À la frontière, on peut ressentir un certain détachement envers ce qui ne cesse de tomber en toutes saisons, tout en entretenant une curiosité maladive pour ce qui a le pouvoir de relancer l’attente, en la décevant. Aujourd’hui, c’est bande dessinée, avec cet etc. relatif à de trop rares débordements du champ qui, s’ils ne satisfont guère les aficionados de la BD, comblent les amateurs d’imbrications inédites entre les mots et les images. Priorité à la forme, contre le genre (même si parfois tout contre, comme dirait l’autre) : que peut-il se passer qui touche les sens avec acuité au lieu de les épuiser par de vaines répétitions ? Grande affinité avec ce qui provoque des arrêts du temps – points d’orgue sur une mesure de silence que l’on ne saurait remplir d’assertions sentencieuses. La forme bande dessinée se brûle parfois à la frontière de l’abstraction, sans pour autant verser dans le refus de toute narration. En parler suppose une certaine retenue. Rendons-nous dans les zones frontalières du Terrain Vague avec le désir de ramasser de belles pierres enfouies sous les herbes folles sur lesquelles on trouvera aussi bien des empreintes fossiles que la poussière du jour. So May we start ?
1.
Yannis La Macchia, membre du collectif Hécatombe – souvenons-nous du Fanzine carré (et notamment son Numéro C, cube de 9 x 9 x 9 cm, composé de 90 récits se déployant sur 900 pages et tiré à 999 exemplaires, chacun d’entre eux présentant de légères différences) et d’Oblikvaj, livre objet de format 33 tours, réalisé avec l’ensemble musical Batida, associant un recueil de dessins à interpréter en tant que partitions graphiques et deux vinyles –, a publié en 2017 chez Atrabile Des bâtisseurs, une bande dessinée plutôt remarquée qui, six ans après, n’a rien perdu de son charme ni de son éclat – autrement dit : de sa force proprement graphique. Longtemps épuisé, Des bâtisseurs est aujourd’hui réédité par Atrabile, à l’occasion de la publication de Naturellement, deuxième livre de Yannis La Macchia chez cet éditeur genevois. De format légèrement plus grand et surtout plus épais, ce nouvel opus semble au premier regard plus complexe que le précédent ; mais c’est probablement une illusion, car si on l’explore à fond (c’est-à-dire en surface, mais de manière non-superficielle), il s’avère, du moins dans un premier temps, plus simple à appréhender (je veux dire que son apparence complexe, avec ces fonds colorés changeants et son addiction à l’esprit de variation, se laisse aisément apprivoiser, au point de nous donner – nouvelle illusion – le sentiment d’un monde organisé où nous ne pourrions nous égarer).
Naturellement est comme une condensation – un précipité alchimique – de nombre de contradictions relatives à “la forme bande dessinée”, sensiblement respectée tout en étant constamment remise en question, ne serait-ce que par les relations trait / couleur ou contour / fond (le blanc du papier, en réserve, remontant parfois à la surface). De cette succession de séquences (le livre est découpé en 8 parties, précédées par une introduction), on ne pourra détacher sans dommage une image. Et pas davantage synthétiser ce qui s’y trame en un quelconque résumé des anecdotes (ou “racontars”) qui y prolifèrent. Une expérience du terrain vague, au sens littéral, pas si courante en ce domaine.
