À la frontière (28) – Poésie, etc.

© Christian Rosset.

Lobstination peut être contagieuse. Près de soixante ans après la mort de Spicer (le 16 août 1965), la Maison de Jack n’en finit pas de se bâtir. Nous l’habitons, sinon en poètes, disons en curieux – en fureteurs jamais en repos. Quand le domaine est entretenu avec élégance – c’est souvent le cas quand on se déplace à l’écart des grandes voies –, on ne peut que s’y sentir à l’aise.

Être non-pratiquant n’empêche pas d’entrer dans une église et d’établir des liens avec ce qui y est visible, ou audible. C’est la même chose avec ce qu’on entend par « poésie », qu’elle soit le fait de solitaires ou d’affilié(e)s à une chapelle. Et si, ayant apprécié ce qu’on y a trouvé, on désire en faire écho, plutôt que de se lancer dans une recension classique – compétente, argumentée (hors de portée du non-pratiquant) –, mieux vaut bricoler, en semi-ignorant pourvu d’oreille et de regard, une sorte de montage, aussi épuré que possible. So May we Start ?

1. Le Voyage intérieur est le titre de l’imposant volume que Gérard Cartier publie dans la collection « Poésie / Flammarion » : pas loin de 500 pages rassemblant et organisant (si j’ai bien compté) 376 poèmes écrits entre 2017 et 2021 (soit 23 x 47, ce qui ne fait probablement pas sens). Depuis que la sortie de son roman, L’Oca Nera, en 2019, nous a conduit à entamer une conversation, Cartier est devenu un familier de ce lieu d’échanges que j’ai nommé Terrain Vague. Animé d’un esprit rigoureux, rebelle à ce qui défie selon lui l’entendement, tout en restant ouvert à la controverse, donc susceptible de réviser ses jugements, on reconnaît en lui, parfois simultanément, l’ingénieur et le poète. D’avoir œuvré à la construction du tunnel sous la Manche ne l’empêche pas de se mouiller ; et de s’être impliqué dans le projet ferroviaire Lyon-Turin, de sortir, quand il le faut, des rails. Il est un aussi ermite voyageur (auteur en 1997 du Désert et le monde – même collection), sachant se poser où il faut et quand il le faut, pour noter – et en fin de compte versifier – le fruit de ses recherches relatives à l’histoire comme à la géographie du pays qui l’a vu naître.

Le Voyage intérieur est un ouvrage qui demande du temps pour être apprécié. Il n’a pas été écrit en 5 minutes, mais, nous dit-on, en 5 ans. Comme l’auteur a éprouvé certains trajets, et fait des pauses avant de se remettre en route, le lecteur, la lectrice, doivent faire de même : non seulement prendre son temps, mais aussi (et peut-être davantage encore) se confronter à l’espace – celui du livre en premier lieu, dont on peut tourner les pages en toute liberté ; mais aussi, celui de nos « merveilleuses provinces », qu’on les ait ne serait-ce qu’un peu sillonnées, ou qu’on n’y ait jamais mis les pieds. [En aparté : je dois avouer qu’enfant, je n’étais pas brillant en histoire géographie. Le Tour de France de deux enfants n’était plus, depuis longtemps, au programme (je découvrirai en 1977 l’existence de ce livre grâce à la série en 12 épisodes de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville pour la télévision, France tour détour deux enfants).] Je fais partie de de ceux qui ne se lassent pas de revenir sur les mêmes lieux. Ayant très tôt abandonné le pays de mon grand-père (le Jura, que Cartier n’évoque que peu : rien sur les villes – Morez, Saint-Claude, Prémanon, Les Rousses – que j’ai gardées en mémoire), je privilégie depuis longtemps celui de ma grand-mère, dont la famille est originaire des Côtes d’Armor. Dans Le Voyage intérieur, la section « Bretagne » comprend 24 poèmes, dont Histoire naturelle (Baie de Saint-Brieuc). En voici quelques vers (je change légèrement la disposition typographique) :

“balanes

ces glands soudés au rocher ou plutôt
ces yeux fermés aux paupières friables
ou ces couilles de pierre… inutile bernique

coque

grégaire on l’eut cru mais voyez-la fuir
à petits bonds d’unijambiste devant
l’étoile de mer puis échouée dans nos poches
petite monnaie de l’océan aller à l’aventure »

