveau “roman graphique”, bref et minimaliste, comme les formidables Vers la ville ou Police Lunaire nous prenne par surprise d’ici-là).

Passons à From Eggman to Eggman, ouvrage de format carré (15 x 15 cm), imprimé en bleu (Pantone). C’est la suite du chantier (un strip de 4 cases par jour en principe) ouvert par I am the Eggman, paru en janvier 2021, qui, lui, était de format rectangulaire (19 x 14 cm) en noir et blanc (avec quelques pages en valeurs de gris) et un peu plus épais (304 pages).

S’il est, comme on vient de le voir, à peu près possible de raconter certains micro-récits dessinés de Tom Gauld, y relevant les mots qui y sont calligraphiés (faisant passer un trait d’humour sans avoir nécessairement besoin de caractériser le trait dessiné qui l’accompagne), c’est une autre affaire avec ceux de José Parrondo, même si son éditeur s’y essaie dans son communiqué de presse : “Eggman repeint le paysage afin qu’il soit conforme au tableau. Eggman se cogne au plafond de la case. Eggman laisse sa place à une mouche sur un banc public. L’oiseau laisse sa branche à Eggman. Les dés à jouer perdent leurs points.” Etc. Mais si ces brefs résumés sont assez plaisants, surtout si on en enchaîne un certain nombre (comme on compose une suite de haikus), il est impossible de saisir pleinement à quel point ces saynètes peuvent être jouissives sans avoir concrètement le dessin sous les yeux. J’ai eu la chance de voir les originaux, je peux affirmer qu’ils valent la peine d’être exposés, le dessin n’étant pas seulement vecteur de l’idée, mais aussi objet et sujet du travail – ce qu’un regard un peu exercé reconnaît immédiatement. Comme déjà noté au moment de la parution de I am the Eggman : ce qui est en jeu dans ces strips en quatre cases, c’est la recherche conjointe du trait et de l’idée, susceptible de renouveler le mystère de leur accordage.

From Eggman to Eggman © José Parrondo / L’Association

On constate que la plupart de ces petites scènes de la vie d’Eggman sont muettes. Mais on en trouve quelques-unes qui nous rappellent que José Parrondo aime jouer avec les mots : “Eggman raconte sa vie à un mur. / Le mur semble n’avoir rien à dire. / « Tant que tu m’écoutes, dit Eggman, je suis content. » / Ces deux-là sont faits pour s’entendre.” Ou encore, alors que dehors il pleut, notre homme-œuf, pourtant bien à l’abri à l’intérieur de la maison, ouvre son parapluie : “Il oublie vite qu’il est dedans”. Parrondo renouvelle certaines “vieilles catégories” en déroulant des scènes burlesques en quatre temps, donnant ainsi quelque chose comme les dernières nouvelles d’absurdie. Qu’attend Eggman ? Peut-être rien – ce Rien que José Parrondo a donné en titre d’un de ses récents ouvrages (L’association, 2017). Non pas le rien pour le rien (ou pour rien), mais celui qui forme un tout, de variation en variation : une histoire sans fin, composée de choses de peu, non spectaculaires, mais aussi précises et affirmées qu’un mécanisme d’horlogerie – animée par un minimalisme non volontariste où tout compte. Un rien plus que vivant qui, emplissant l’espace, donne le la du temps qui passe (j’égrène pour finir quelques notes prises à la levée : Jeux avec le mimétisme d’un expert en combinatoire. Peu de signes, en effet, mais récurrents. Tex Avery (tout contre) Art contemporain. Petite chanson (tout contre) Musique de chambre. Grand art, de mesure à démesure, jouant avec les changements d’échelle… On ne remerciera jamais assez l’auteur, ce rêveur éveillé – ce logicien subtil –, de nous apporter notre dose quasi-quotidienne d’Eggman via les réseaux sociaux (en attendant patiemment un troisième recueil).

From Eggman to Eggman © José Parrondo / L’Association

Satie de Jean-Yves Duhoo porte le n° 104 de la collection “Patte de mouche” à L’Association. Il s’agit, une fois encore, d’une suite de planches muettes (mais, on va le voir, potentiellement sonores), organisée en séquences d’une à trois pages, mettant en scène Erik Satie tel que l’a rêvé le dessinateur (qui est un grand amateur du personnage, archicélèbre pour sa musique – ou disons plutôt pour une infime partie de ses partitions – et qui fut aussi un calligraphe et un écrivain de premier ordre). Vingt-deux petites pages format 10,5 x 15 cm, plus deux dessins en couverture et en 4e de couverture, suffisent à Jean-Yves Duhoo pour tracer un portrait du compositeur de Sports et divertissements et de Parade.