Reprenons maintenant quelques lignes de la présentation de l’éditeur : “Les médias en font leurs choux gras : un mystérieux virus informatique, défiant toute logique, se transmettrait aux humains avec un résultat aussi morbide qu’ahurissant. Pourtant la vie continue, et si le virus questionne, il n’empêche pas une certaine communauté d’avancer […], tentant de s’organiser le plus horizontalement possible, malgré le côté pour le moins disparate de ses membres, malgré les tensions, les dissensions et les incompréhensions, et essaye d’œuvrer en accord avec ses principes et son éthique.” Il s’agit donc d’un questionnement sur le “vivre ensemble” – version communauté désœuvrée (?) – et, entre autres, sur les liens des humains avec la “nature” – la “naaaaatuuuuure” (Nature, elle ment ?) On appréciera l’ambigüité des réponses ; ou plutôt, un véritable sens de l’ouverture qui nous permet de traverser ces 264 pages, avant que l’auteur ne nous précise ses intentions en toute fin de parcours (nous ne sommes pas invités à lire son petit speech avant d’avoir achevé notre première lecture) : “En novembre 2014, j’ai posé des boîtes aux lettres roses à différents endroits à Genève. […] En même temps j’avais bricolé une version numérique de ces boîtes aux lettres sur racontars.com. J’avais aussi fait une promesse extravagante : tout ce qu’on poserait là-dedans comme récits, griffonnages, confessions, mensonges, tous les racontars récoltés dans ces boîtes aux lettres, j’en ferais une bande dessinée. Je n’allais peut-être pas utiliser tout ce qu’on posterait, mais j’essaierais. Promis.” À l’arrivée, 2000 messages environ, dont certains “probablement rédigés dans une ferme à trolls puis postés par les robots.” Donc, bien trop de matière. Restait à trouver une forme. Un dispositif, plutôt. “Adopter une perspective oubapienne [d’Oubapo : ouvroir de bande dessinée potentielle] en décidant de lister des thèmes, des lieux, des personnages et des angles d’approche.” Faire un travail d’hybridation. Paradoxalement, c’est bien cette complexité assumée, supposant un engagement de longue haleine, qui fait que tout paraît in fine d’une grande simplicité ; je veux dire que nous entrons assez simplement dans ce qui ne pourra que nous échapper que l’on doit prendre à la lettre : trait à trait, comme pas à pas.

Ce qui compte, c’est de prendre soin des personnages, donc de la bande (dans tous les sens du terme), tout en se refusant à éliminer le trivial, soit, comme déjà évoqué : l’anecdotique – le racontar, le langage plus que cuit, et aussi plus que cru. Cet art des solutions pratiques, sans effet de manche, mais non sans effet, car ça fait passer quelque chose, est d’une grande classe. Parcourant cette version papier (donc à pagination limitée) d’un work in progress, on n’a jamais la tentation de hiérarchiser les signes – aussi bien ceux qui permettent la mise en place du racontar que ceux qui semblent s’échapper, suivant le bon plaisir de l’auteur. Ni pure jouissance plastique, ni pure jubilation narrative : bande dessinée impure, donc vivante.

(Note de l’éditeur) : “Naturellement bénéficie d’une double sortie : une version papier chez Atrabile et une version numérique chez RVB mais attention ! les deux éditions seront évidemment proches mais pas identiques, certains événements apparaissant dans une mouture et pas dans l’autre (et vice versa), et le format ainsi que la mise en page étant complètement pensés et travaillés pour chaque support.”
2.
En règle générale, quand je lis une nouvelle bande dessinée, j’ai tendance à glisser de la première à la dernière case, sans que ma tête ne s’encombre de réflexions – ce qui ne signifie pas qu’aucun commentaire ne commence à se préciser, une fois l’album refermé. Dans un premier temps – celui où on ne sait pas encore où l’auteur, ou l’autrice, compte nous entraîner – ce qui prédomine, c’est la sensation. Et ce d’autant plus quand le dessin est touchant (non au sens sentimental, mais à celui très physique, où le corps se montre pleinement récepteur). Il faut alors un certain temps pour trouver les mots susceptibles de la faire passer. Même si la traversée du livre semble particulièrement fluide, il arrive que le regard freine, s’attardant çà et là, jusqu’à s’immobiliser, faisant incidemment surgir l’ébauche d’une idée. Faut-il alors la noter, au risque de briser le caractère magique de l’arrêt sur image – ou sur planche – qui l’a fait naître ? Je préfère pour ma part la laisser reposer quelque temps dans un recoin obscur de la mémoire, au risque de la perdre. Si elle tient, on la retrouvera, inconsciemment retravaillée, au moment de ce passage à l’acte qu’est la rédaction d’une recension.