Même s’il part souvent de petits riens, Le Voyage intérieur est un projet ambitieux. Gérard Cartier cite, parmi ses libres inspirations, Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly. « Le sujet de ce livre est la France » : une suite d’étapes où collecter le visible comme l’invisible ; l’inattendu comme ce qui perdure : « mémoire secrète des lieux », « images tangibles et insaisissables », matières du poème « inscrit dans l’Histoire, mais troublé de bout en bout par la vertu d’un sentiment géographique qui en est la source lumineuse et cachée. »

Pour rester en Bretagne, mais cette fois à l’intérieur des terres, là où Segalen est mort : « De retour d’Algérie le maître du voyage / sentant la vie le fuir entra dans le chaos / de Huelgoat forêt maléfique aux grands fonds / tourmentés d’un pâle madrépore [     ] avoir / bourlingué à la Chine et à l’Océanie / et mourir de consomption au pied d’un chêne / le talon entaillé par un calame au centre / d’un triangle d’eaux et de roches creuses / seul en compagnie de son double un spectre / [     ] bilieux duller shouldst thou be / than the fat weed écoutant dans le soir / se brouiller les paroles prodigieuses tandis / que le suc maudit coulait dans son oreille / de la jusquiame [     ] il me faudrait un mètre / qui naisse du lieu aussi bien que la mort / et non ce garrot de fortune qui peine / à nouer les mots et retenir au monde / le passant du voyage illimité » (48°21’50,2”N – 3°43’50,4”O).

Forêt de Huelgoat. 14/08/2015. Photo © Christian Rosset

Quelques poèmes en anglais, en espagnol, en arabe, en braille même… Deux évoquant les Aventures de Tintin (L’oreille de Tournesol et Les 7 boules de cristal). Et, parmi les quatre relatifs à Grenoble (ville natale de l’auteur, en 1949), De l’odrre : « L’œil qui amie l’odrre et cihrét la baetué / l’œil n’éelple pas les mtos dit dnas sa lugane / un porssefuer en tgoe et bnoent craré / d’un cuop d’alie il cruot de la lterte iliantie […] » Une grande variété de formes, où quelques constantes font retour. Et, coïncidant avec ce portrait de la France, comme un autoportrait, dans le temps et dans l’espace : souvenirs et prospections. Ne pouvant m’étendre davantage, je dois refermer ce livre, non sans avoir noté qu’il montre en couverture une carte de l’auteur, semée de petits cercles lumineux composant une figure étrange : celle d’une danseuse – gitane ? – au geste ample et précis.

2. Douanes de Solmaz Sharif et Bestiaire de Donika Kelly, tous deux traduits de l’anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg, paraissent simultanément aux Editions Unes.

Solmaz Sharif est née à Istanbul en 1983 de parents iraniens. Ayant grandi aux États-Unis, elle enseigne l’anglais à l’université de Berkeley. Son premier livre, Mire (2016), a été publié en français en 2019 (même éditeur, mêmes traducteurs). Douanes s’ouvre avec un poème liminaire, AMÉRIQUE : « Il m’a / fallu. Je l’ai / appris. / C’était / si. Si / était bien. / J’ai dit / bien sûr. Une / dernière chose. / Une dernière / chose. Mange / ça disait. / C’était / bon. J’ / étais morte. / Je l’ai / appris. Il / m’a fallu. »

Le titre énonce le projet. « Solmaz Sharif semble écrire à partir de la difficulté du passage des frontières […], à partir de l’impossibilité de répondre » aux questions qu’on vous pose en ces « lieux qui n’en sont pas ». Très vite, il est question de BEAUTÉ : « Je n’ai touché personne depuis un an // Tu as demandé de la beauté, et un matin une petite coquille d’œuf bleue sur le perron, brisée, son contenu disparu // Probablement mangé // M m’a demandé si j’avais jamais fait le choix de vivre et pourquoi // J’ai menti comme on ment au suicidaire // J’ai dit, Quelques fois – pas Presque chaque jour // Presque chaque matin // Non, pas le matin // Le matin je suis encore neuve // Encore possible, je suis encore possiblement // Généralement vers 3h » Et treize pages plus loin : « À mon retour aux US, il / me demande ma profession. Enseignante. // « Vous enseignez quoi ? / La poésie. // Je déteste la poésie, dit l’agent, / Je n’aime l’écriture que / lorsqu’il y a de quoi argumenter. // Tout ce qu’il demande, je dois y répondre. / Ça aussi, ça lui plaît. // Je ne lui dis pas / qu’il finira dans un poème / dont l’argument sera // anti-américain. »