Satie © Jean-Yves Duhoo : L’Association

Plutôt nerveux graphiquement, avec quelques pauses mélancoliques, ces récits muets et assourdissants (si on en croit la représentation graphique du son) mettent en évidence les contradictions qui ont animé Satie, tiraillé selon les époques entre une veine archaïsante (le musicien modal des débuts) et une attirance pour l’esprit d’avant-garde (Dada notamment, dans ses dernières années). Frappes de machine à écrire, sifflets et autres coups de révolver, se mixent avec de délicieuses mélodies, plus simples à mémoriser que faciles à interpréter (quand le langage musical se montre aussi dépouillé, il faut encore plus de concentration pour le faire sonner avec justesse : “ouvrez la tête comme l’écrivait Satie). Quand on évoque le compositeur des fameuses Gymnopédies et des méconnues Choses vues à gauche et à droite (sans lunettes), ou encore de Vexations, on entend des accords de neuvième et des tritons : incertitude harmonique, divines maladresses produisant d’inoubliables effets ; on se remémore aussi les amitiés et inimitiés, d’un jour ou de toujours, d’un musicien ayant un caractère aux humeurs changeantes, et beaucoup d’humour comme tous les vrais mélancoliques : mondain contrarié et reclus misogyne, homme de la retenue délicate et alcoolique excessif, afficionado de la parade ayant le goût du secret… Satie est devenu mythique, même s’il demeure, sinon inconnu, disons aussi impénétrable que son antre d’Arcueil (il faut quand même relever plusieurs essais biographiques et thématiques assez fouillés, comme ceux d’Ornella Volta et de Jean-Pierre Armengaud). Jean-Yves Duhoo a bien saisi de quel bois était fait Satie (dont le titre de cette “patte de mouche” ne reprend pas le prénom, à la manière du Ravel d’Echenoz) : lunettes et barbiche, canne et chapeau, verres toujours pleins et pages de partitions souvent vides, airs à faire fuir et danses de travers, soirées chez la Princesse et longs et lents retours de nuit en banlieue où personne ne l’attend… Il invente même une scène aussi drôle qu’improbable où Satie et Stravinsky se retrouvent à quatre mains au piano – les connaisseurs se souviennent que le premier a écrit au second, le 15 septembre 1923 : “Vous, je vous adore : n’êtes-vous pas le Grand Strawinsky ? Je ne suis que le petit ES” ; tandis qu’Igor Stravinsky, qui l’avait rencontré chez Debussy, écrit dans Chroniques de ma vie, 1935 (dix ans après la mort de Satie) : “Il me plut du premier coup. C’était une fine mouche. Il était plein d’astuce et intelligemment méchant.” André Boucourechliev, compositeur et biographe de Stravinsky, pensait, probablement avec raison, que le Russe appréciait “la neutralité de la musique du [Français], son refus de tout subjectivisme, son détachement de toute « expression ».” Une telle “fine mouche” méritait une “patte de mouche” tout aussi fine. C’est maintenant chose faite.

Saturnine d’Alex Baladi vient de paraître chez Atrabile. Je ne me risquerai pas à lui donner un numéro d’opus, tant cet auteur suisse, “né à Vevey, longtemps actif à Genève, vivant et travaillant à Berlin”, est productif. Lui rendant hommage au moment où Baladi, Prix Töpffer 2018,  était l’invité d’honneur du festival de Lausanne (BDFIL) 2019, Jean-Christophe Menu écrit : “Il est donc enfin prophète en son pays : c’est heureux et c’est probablement parce que, préoccupé par tout autre chose que ce genre de récompenses, il n’a jamais dévié de sa trajectoire complexe et sans concessions […] Jamais Baladi n’arrêtera de faire, en plus de ses nombreux livres, des fanzines photocopiés à quelques exemplaires, ce qui rendra sa bibliographie exhaustive quasiment impossible.” C’est si vrai que le n° 5 de la revue Bédéphile, sorti à l’occasion de ce festival, propose un essai de bibliographie qui n’occupe pas moins de six pages, chacune présentant du texte sur cinq colonnes : rien que pour les livres (les 3/5e de la première page), on dépasse les 50 titres. Donc, je ne peux prétendre pas les avoir tous lus, même si j’en conserve précieusement un certain nombre dans ma bibliothèque (que je ressors du coup, appréciant une forme de continuité – de qualité constante – ouverte aux différences). Dans un entretien avec Dominique Radrizzani, qui l’interroge sur l’irruption de la couleur dans son œuvre récente, Alex Baladi répond qu’“en fait [il] a toujours fait de la couleur, mais pas pour les livres, pour des illustrations originales. À cause des coûts et des reproductions qui peuvent être assez mauvaises.” Comme Robinson suisse, son précédent livre chez Atrabile en 2019, Saturnine est en couleurs. On pourrait dire : véritablement en couleurs, aux antipodes d’un mièvre coloriage ou d’un vague “supplément”.