J’aurais voulu voir Godard de Philippe Dupuy (Futuropolis) – que son auteur présente comme “un livre égaré” –, aura fait surgir à première lecture bien plus qu’une simple ébauche d’idée : un afflux (aussi permanent que le cinéma de ma jeunesse) de remarques, de souvenirs, de réflexions acérées… Et ce torrent de réminiscences, de pensées aussi vives que morcelées, en attente de montage, m’empêchait d’avancer “innocemment” dans cette traversée d’une centaine de pages [en aparté : je remarque au passage que ce paragraphe est assez truffaldien, même si le fameux texte critique Nous ne sommes plus innocents est de Jacques Rivette]. Ralentir / accélérer / se retenir / aller à fond / faire des pauses / dévorer d’un seul trait / crobarder ses impressions / faire taire tout commentaire / reprendre / ranger / revenir sur les lieux / en finir… Pas si simple de sortir indemne de ces dilemmes. Mais si l’on veut saisir les enjeux d’un tel livre, il faut creuser ce qu’il nous donne à entendre tout en prenant un peu de distance. J’aurais voulu voir Godard m’a fait prendre conscience que, voulant découvrir ce qu’avait composé Philippe Dupuy à partir de ce vouloir voir déçu (mais assumé car, comme il l’écrit clairement dès l’incipit : “Je suis en route pour aller voir JLG. Enfin disons plutôt que je suis en route pour ne pas le voir. Ou plus précisément je veux m’assurer que je ne le verrai pas”), je ne pourrais saisir que ceci : le sujet de cette bande dessinée – s’il y en a un –, c’est l’obsession de son auteur pour la forme qu’il ne cesse de travailler, à la fois en transformateur et en gardien vigilant de ce qui en fait la spécificité. Il sait qu’il ne deviendra un classique qu’en se montrant novateur : point commun avec Godard dont je me rends compte que, comme j’ai lu à peu près tous les livres de Philippe Dupuy, j’ai vu quasiment tous les films – et dieu sait s’il y en a –, y compris les plus mal distribués et, pour nombre d’entre eux, plusieurs fois.
Je reprends : entrant dans cette bande dessinée, comme dans un lieu d’échanges particulièrement ouvert, une potentielle recension se composait dans ma tête, sans que je ne ressente le besoin d’en noter quoi que ce soit. Comme il est l’heure d’en rendre compte (deux semaines viennent de passer, et j’ai plaisir à relire ce que je n’ai oublié qu’en partie), je sens remonter peu à peu ce perdu. Avantage de l’écrit sur l’oral : on peut travailler (sculpter nos “idées”) à la gomme (Maurice Blanchot – je l’ai déjà noté – parlait d’“user les erreurs”). J’aurais voulu… Pour avoir rencontré beaucoup de “créateurs” en tous domaines, préservant parfois via l’enregistrement audio quelques traces de ces rencontres, j’ai aussi conscience d’en avoir manqué au moins autant. Mais au diable les regrets : les rendez-vous manqués, comme certains refus, ont don d’alimenter ce qui nous fait avancer, et il est parfois préférable de tisser des liens à distance. En ce qui concerne Jean-Luc Godard, je l’ai croisé une fois, sans chercher à lui parler (faisant à peine usage d’une formule de politesse). Ce qui m’est resté de cette rencontre éphémère, c’est sa présence physique, à la fois familière et intimidante (nul fantôme : un corps composé de chair et d’os). Ce qui importe, à chaque fois, c’est de vivre une expérience des frottages.

Venons-en plus précisément à cette “bande dessinée de Philippe Dupuy sur [et non avec] sa rencontre avec JLG” où “il est question de cinéma, de bande dessinée, d’art, de langage et d’images.” Un “drôle de livre” où l’auteur se livre (le sujet, c’est lui, en tant que praticien de la bande dessinée : “Je rêve d’une bande dessinée instantanée que je dessinerais sur le fil intemporel de mes pensées”) en compagnie d’un fameux fantôme se dédoublant à l’infini dans une salle aux miroirs fictive – dans un café à Rolle, ou ailleurs (dans une barque dérivant sur le lac de Genève : “Certains diront que ce serait illisible. Mais peut-être qu’il faudrait moins la lire que la ressentir. C’est comme ça que j’ai regardé votre Livre d’images”). Tout l’album (d’images de la villa Godard/Dupuy, pour parodier Emmanuel Hocquard) se passant dans cet ailleurs qui est le lieu même de l’identité.
Prenons la couverture : hommage transparent au générique du Mépris transposé en langage bande dessinée. Non plus un plan (fixe, avant de panoter légèrement vers le haut) capturant un travelling, mais un montage de cases associant image et lettrage (passant du parlé au dessiné – ce qui a un sens, si on songe que Godard était probablement en premier lieu un graphiste, un artiste-artisan malheureusement réduit par certains de ses exégètes “autorisés” à l’état de beau [et haut] parleur, prétendument philosophe, alors que ce qu’il possédait à fond, c’était l’art, sinon du silence, disons du murmure – de la rumination).