Douanes est en trois parties ; la deuxième paraissant « sans concession », il me semble impossible d’en extraire quoi que ce soit ; reprenons donc le montage à l’avant-dernière page de la troisième : « Les matins, j’écrivais. // Dans mon sommeil, j’écrivais / avec des encres plus extravagantes, plus raffinées. / Écrivant, j’ai commencé à écrire sur les cyprès. // Et sur les pierres petites et saillantes. / Et moi, sur ce sentier, un manche en bois dans ma paume, avec une lame à son extrémité. / Et derrière, leur écran, l’invisible. // Je ne connaissais pas le poème, juste le climat. / Je ne connaissais pas l’écoute, juste ce paysage, son unique canal clair. // Le métal dans mes dents a capté sa fréquence. / Les particules de fer dans mon sang ont tiré vers cet autrement. »

Cheminement à la frontière, en quête de paysage – et d’identité : « une poésie politique et une position de femme considérée comme une barbare dans un pays de colons. »

« je nettoie ma lame
je frappe à la porte
je franchis tout ça de sorte que »

Donika Kelly est elle aussi née en 1983, mais à Los Angeles. « Spécialisée dans les études de genre dans la littérature américaine contemporaine, elle enseigne l’écriture poétique à l’université de l’Iowa. » La violence de son histoire personnelle – un viol incestueux – hante son écriture qui, « si elle regarde frontalement la cruauté des faits, ne se départit pas d’une quête de douceur et de désir. » (Je reprends les mots de l’éditeur au sujet de cette autrice dont j’ignore à peu près tout). Et traverse ce premier recueil, Bestiaire, paru aux USA en 2016, en soulignant quelques passages, dans l’espoir d’aboutir une fois encore à un bref montage invitant à la lecture. Comme l’écrit dans sa présentation Nikky Finney : « Entrez. Le premier livre de Kelly est un recueil de rochers, de corniches, de sifflets et de bords. »

Le poème liminaire de Bestiaire, VERS L’OUEST, donne lui aussi le ton :

“Refuse les vieilles unités de mesure.
Compte plutôt sur ta rugissante
nature sauvage. Écoute.
[…]
Regarde. Si tu pouvais supporter la sobriété,
tu serais sobre.
Si tu pouvais supporter
d’être une personne, tu cesserais d’être
une falaise d’airain.
Cesse d’errer. On nous a tous alloué
une certaine mesure d’immobilité. »

Poèmes d’amour : Chimère, Pégase, Centaure, Satyre, Sirène, Loup-Garou, Griffon, Minotaure et elle-même, Donika – entre deux autoportraits, en bloc de glace, en porte, en fleur de bois… Un long poème en 16 pages (16 strophes de 4 à 8 vers) intitulé COMMENT ÊTRE SEULE – 8e strophe : « Froissé le S fœtal de ton corps jusqu’à / ressembler à une boule de papier. La pliure / de tes membres, la douleur de tes articulations. / Tu es trop jeune pour avoir si mal. Tu / ne fais pas assez de place à tes chiens bourrus. / Tes gars. C’est l’hiver. Tu es avare / de chaleur. »

Nikky Finney : « Une jeune fille noire a sifflé et gazouillé dans l’air du matin comme du soir et l’a consigné consciencieusement de sa longue plume noire. » Donika Kelly : « Je n’ai jamais connu champ plus sauvage / que ton cœur […] » « […] Amour, comment regagner / ce qui a été perdu durant l’hiver ? » Relevons encore quelques titres de ce recueil : CE QUE JE DOIS AU PORNO GAY ; BEAU C’EST : « En rêve mon père se cache dans / le corps d’un autre homme. / [     ] Je le reconnais / à ses mains. Mais comment puis-je être une enfant ? / Et ce mur contre mon dos, depuis combien de temps / est-il un mur ? Mon père me suit. / Beau comme un ami proche, / un arbre en fleur. / Je construis une chambre pour le contenir. / Il crochète tous les verrous. Je crie. / [     ] Ne crie pas. / Je cours. Ne bouge pas. Je suis une forêt, / un champ. Je m’effondre et glisse. Je me réveille, / mon souffle loin à l’intérieur de la terre. » Splendide et terrifiant…