Saturnine © Alex Baladi / Atrabile

Saturnine joue franchement avec le médium, comme avec le genre (la “bande dessinée d’aventure”). Dans un prologue de quatre pages en noir et blanc (où les familiers retrouvent illico ce qu’ils apprécient chez cet auteur qui ne sera jamais prisonnier d’un quelconque gaufrier), Baladi raconte sa découverte récente du livre d’Albert Robida, Les voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul (1879-80) dont le héros – qui traverse sur 808 pages (avec 453 illustrations de l’auteur) les 5 ou 6 parties du monde et tous les pays connus ou même inconnus de M. Jules Verne – est le fils adoptif d’un singe. “Les dessins de singes de [Robida] me rappellent ceux de mon Robinson suisse, et le récit se déroule aussi sur une île imaginaire quelque part dans l’Océan Pacifique. Et si c’était la même île ?” Baladi décide d’adapter cette histoire (qui anticipe le Tarzan de Edgar Rice Burroughs) à sa manière, donc de la transposer. Il avait déjà proposé en 2006-07 une version assez étonnante du Garage hermétique de Mœbius, Le Garage mimétique, où le Major Grubert était devenu(e) la Major Grubert (de sexe féminin). Il fait de même avec le Saturnin de Robida qui devient Saturnine. Et ça nous donne, entre autres choses, le plaisir de retrouver cette île aux singes où un bébé naufragé sans identité est recueilli et éduqué par ces animaux très colorés au pelage rouge, à la peau bleue, avec quelques touches de jaune pour les dents et le “blanc” des yeux. Glissant d’un état (du monde) à un autre – d’une réalité fantasmée à l’autre, où une constante agitation atteste qu’on y vit et qu’on y meurt –, l’enfant sauvage trouve sa voie (sa voix, qui murmure, chante, par mimétisme : Darladidadada…) par le truchement d’une narration à la fois très classique (charriant notamment des souvenirs de lectures d’enfance) et irracontable (ce serait l’affaiblir que de la réduire à un résumé d’intentions) : jeux de l’identité retrouvée et du paradis perdu. Cette parodie furieuse d’une parodie amusante (Farandoul de Robida et ses voyages très extraordinaires dans des pays inconnus de Jules Verne) prend les chemins non balisés d’une aventure de l’écriture en bande dessinée : ouvertement poétique, nous dit-on. Et joyeusement subversive.

Toujours chez Atrabile, en coédition avec la Collection de l’Art Brut, un ouvrage écrit et coordonné par Erwin Dejasse, faisant office de (très beau) catalogue de l’exposition Art Brut et bande dessinée présentée du 16 septembre 2022 au 26 février 2023 à Lausanne. Dans sa préface, Sarah Lombardi (la directrice de la Collection de l’Art Brut) écrit qu’“aborder l’Art Brut à travers le prisme de la bande dessinée peut, à première vue, sembler surprenant. Or, quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que le point commun entre ces deux domaines d’expression artistique est le rôle primordial qu’y jouent l’écrit et l’image. Dans les œuvres d’Art Brut, ces modes d’expression cohabitent souvent et dialoguent librement sur un même support, sans qu’aucune hiérarchie ne vienne les départager” – ce que l’on retrouve aussi dans la “forme bande dessinée” dont Erwin Dejasse, chercheur, commissaire de cette exposition et auteur du texte du catalogue, est un excellent exégète.