[En aparté : J’ai volontairement sauté les deux pages où Dupuy revient sur cette séquence du “film de trop” (du moins à mon sens) d’Agnès Varda où JLG n’ouvre pas la porte de sa maison (quel homme cruel se dit-on… Mais pourquoi devrait-on toujours recevoir ses vieux amis, surtout quand ils sont accompagnés d’un fâcheux ? Il faut parfois prendre parti pour les “peaux de chien” – ce que je fais en ce cas très volontiers, et sans le moindre état d’âme)]. “L’idée même de rencontrer JLG m’effraie” écrit Philippe Dupuy qui “se sent illégitime”. C’est alors le fait même de dessiner, y compris les mots (nécessairement calligraphiés), qui lui permet de lancer, non pas un débat, mais les dés, ouvrant la possibilité d’une conversation sur ce qui relève du procédé et ce qui relève de l’acte créateur. Quelle tactique pour passer à l’acte ? “Et si vous faisiez entièrement confiance aux images ? Pour une fois ? Vous… un dessinateur” dit Godard – réinventé, plus vrai que nature. Suivent une quinzaine de pages “muettes”, avant que les mots ne reviennent, mais de manière à faire image : “Image / Magie / Imagine / Image-in / Dans l’image / Mot / Image-mot ” – avant qu’une irruption volcanique n’interrompe provisoirement la narration non verbale. “C’est peut-être cela qui se joue [comme dans le cinéma de JLG] dans la bande dessinée. Il y a les lectrices et les lecteurs qui regardent, éventuellement qui lisent, et celles et ceux qui écoutent” dit Philippe Dupuy. Et Godard : “J’entends”.

Tout est affaire de malentendu. Il me sera impossible de tout retranscrire de cet afflux – ce fleuve d’affects charriant quelques propositions théoriques et confrontant une violente intranquillité à un sens quasi-mathématique de la mise en place des concepts (comme on ne le sait que trop, la mélancolie est vecteur de lucidité). Continuons cependant notre deuxième (et probablement pas ultime) lecture plume en main (car, n’ayant que peu d’addiction au tout numérique, je m’imagine encore écrire avec une plume d’oie trempé dans l’encre de Chine). Si s’y dévoilent, gracieusement (car rien à rejeter, finalement, même si on peut parfois réagir avec vigueur), quelques naïvetés ; si Dupuy se présente clairement en non cinéphile, et donc en non-godardien (citant surtout ses films des années 1960, même si l’on relève çà et là quelques échos des plus fameux des décennies ultérieures) ; cette tentative de faire quelques pas supplémentaires vers la terre promise (là où faire aurait un sens : ne serait plus l’effet d’une manie) a la grande qualité de permettre à qui l’accompagne de remettre les pendules à l’heure. Il me serait facile d’ajouter quelques feuillets à cette petite lecture – ça se fera peut-être un peu plus tard, s’il reste encore quelques amateurs d’échanges un peu approfondis sur la forme bande dessinée, ce dont je doute parfois –, mais il faut garder un peu de place pour examiner d’autres mondes non moins stimulants. Alors que choisir de cet album titré J’aurais voulu voir Godard avant de passer à la suite ? “C’est toujours comme ça. On ne comprend jamais rien… On finit par en mourir. […] Est-ce que vous pensez à la mort quelque fois ? […] Vous aimez avoir des conversations avec les morts.”
3.
Maintenant, une petite séance de rattrapage (d’autres suivront). Depuis une vingtaine d’années, j’ai plaisir à suivre le travail du Frémok (ou FRMK, fusion de Fréon et d’Amok, structures de bande dessinée “indépendante”, nées toutes deux en 1994). Mais, au moment de l’irruption de la Covid-19, les liens se sont un peu distendus. Si je pouvais prendre connaissance de certains “contenus” via pdf, l’objet imprimé faisait défaut. Les retrouvailles eurent lieu l’an dernier avec la publication de Malgré une fin proche de Paz Boïra, beau livre en quête de proximité avec la peinture, tout en s’en éloignant. Aujourd’hui, c’est une véritable salve d’ouvrages, de format, de pagination et de fabrication différentes, qui m’est parvenue : grand régal pour qui a le goût du vagabondage dans des territoires où aucune norme se s’impose. En voici cinq – pour commencer.