Reprenons pour finir l’exergue de Bestiaire : « Oh, les monstres ont peur… / C’est pourquoi ce sont des monstres. (Neil Gaiman) »

3. La Jument de Troie de Liliane Giraudon, chez P.O.L (comment écrire ce titre en lettres capitales, avec ce maudit clavier, quand les E sont inversés ?), est composé d’un premier cahier de 16 pages de texte en noir et blanc, suivi de neuf autres en couleur, proposant 142 « Poèmes)(Dessins », plus la photographie d’une double page d’un carnet de titres et l’achevé d’imprimer.

Commençons par ces huit pages très denses, et très belles, intitulées Guenon, je singe, où Liliane Giraudon articule dessin – « réponse illustrée à un poème non écrit pour le conjurer et le détourner » – et biographie : « Enfant, je voulais être artiste. Faire des tableaux (comme ceux que je voyais reproduits sur des boîtes de biscuits). Mais j’étais maladroite. Incapable de faire tenir une pomme sur une table. Déjà, apprendre à écrire droit et former les lettres avait été difficile. J’avais un frère jumeau qui, lui, dessinait bien (faisait tenir les pommes sur les tables). / Il a fait l’artiste et j’ai fait le poète en prenant les poèmes que j’aimais pour des pommes. »

J’ai toujours un élan de sympathie pour les dessins réalisés par celles et ceux dont le métier est d’écrire. Il n’en manque pas, côté poésie (parmi les vivants, je songe tout particulièrement à Paul Louis Rossi qui, même au bord du mutisme, continue à tracer des signes sur le papier). Certain(e)s font montre de grande adresse. D’autres jouent avec ce qui leur reste d’enfance, quand dessiner allait de soi. Chez Liliane Giraudon, on est dans « encore autre chose », de plus intrigant. Comment a-t-elle commencé à dessiner ? « Geste d’abord de recopiage. Je recopie. À la main. Sur des feuilles. Pulsion scripto-scopique. Ça me soulage. Écrire comme se gratter. Sauf que “recopier” (comme on se gratte) aggrave la chose, augmente la démangeaison. Alors on ne recopie pas vraiment. On bouge le modèle. On déplace la zone. Très vite, guenon je singe. Prélève, rature, stocke, déplie. Dans la littérature qui me précède (tout particulièrement la poésie), peu de guenons. C’est le règne du singe. »

Il va être difficile de tailler dans cette continuité fortement rythmée ; mais tentons quand même quelques prélèvements : « Bientôt s’ajoutent des manières de braconnage. Tissu, texture, texte : même combat étymologique. / Si j’avais pu m’inscrire au Bauhaus ou à la Black Mountain, sûr que je me retrouvais au rayon tapisserie ([…] Ici, brassée d’anémones pour Anni Albers). » Puis le corps se fait entendre : trois cancers du sein – le premier s’étant signalé au moment d’un « retour à une forme de poème », après s’être tournée vers la prose. « C’est quoi la poésie ? / Comme Danielle Collobert je pourrais déclarer : “La poésie je ne sais pas ce que c’est…” Pourtant quand je tombe sur un poème (parfois un simple morceau) je le reconnais. Je sais que c’est du poème. Comme quand je mange sur une table en bois je reconnais le bois. C’est l’époque du retour du dessin. En masse. Dans une pratique de substitution. Quand je ne peux pas écrire je dessine. Plumes, encre, loupe, ciseaux pour les collages. » Peu à peu « la pratique du dessin s’accélère et se diversifie. »

Quand la pandémie de Covid-21 impose en 2020 une forme de « séquestration », Liliane Giraudon commence à exécuter quotidiennement ces « Poèmes)(Dessins », « avec de simples crayons de couleur et un carnet où sont listés des titres que je coche au fur et à mesure que se dessine le poème. »

La Jument de Troie © Liliane Giraudon : P.O.L.

