Depuis le 7 octobre et jusqu’au 7 janvier 2024, dans la Région des Hauts-de-France, se tient l’une des plus riches et des plus stimulantes expositions jamais conçues sur Claude Simon. Conçu par Mireille Calle-Gruber qui en assure le commissariat scientifique, ce Claude Simon « sur la route de Flandres, peintre et écrivain » ne se présente pas seulement comme une mais trois expositions : un triptyque en forme de parcours dans les aspects majeurs mais souvent méconnus du prix Nobel de littérature. Grand entretien avec la conceptrice, Mireille Calle-Gruber, .
À la Piscine de Roubaix, magistrale présentation des œuvres picturales de Simon ; à la Villa Marguerite Yourcenar, plongée dans l’Histoire pour Claude Simon ; et enfin au Château Coquelle un magistral paravent que les lecteurs de Simon ont toujours voulu voir. Trois expositions en une, troix lieux, trois déambulations pour un événement culturel majeur.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de « Sur la route des Flandres », ces trois magistrales expositions événements en forme de triptyque sur Claude Simon, l’un des écrivains français majeurs du 20e siècle, expositions qui prennent place dans Les Hauts-de-France. Comment sont nées ces trois amples expositions dont vous assurez, pour chacune, le commissariat scientifique ? En quoi vous paraissait-il presque naturel que ce triptyque, intitulé « Sur la route des Flandres », trouve précisément à prendre place en trois différents lieux d’exposition de la région des Hauts-de-France ? Comment enfin ont été choisis les différents lieux d’exposition, qu’il s’agisse de La Piscine de Roubaix, de La Villa Marguerite Yourcenar et enfin du Château Coquelle ? Comment s’est déroulé concrètement le travail avec les commissaires respectifs de chaque lieu, à savoir Pauline Dubouclez pour La Piscine, Marianne Petit pour La Villa Yourcenar et, enfin, Paul Leroux pour le Château Coquelle ?
Une exposition en appelle une autre, voyez-vous, des possibilités inattendues, impensables même, se présentent et les chemins jusque-là séparés forment soudain des croisées. Durant l’été 2021, au Musée d’Art Moderne de Collioure, l’exposition « Claude Simon, de l’image à l’écriture » a eu beaucoup d’échos : nous y présentions notamment les assemblages sur paravents de papiers découpés et punaisés que l’écrivain avait réalisés dans les années cinquante et que l’on n’avait jamais montrés. Marianne Petit, qui dirige la Villa Marguerite Yourcenar, est venue voir cette exposition ; enthousiasmée, elle a pris contact avec Claire Muchir et moi, et j’ai très vite commencé à travailler avec elle sur le projet de présentation d’une partie des œuvres. Je venais alors de publier Claude Simon : être peintre où se trouvent reproduites pratiquement toutes les œuvres plastiques de l’écrivain que j’ai pu répertorier à ce jour. Devant une telle ampleur, Marianne a proposé une collaboration avec « La Piscine », Musée d’art et d’industrie André Diligent de Roubaix, collaboration que les conservateurs Sylvette et Bruno Gaudichon ont aussitôt accueillie, ainsi qu’avec le Château Coquelle, Centre Culturel de Dunkerque où Paul Leroux, le directeur, a manifesté le même accueil chaleureux. L’exposition devenait plurielle et…gigantesque.
Dès lors, avec un tel élan et de tels espaces, tout devenait possible ! Le « triptyque » géographique pouvait devenir adéquatement « simonien ». Le titre s’imposait : « Claude Simon sur la route des Flandres, peintre et écrivain ». J’ai aperçu d’emblée le dessin d’ensemble : nous allions inviter à un nouveau parcours de l’Œuvre enfin considérée dans sa diversité, en la remettant en perspective historique (les deux guerres mondiales sur la frontière des Flandres), artistique (la production inconnue du peintre et du photographe que fut Claude Simon, des années trente aux années cinquante), biographique (l’expérience familiale et personnelle de l’écrivain), et tout cela à partir de l’écriture du roman La Route des Flandres, publié en 1960, qui valut à Claude Simon, avec le prix de L’Express, notoriété et reconnaissance.
Voilà que ce que j’avais élaboré dans mon livre pouvait à présent se voir, de façon tangible, se déployer merveilleusement sur les murs : à savoir que Claude Simon n’a cessé de tirer ses leçons d’écriture de sa pratique de plasticien ; que sa recherche des séries chromatiques, des rythmes, de la composition dans ses tableaux lui offre des processus transposables à la lettre et donne à ses romans leurs formes narratives singulières.