Je me souviens avoir suivi la publication sur les réseaux sociaux des gouaches de Dominique Goblet, apparemment prises sur le vif à Ostende, face à la mer. J’écris “apparemment”, car comme nous sommes entrés depuis bien avant notre naissance dans un temps où l’on ne va plus sur le motif (une résistance s’organise cependant dans les “sous-sols” du plein air), les choses ne sont pas si claires. Mais n’ayant encore pu tenir en main le résultat sous forme livre, il me manque d’avoir éprouvé l’effet de la tourne des pages qui devrait permettre à ces peintures de sonner autrement. En attendant, m’est parvenu un ouvrage, satellitaire si j’ai bien compris, mais autonome, intitulé Ostende carnets, d’une richesse singulière comme tous les carnets de Dominique Goblet (songeons à Pastrami, publié à l’Arrière-boutique de L’Association en 2007 ; où à ce petit cahier sans titre publié par Stéphane Blanquet aux Crocs électriques en 2019).
“Ostende Carnets est la coulisse où le ballet se prépare, la planque reculée d’où l’on peut mieux observer, la palette où se mélangent les formes, les couleurs, les gestes des personnages et de leur créatrice. Des objets y mutent comme des êtres vivants, des humains évoluent, expérimentent en secret, se découvrent. Des idées naissent, changent, se fixent mais le plus souvent s’y refusent, avant de trouver leur place dans l’œuvre finale, la série picturale narrative Ostende, que le carnet de Dominique éclaire d’un jour nouveau. […] On verra les formes abstraites d’Ostende naître, fondre, se transformer jusqu’à devenir cristaux, roches molles, matière aux contours flous ou abrupts. On percevra des mouvements, des bruits sourdre paisiblement de l’espace vierge des pages d’un carnet, espace de liberté formelle absolue pour sa détentrice. […] On verra une artiste se chercher, chercher son propos et les techniques appropriées à celui-ci, et une œuvre se construire par touches successives, du fourmillement de tentatives chaotiques et audacieuses à la sérénité qui fait la force d’Ostende.” Plaisir de recopier ce qui a été fort bien dit, avant de tenter de jouer les prolongations en reprenant quelques notes griffonnées dans un état second…

Dialogue de l’œil et de la main, à partir de cet invisible, cependant bien visible, capturé, métamorphosé, interrogé, rêvé, destiné à qui n’aura jamais été là au moment des opérations. Composé d’instantanés, de variations, de choses jetées, et d’autres plus réfléchies (comme en un miroir magique capturant la vie), de notations verbales ou micro-récits notés à la sauvette, parfois “flippants et impudiques”, ce carnet a su saisir l’esprit du lieu : “Ce sont trois femmes d’âge mûr / devant un rideau bleu. / elles sont là, ça se voit, / pour faire étalage de leur corps. […] / Elles ne sont pas « juste là », / elles trônent, elles édifient / elles produisent de la lumière. // Quelqu’un dit : Vas-y Irène ! » // La femme du milieu regarde / longuement en direction de la voix. / Quand elle balance son bustier / un homme tombe au sol.”
Métempsychose est un opus posthume d’Alex Barbier, mort asphyxié en 2019 dans son domicile de St Claude, destin tragique auquel cette suite de planches ne fait pas écho – bien au contraire. Il s’agit de “la première bande dessinée d’Alex Barbier composée de peintures grand format, réalisées entre 2000 et 2018. Elle montre l’autre visage, serein et lumineux, d’un pionnier de la bande dessinée, en dévoilant les peintures dont il souhaitait faire un récit. Éditeurs attentifs, Thierry Van Hasselt et Evan Gotmann ont achevé le travail de mise en séquence des toiles du maître. Le récit est accompagné de postfaces écrites par ses exégètes.” Parmi mes souvenirs d’Alex Barbier, il y a cette rencontre de juin 2006 dans un studio de la maison de la radio dont voici la transcription d’un bref fragment : “J’essaie de rendre le réel – mon réel – et comme je ne pouvais pas exprimer ce que j’avais à dire avec les moyens traditionnels de la bande dessinée, il m’a fallu en inventer d’autres. Et c’est toujours la même chose qui revient : l’histoire de mes premières expériences sexuelles qui sont toujours tellement présentes, et fortes. – Quand vous travaillez, vous vous métamorphosez instantanément ? – Oui. Il faut trafiquer le vrai, comme dans La Recherche du temps perdu de Proust, pour le rendre plus vrai. – Ça arrive souvent ? – De moins en moins : l’usure… l’âge… L’heure de la sortie se rapproche. Ça fait quatre mois que je n’ai rien fait… Est-ce fini ? Disons que non – Peut-être y aura-t-il un livre sur ce silence, ce serait peut-être même l’ultime sujet ? – Oui (rires).”