Après avoir relevé la déception des auteurs de bande dessinée présents au Festival BDFIL de Lausanne de 2019 (que nous venons d’évoquer), empêchés de visiter la Collection de l’Art Brut fermée pour cause de travaux, Erwin Dejasse ouvre son Apologie du cadre par une série de questions : “Pourquoi tant de créateurs de bandes dessinées éprouvent-ils un intérêt aussi vif pour les œuvres d’Art Brut ? Quels liens ténus peuvent relier deux domaines de création qui pourtant s’opposent par bien des aspects ? Le premier est souvent décrit comme un média de masse, quand le second renvoie à la solitude de l’artiste qui ne paraît pas devoir se soucier de plaire aux goûts supposés du public. Quel rapport même lointain peuvent entretenir des réalisations où, pour reprendre les mots célèbres de Jean Dubuffet, le créateur « tire tout de son propre fond » et un mode d’expression hypercodifié par ses usages et ses dispositifs ?” Au-delà de l’usage commun de l’écrit et de l’image sur le même support, il y a le fait que “l’art en retard” (c’est ainsi que Jean-Christophe Menu caractérisait la “bédé” dans L’Éprouvette) a expérimenté quelques changements ces dernières années. Erwin Dejasse s’intéresse à ce qu’on appelle la bande dessinée alternative, “née d’une volonté de rupture avec les pratiques des grosses structures éditoriales qui, mues par le souci de la rentabilité immédiate, ont largement privilégié les formules éprouvées et, dès lors, réduit le champ des possibles.” Ce renouvellement des formes “a contribué à faire de la bande dessinée un médium particulièrement mouvant et instable. Les dernières décennies ont été marquées par l’avènement de l’autobiographie, du reportage, de l’essai et de la poésie au sein d’une production jusqu’alors dominée par la fiction aventureuse et la chronique humoristique.” L’intime libéré, le cadre éclaté, le discontinu revendiqué, les dissonances entre le verbal et le visuel, sont au programme. Mais si la bande dessinée n’est pas partie prenante de l’Art Brut – ce n’aurait guère de sens de le revendiquer –, elle s’y frotte parfois, dialogue avec, expose ses affinités tout en marquant ses différences. Erwin Dejasse énumère les lieux de rencontres, tels Le Dernier Cri à Marseille qui publie la revue Hôpital Brut, ou United Dead Artists, la maison d’édition créée par Stéphane Blanquet, qui font tous deux de leurs publications “des espaces ouverts à toutes les virtualités graphiques, y compris des réalisations échappant à des formes de dispositifs contraignants, dues à des créateurs autodidactes, marginaux, handicapés mentaux ou issus d’institutions psychiatriques.” On sait le travail exemplaire en Belgique de la “S” Grand Atelier qui a initié des collaborations fructueuses entre personnes porteuses d’un handicap mental et auteur(e)s de bande dessinée (publiées par le Frémok / Knock Outsider !) J’ai déjà eu le plaisir de défendre dans ces chroniques certains ouvrages issus de ces rencontres comme L’amour dominical de Dominique Goblet et Dominique Théate – ce dernier étant présent dans cette exposition parmi une trentaine d’autres “créatrices et de créateurs étrangers aux circuits institués de l’art.”

Si on connaît assez bien certaines figures majeures de l’Art Brut – Henry Darger par exemple –, d’autres sont à découvrir. Faisant partie des ignorants – malgré deux passages à Lausanne et quelques ouvrages en bonne place dans ma bibliothèque (une mention pour ceux de Michel Thévoz, ancien conservateur de cette Collection de l’Art Brut) –, ce catalogue me permet de découvrir certains artistes qui gagneraient à être mieux connus. Comme on n’a pas la place de tous les citer, relevons deux ou trois univers formidables, comme celui de l’américain Frank Johnson, dont l’épouse a découvert “à la mort de son mari, une boîte à cigares remplie à ras bord de dessins et pas moins de vingt-huit cahiers dont les pages sont couvertes de bandes dessinées réalisées entre 1928 et 1978. Jamais son mari ne lui [avait] parlé de cette activité !”