Elle est consciente qu’on va l’accuser de ne pas savoir dessiner ; et en particulier, parmi les poètes, ceux qui n’entendent rien au dessin (ils sont légion dans ce milieu). « Je sens peser sur moi le regard condescendant, “elle joue à quoi maintenant ?”… Psalmodier avant de disparaître ? Je m’en tape. Les singes peuvent venir. Je me dis : “Prenez, attrapez ça, c’est du faux authentique, versus art brut, ça prolonge du poème, c’est du brut, j’ai passé une partie de ma vie dans des livres de poésie mais je suis restée une brute, je suis une vieille qui bricole un art de brute, la guenon se lâche, les pommes ne tiendront jamais sur la table, les couleurs bavent, et elles s’en torchent.” » Ce texte est vraiment épatant : Liliane Giraudon est en grande forme, comme elle l’a toujours été, mais peut-être plus que jamais aujourd’hui, comme en témoignent ses deux derniers livres, Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 2021), « long poème, entre divagation ou scénario, fruit d’un braconnage dans la vie de tout le monde », et Une femme morte n’écrit pas (Les presses du réel, 2023) qui reproduisait déjà des doubles (et pleines) pages de dessins en couleur.

Cette pratique des « Poèmes)(Dessins », nous dit-elle, « se poursuivra désormais jusqu’à ma mort. Sorte d’acte de survivance. Traçant les lignes de ma propre survie comme celles de l’objet du poème. » Il y en a déjà plus de mille…

Et au fait… pourquoi La Jument de Troie ? « Pénélope répond à Ulysse. Elle ne brode plus mais dessine… » Imparable. « La quasi-manie d’une “qui ne sait pas dessiner” devient un virus dans la Forteresse du Monument-Poésie. / À l’intérieur de la jument, une guenon. » Que voulez-vous ajouter à ça, sinon un dessin ? En ce qui me concerne, ce serait un « Dessin)(non-Poème », donc une partition, en écho à ce qui continue de vibrer intensément, ironiquement parfois, et toujours avec une certaine véhémence, dans le champ de la poésie…

4. Verre, Ironie et Dieu (1993-1995) d’Anne Carson, traduit de l’anglais (Canada) et présenté par Claire Malroux, a été publié une première fois en 2004 dans la collection « Série américaine » des Éditions Corti.

Aujourd’hui réédité (à l’identique), il propose de cette autrice née en 1950 dans l’Ontario, aujourd’hui helléniste et professeure à l’Université McGill de Montréal, « un ensemble de textes aux genres variés » : « un essai écrit en tercets, L’Essai de verre ; une suite de poèmes au titre philosophique, La vérité sur Dieu ; une sorte de reportage, mi-prose, mi-poésie, Hommes de la télé ; un guide du voyageur, La chute de Rome ; une imitation d’un texte biblique, Livre d’Isaïe, et enfin une communication parfaitement classique d’universitaire sur Le genre des sons (Claire Malroux) ».

Le premier poème de L’Essai de verre s’intitule JE :

« J’entends un léger plic ploc dans mon rêve.
Le robinet argent de la nuit goutte
le long de mon dos.
4h. Je me réveille. Pensant
à l’homme qui
est parti en septembre.
Law était son nom.
Mon visage dans la glace de la salle de bains
montre des traînées blanches.
Je le baigne et regagne mon lit.
Demain je vais rendre visite à ma mère. »

Le deuxième a pour titre ELLE. « Elle habite dans une lande au nord. / Habite seule. » Et le troisième, TROIS, car le lendemain, dans la cuisine « petite et sombre mais par la fenêtre on voit la lande, figée par la glace [qui] s’étend à perte de vue », « trois femmes silencieuses [sont] à table » : la mère, sa fille et le spectre d’Emily Brontë qui, par l’entremise d’une lecture des Hauts de Hurlevent, s’invite dans la conversation. « J’ai devant moi Emily p.216 appuyée contre le sucrier / mais en secret j’observe ma mère. // Mille questions frappent mes yeux de l’intérieur. / Ma mère examine sa laitue. / Je passe à la p.217. » Comme l’écrit Claire Malroux, « Anne Carson refuse de parler d’elle, ne livre que ce qui lui est impossible à dissimuler. » Aussi faut-il être attentif aux « données biographiques qu’elle sème dans ses écrits, comme autant de cailloux de Petit Poucet soigneusement disséminés » qu’il convient de ne pas surinterpréter. En en faisant une lecture objectiviste ? Grande tentation pour moi qui traverse ces quelque 150 pages plutôt denses, y trouvant de l’ironie quand il est question de Dieu : « Parfois Dieu vous envoie une crise. / Vous laisse hurlant sur votre lit. / Ne le prenez pas mal. // Car les murs extérieurs de Dieu sont en verre. / Je vois un million d’âmes escalader les murs de l’intérieur / pour échapper à Dieu qui brûle, // négligé. » Ou dans cette charge contre la télévision : « La télé est bruyante, mais nous ne nous éveillons pas. » Ou encore dans ce guide de voyage en Italie : « L’étranger est quelqu’un / qui ne s’y connaît guère en plomberie. // Si l’eau s’arrête // il part dans une autre ville, / se lave le visage / avec de l’acqua minérale, // ou entame une neuvaine. / Et il a des phrases utiles / à portée de la main. // Je constate que nous avons une panne. / Puis-je parler au directeur ? / Où prend-on le train pour Milan ? »