Ce que confirme ce premier livre posthume, c’est que Barbier est un maître de l’art du surgissement. Reprenons la présentation de Métempsychose : “C’est une déambulation dans le casino abandonné qui l’a tant inspiré, dans des lieux bien connus qui résonnent de son rire, de son goût pour la représentation de la chose. […] Sans narrateur ni personnages, la même charge érotique et sensorielle se dégage des couleurs et des compositions de Barbier, donnant la même impression de voyeurisme. Les mêmes contrastes, violents, subsistent entre les couleurs, entre des contours précis ou épais, entre angoisse et sérénité.” De résonance en résonance, sempiternellement lumineuses, nous entrons dans ce qui aura été déserté, sans devoir pour autant être privé de toute présence. Et quelle que soit notre appréhension de la peinture ainsi mise en œuvre (si peu contemporaine, en un sens), nous poursuivons notre route : dernier voyage (dernière bande), en compagnie. Ne rien demander de plus – car c’est déjà beaucoup.
Défense d’entrer ici de Patrick Kyle, toujours au Frémok, est une bande dessinée peu bavarde, même si assez parlante, se passant en “huis clos” et expérimentant ce qu’on entend par désorientation. Autrement dit : rien de stable dans le lieu de “l’action”, un appartement en perpétuelle mutation où l’on ne saura pas qui en est – ou non – prisonnier. “Je vis ici depuis cinq ans. Tant de couloirs. Je ne les ai pas tous utilisés. Je peux sauter à la corde ici. Qui peut en dire autant de soi-même, ou se son appartement ? Intimement liés : l’appartement monte et descend, je reste immobile et fait tourner la corde. Ça fait vraiment… si longtemps déjà ?” On ne cherchera pas à en raconter l’histoire – preuve qu’il s’agit d’une bonne histoire. On appréciera plutôt le fait que notre personnage soit bon lecteur (Anvers de Roberto Bolaño). Quant au dessin, notons rapidement que c’est lui qui nous entraîne, encore et toujours, par ses métamorphoses qui ne nuisent jamais à ce qu’on peut repérer comme signature graphique. Poétique du non-confiné, dans un espace oppressant.

“Patrick Kyle est un illustrateur et auteur canadien prometteur, remarqué aux côtés de Michael Deforge [dont nous avions chroniqué ici-même Un Visage familier chez Atrabile en décembre 2021] parmi la scène alternative canadienne.” Cette première rencontre aura été la bonne. J’ai beau lire et relire en tous sens ces quelques 260 pages, le récit n’est jamais figé. Chacun, s’y frottant, est invité à en développer une variation inédite. L’ordinateur sur lequel le personnage est censé travailler n’y est pour rien. C’est l’encre déposée sur le blanc de la page qui décide de tout, et notamment de notre désorientation, bien plus désirée que subie. “Je suis endormi à nouveau. Je suis dans l’appartement, mais il y a quelque chose de différent. Tout est parfait. Le sol est propre. L’humidité est modérée. […] Chaque jour a le bon nombre d’heures. […] Je saute à la corde pendant des heures. Je monte et je descends. Je fais tourner la corde. Suis-je endormi ? Suis-je en train de rêver ? Non. Je suis bien réveillé.”
Pourquoi nous sommes las est un “récit erratique et mystérieux, où les oiseaux semblent tristes et les protagonistes sournois… Ainsi apparaît l’univers de Michael Jordan : des pierres sont léchées, au goût sucré, des stations de métro mènent au boudoir lascif, des expériences médicales douteuses vont être menées.” Ce livre, je l’ai lu plusieurs fois et, cette fois encore, je me trouve bien incapable de proposer un équivalent verbal aux images mentales qui se sont gravées en moi. Si on peut à loisir en ruminer les images, en étirer les mots, jouer avec les signes en dépit du bon sens, il nous est impossible de figer ce monde qui ne tient que par miracle : celui d’une collaboration active entre l’auteur et ses lecteurs. Et de cela, nous ne sommes pas las – bien au contraire. Michael Jordan – “illustrateur et sérigraphe venu d’Erlangen, en Allemagne, faisant partie du collectif artistique Tonto” – “a terminé ce récit en trois chapitres juste avant la pandémie.” Dans Pourquoi nous sommes las, il est fortement question d’examens médicaux, de carte d’assurance maladie, tandis que l’espace/temps subit de nombreuses altérations. Dans ces parages, règne l’attente – mais de quoi ?