Art Brut et bande dessinée p. 71. Frank Johnson © Atrabile / Collection de l’Art Brut

Ou l’univers très singulier de Denis Baudouard, dont un des dessins se trouve en couverture de ce catalogue (et en affiche de l’exposition). On dit de lui qu’à l’âge de huit ans, il était “capable de représenter de mémoire des sujets complexes avec une précision rare”. Et qu’il a suivi “un cursus normal jusqu’à l’âge de quinze ans, avant que sa scolarité ne soit perturbée par ses accès de colère et ses difficultés relationnelles.” Il a ensuite séjourné en clinique dans le Loir-et-Cher. Je vous laisse découvrir la suite – et le reste. Il est heureux que cette idée de mettre en avant le langage bande dessinée dans des travaux d’art brut ait donné, à l’arrivée, une telle suite de “récits en images”, virtuoses ou non, fouillés ou non, éclatés ou non, en un mot : personnels, marquant de belles différences que les professionnels de la bande dessinée devraient regarder de plus près.

Art Brut et bande dessinée, Denis Baudouard © Atrabile / Collection de l’Art Brut

Un album en apparence plus classique pour conclure ce petit tour d’horizon des nouveautés de fin d’été. Signé Andrea Serio pour le dessin et Igort (que l’on connaît bien) pour le récit, Gauloises, publié chez Futuropolis, est un polar peu bavard qui laisse beaucoup de place à l’expression graphique où le travail de la couleur est aux antipodes d’un quelconque mode de remplissage des contours.

Cette histoire de tueur fumeur de Gauloises, je l’ai lue et relue plusieurs fois, et ne suis pas sûr de l’avoir parfaitement comprise. Son succès, sur lequel l’éditeur insiste (“il a fait l’unanimité de la critique transalpine”), m’intrigue, même si je comprends la séduction que son dessin opère et la qualité, toute en retenue, d’un scénario où l’on ne trouve que peu de dialogues. Développant lentement une sorte de monologue intérieur relevant du genre polar, mais auquel la mise en images impulse un côté free, à la manière des disques de jazz de John Coltrane ou d’Ornette Coleman (à la frontière des années 1950 et 1960) proposés en tant que bande sonore potentielle. Je recopie les premiers mots jetés sur un post-it à première lecture : Ne pas comprendre ce qui est raconté, ne veut pas dire ne pas apprécier. Et il est vrai que le dessin fait passer l’essentiel, à savoir le mood – l’ambiance : ce qui traverse les corps dans un paysage à la fois immobile et en mouvement. Aussi peut-on facilement se perdre comme ne jamais perdre pied dans les zones incertaines où se déroule “l’action”. Tous les signes – les objets, les lieux – conventionnels sont présents, de manière parfois un peu décalée (selon le principe de variation inhérent au genre). Mais on en trouve aussi d’autres plus singuliers, comme cette marionnette que manipule un ventriloque (un protégé du parrain local) que notre fumeur de Gauloises assassine. Une fois de plus ce qui compte, c’est la manière dont l’espace-temps se déplie dans une histoire où on trouvera inévitablement une prostituée, un boxeur, une mer “si sombre”, une “boîte minable”, un cadavre dans un coffre de voiture, quelques précipités ultrarapides, et surtout du brouillard – cette épaisse couche de brouillard qui recouvre Milan. Avant de clore cette chronique, je fais une ultime lecture de Gauloises, cette fois sans ralentir – m’interdisant tout arrêt sur image. Et constate que je savoure, une fois de plus, cette impression de ne pas tout comprendre (même s’il est probable qu’en réalité, “tout” ce qui devait être compris l’a été). C’est le privilège des lecteurs que d’apposer le fin mot de l’histoire. Et il leur faut être reconnaissant à chaque fois que l’auteur(e) ou les auteurs leur ouvrent la possibilité d’une lecture en perpétuelle reprise : en parfaite ignorance – en dehors de quelques réminiscences sensorielles – de ce qui s’y passe.

Gauloises © Serio & Igort / Futuropolis

Tom Gauld, La Revanche des bibliothécaires, Éditions 2024, septembre 2022, 160 p., 17 €
José Parrondo, From Eggman to Eggman, L’Association, septembre 2022, 224 p., 15 €
Jean-Yves Duhoo, Satie, L’Association, collection “Patte de mouche”, septembre 2022, 24 p., 3 €
Alex Baladi, Saturnine, Atrabile, août 2022, 128 p., 26 €
Erwin Dejasse, Art brut et bande dessinée, Atrabile / Collection de l’art brut, septembre 2022, 160 p., 35 €
Serio & Igort, Gauloises, Futuropolis, août 2022, 88 p., 17 €