L’essai final, Le genre des sons, est assez étonnant pour qui a passé une grande partie de sa vie dans les studios d’enregistrement et les cabines de montage de la Maison de la Radio, travaillant très souvent avec des voix féminines : actrices, poètes, ou simples passantes. Cette analyse, particulièrement fine, part de comment ont été perçus les sons émis par les femmes dans le monde Grec ancien – et ce qui en demeure aujourd’hui. Chez les anciens, « le son aigu est associé à la loquacité pour caractériser une personne qui ne répond pas à l’idéal masculin de la maîtrise de soi. Appartiennent à cette catégorie les femmes, les mignons, les eunuques et les androgynes. Les sons qu’il émettent sont pénibles et mettent les hommes mal à l’aise. » Que dire alors de la « voix fatale des sirènes » ? Ou de « l’obsédante volupté de la nymphe Écho » ? « Placer une porte sur la bouche de la femme a été un but important de la culture patriarcale de l’Antiquité à nos jours. Sa tactique principale consiste à associer idéologiquement les sons féminins à la monstruosité, au désordre et à la mort. » Pour l’helléniste, il importe de rapporter que, dans l’Antiquité, « l’orifice où se situe l’activité vocale et celui où se situe l’activité sexuelle sont tous deux désignés par le même mot, stoma en grec (os en latin) auquel sont adjoints les adverbes ano et kato pour différencier la bouche supérieure de l’inférieure. » « Il est troublant et honteux d’avoir deux bouches. Les sons qu’elles produisent constituent une véritable cacophonie. » Je vous laisse découvrir la suite. « Chaque son que nous émettons est un peu d’autobiographie. […] C’est un morceau d’intime projeté au-dehors. » C’est pourquoi il est toujours préférable de composer pour des voix singulières, et non pour d’anonymes sopranos ou contraltos. Miracle de l’enregistrement qui permet d’en léguer quelques traces, avant et après disparition de l’auteur(e) et de la cantatrice…

5. Musée britannique de Jørn H. Sværen est de ces livres qu’il faut tenir en main pour apprécier ce qu’ils dégagent de singulier, et de familier. Traduit du norvégien par Emmanuel Reymond, il est publié – comme Reine d’Angleterre, du même auteur, en 2020 – par Éric Pesty, un de ces obstinés dont il aura été question tout au long de cette chronique. Auteur, traducteur (notamment d’Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud et Keith Waldrop), éditeur (England Forlag) et membre du groupe de « musique expérimentale » Ulver, Jørn H. Sværen est né en 1974. Dans Reine d’Angleterre, on trouvait ces mots : « Je me représente le livre comme un bâtiment. Une page est une pièce. La couverture est la façade. Si ceux qui suivent sont les seuls mots de la page […], alors il n’y a rien d’autre dans cette pièce. Tu peux t’arrêter là pour y penser, ou passer ton chemin. Les images dans d’autres pièces éclaireront les images dans d’autres pièces encore.”