Las – là… Seule l’écriture automatique, avec ses risques de délayage (nous sommes trop près de la fin de cette chronique où les signes sont comptés pour nous le permettre), serait à même de rendre compte de cette impossible dissociation à l’œuvre entre dessin et récit. Afin d’accélérer un peu, faisons confiance à l’esprit synthétique de l’éditeur : “Le danger sera partout, imperceptible, prenant aux tripes, mobilisant un regard aux aguets. Le discours se fera rare, sourdes menaces ou dialogues de sourds. Nous marcherons parfois sans croiser âme qui vive, et toutes nos rencontres ne seront pas des plus rassurantes. […] Pourquoi nous sommes las est un puzzle, un labyrinthe grand ouvert sans murs ni cul-de-sac. Y avancer signifie placer sa confiance voire son intégrité mentale entre les mains de spécialistes dont les expériences, si elles peuvent nous échapper, nous assureront plaisirs et intenses réflexions.”
Cette suite d’ouvrages nous fait prendre conscience de grandes différences qui marquent aussi de grandes affinités – ce que confirme Quelques minutes après que le temps s’arrête de DoubleBob, coffret de “sept livrets de petit format, journaux de bord successifs, livrés sans autre forme d’indication qu’un plan reliant les lieux et les moments explorés ici.” Bien plus encore que pour les précédents, il s’agit d’un travail nécessitant un fort engagement de qui s’y aventure. Car il faut du temps, non pour y entrer (cela peut se faire assez spontanément, si on est sensible à cette écriture fine et au bord de l’effacement, procédant par empreintes successives, morsures et impressions comme en gravure – mais apparemment, ce n’en n’est pas –, ou faisant usage de papier carbone pour réinterpréter le dessin), mais pour élaborer une forme de sous-conversation provoquant quelques tensions avec ce qui n’est pas une “bonne” histoire, mais une multiplicité de propositions plus ou moins narratives.

“Je m’appelle Minute. […] J’aime caresser, sentir, lécher les miettes, les fourmis.” Monologue, non illustré, mais ouvrant (toujours ouvrir – point commun entre tous les livres de cette constellation) un espace où l’autre a toute sa place, sans pour autant devoir superposer son propre monologue à cette litanie : “J’aime le plic des lèvres qui s’entrouvrent. (Les vibrations du sol quand le métro passe, l’image de Bruce Lee, des gouttes de sang”, etc. “Minute erre dans une ville qui va sens dessus-dessous, cherche des miettes de soleil, écoute la ville ou enquête, se retranche dans son abri. Il rencontre Agafia, avec qui il partage de maigres butins ou trésors sans importance, ainsi qu’un goût pour les minutes, qu’ils boivent, pour les tunnels et recoins à explorer.” Cette étrangeté non unheimlich, cette calme intranquillité, crée, une fois encore, un espace d’attente sans but (reliant encore davantage ce “livre(s)” aux précédents). On peut, bien entendu, battre les livrets comme on le ferait de cartes, et recommencer à lire, en changeant de tempo, greffant nos propres rythmes à ces pages qui n’en manquent pas. Belle aventure de l’écriture qui nous transporte quelques minutes après que le temps s’arrête… Où l’infini de la lecture naît du non fini de la partition.
Yannis La Macchia, Naturellement, Atrabile, avril 2023, 264 p., 30 €
Philippe Dupuy, J’aurais voulu voir Godard, Futuropolis, mai 2023, 104 p., 22 €
Dominique Goblet, Ostende carnets, FRMK, janvier 2022, 124 p., 22 €
Alex Barbier, Métempsychose, FRMK, octobre 2022, 48 + 16 p., 23 €
Patrick Kyle, Défense d’entrer ici, FRMK, janvier 2023, 264 p., 23 €
Michael Jordan, Pourquoi nous sommes las, FRMK, mars 2023, 108 p., 23 €
DoubleBob, Quelques minutes après que le temps s’arrête, FRMK, avril 2023, 336 p., 24 €