Musée britannique se présente « comme une succession de pièces de formats – et de genres – variables, enchaînant courts essais en prose et poèmes réduits à leur minimum : un ou quelques vers isolés sur la page. » Par exemple : « les images sont suspendues dans le jardin » (Quatre murs, publié sous la forme d’un livre par les éditions Chateaux à Stockholm, 2029 – 8 pages) ; ou : « une poignée sous la forme d’un cerf élancé » (Poignée, publié sous la forme d’un livre par les éditions England à Oslo en 2015 – 4 pages). Mais certains mots – « cerf » par exemple – reviennent dans les textes en prose, d’une grande densité, et jamais bavards, comme Chère Kristin, qui s’ouvre en relatant une scène bien connue : surprise se baignant nue, en compagnie de ses nymphes, par le chasseur Actéon, Diane change ce dernier en cerf ; et se clôt avec une photographie « montrant un détail de la fontaine de Diane et Actéon dans les jardins royaux de Caserte, Italie. »

15 textes, soit 15 livres de 4 à 24 pages rassemblés – devenus chapitres. Grand art de la mise en page, noir sur blanc, faisant se succéder aussi bien un monostiche de quelques mots qu’une page en prose d’environ cinq cents mots ; montrant un rectangle noir recto verso et près de quatre-vingts pages blanches, sans oublier de rares dessins, dont un de l’auteur et cinq photographies. Lire en continuité Musée britannique est une expérience mémorable. Si l’on peut être dérouté dans un premier temps (sauf si on déjà pris connaissance de Reine d’Angleterre) par ce mélange de poésie énigmatique et de prose narrative nourrie de mythologie antique, d’érudition dans des domaines peu communs, comme l’héraldique, et de souvenirs personnels – donc d’images se mêlant à ce qui ne fait pas image –, à relecture tout s’éclaire. On est traversé par une certaine lumière – au fond, l’équivalent de celle dont Manoel de Oliveira, conversant avec Jean-Luc Godard, parlait au sujet du cinéma : « Une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication. »

Parfois « les lignes tombent, de plus en plus longues, comme des ombres dans un soleil couchant » (Mots et actes). Ou bien : « une image est suspendue à la potence » (La beauté de l’œuvre finie). Ou encore (tout dernier vers de Musée britannique) : « une épée tombe du ciel » (Les horloges). Et cette définition, qui tombe aux deux-tiers du livre : « la poésie est le bouclier vide »

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. et Papier peint Mauvais drap.

Pour finir, notons rapidement la sortie du n°25 de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., revue dirigée par Jean Daive chez Éric Pesty Éditeur, dont voici le sommaire : Kathy Acker : Troisième lettre à Paul Buck (traduit de l’américain par Martin Richet) ; Claude Royet-Journoud : Histoire du reflet – Premier indice ; J.H. Prynne : Que la tienne pardonne à la mienne (traduit de l’anglais par Martin Richet) ; Bertolt Brecht : Kriegsfiebel (traduit de l’allemand par Jacques Roubaud) ; Marcel Broodthaers : Le Bestiaire – « Le Corbeau et le Renard », « La Moule ». Ainsi que La terre est plate, deuxième livraison de Papier peint Mauvais drap, revue “de poésie, de désordre et de Belgique” dont le rédacteur en chef est Stéphane Cunescu, composée de deux cahiers emboîtés l’un dans l’autre : le premier agençant des photographies, le second divers textes de Stéphane Cunescu, Jude Stéfan, Elke de Rijcke, Ivan Alechine, Benoît Colboc, Franck Venaille, Gabriel Gauthier, Corinne d’Almeida et Pierre Andarelli. Deux fragments – honneur aux anciens : « Ne tuez pas les mouches : elles ne vivent que 70 jours. Pitié pour nos sœurs » (Jude Stefan) ; « moi aussi j’aime que l’on sache peu de moi, être une interrogation pour les lecteurs des nouvelles générations » (Franck Venaille).

(à suivre)

Gérard Cartier, Le Voyage intérieur, Flammarion, octobre 2023, 498 pages, 25€
Solmaz Sharif, Douanes, Editions Unes, octobre 2023, 104 pages, 19€
Donika Kelly, Bestiaire, Editions Unes, octobre 2023, 80 pages, 18€
Liliane Giraudon, La Jument de Troie, P.O.L, novembre 2023, 160 pages, 18€
Anne Carson, Verre, Ironie et Dieu, Éditions Corti, novembre 2023, 184 pages, 20€
Jørn H. Sværen, Musée Britannique, traduit par Emmanuel Reymond, Éric Pesty éditeur, novembre 2023, 176 pages, 19€