La coordination des tâches et la répartition des œuvres ont été aisées, l’enthousiasme nous a soudés tout en laissant à chacun son autonomie. Sa spécificité.
J’ai découvert des lieux magiques ; j’ai rencontré des êtres magnifiques qui ont à la fois sensibilité et professionnalisme. Pauline Dubouclez, Marianne Petit, Paul Leroux, oui, sans oublier Bruno Gaudichon qui a créé à « La Piscine » un musée sans pareil et qui en fait chaque jour une véritable ruche des arts ! Nous avons visité ensemble chaque « domaine » afin d’en mesurer le potentiel par rapport aux œuvres de Claude Simon, et d’ajuster – au plus juste – programme local, programme collectif et exigences programmatiques et pratiques de l’œuvre à exposer. Nous nous sommes, je pense, beaucoup enseigné les uns les autres.
Au fond, on organise une exposition comme on écrit un texte, à tâtons et en accueillant les apports et les contraintes (qui sont aussi des apports) qui surviennent au cours du travail. Et à la fin, comme dit Claude Simon, le résultat est infiniment plus riche que ce qu’on avait imaginé de faire en commençant.
Venons-en, si vous le voulez bien, à chacune des expositions en particulier, à commencer par celle qui occupe La Piscine de Roubaix, à savoir Claude Simon, peintre et plasticien. Ainsi le romancier du Vent a-t-il tout d’abord été occupé dans les années 1930 par une carrière de peintre et un goût prononcé pour les œuvres plastiques. Quelles sont les œuvres que vous avez choisi de présenter ? Comment s’organise le parcours même : s’agit-il de partir des œuvres purement picturales de ses débuts pour cheminer vers l’écriture, travaillée, comme on le sait, par la puissance des images ? Peut-on enfin dire que le travail de Simon sur la page est aussi un travail plastique d’organisation à la fois de la page mais aussi du matériau brut du souvenir ?
Comme vous le savez, « La Piscine » était à l’origine un espace de bains-douches aménagé pour les ouvriers des mines qui n’avaient pas ce confort chez eux. L’architecture, qui a été conservée, est unique : une sorte de temple, une nef qu’occupe un bassin sur toute la longueur, et sur le côté, des cabines (de douches) aux murs de céramiques blanches devenus cimaises. Je pense que Claude Simon aurait beaucoup aimé : l’origine ouvrière du lieu – lui qui était fier d’être lu par les ouvriers de l’usine Hispano-Suiza où il s’était rendu à l’invitation de l’association « Travail et Culture » pour leur parler littérature –, et la disposition intimiste des compartiments et passages offrant un parcours sinueux.
Ainsi pas à pas, depuis l’entrée, entrée « en matières » où l’on voit des peintures de Claude Simon ainsi que le paravent à 6 feuilles couvert de papiers découpés, et les pages composées de photographies et textes d’Album d’un amateur, on traverse un ensemble de tableaux, puis un ensemble de collages, puis un ensemble de dessins rappelant que la main qui écrit est aussi la main qui dessine, puis un ensemble de documents ayant trait à l’écriture cinématographique et à la scénographie théâtrale, puis un ensemble de manuscrits, croquis et plans de montage des romans La Route des Flandres, Histoire, La Bataille de Pharsale, Triptyque, Le Jardin des Plantes.
Ce trajet est et n’est pas une succession, car les cabines ouvrent, chacune, sur toute la longueur d’un couloir où sont installées des peintures et toute une collection de photographies argentiques (dont de nombreux tirages d’auteur) : ainsi, à tout moment, surgit dans le cadre une image externe au milieu des images internes. C’est un trajet toujours surprenant, différent et se recoupant, à la manière de celui du « voyageur » que Claude Simon décrit dans sa préface à Orion aveugle, qui « tourne et retourne sur lui-même », « revenant sur ses pas, repartant, trompé (ou guidé ?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents et qu’il croit reconnaître, ou, au contraire, les différents aspects du même lieu, son trajet se recoupant fréquemment, repassant par des places déjà traversées ….et il peut même arriver qu’à la « fin » on se retrouve au même endroit qu’au « commencement » ».
En somme, on peut à tout moment « entrer-sortir », varier son chemin, voir la même œuvre sous des points différents. Que rêver de mieux !
L’exposition, à part quatre collages et le paravent, présente des œuvres jamais exposées. C’est donc un regard tout neuf que l’on pose sur « Claude Simon » peintre et écrivain indissociablement.
Ce qui frappe dans la diversité des registres et des genres, c’est la cohérence du geste. Vous avez raison de noter qu’un semblable travail plastique organise la page d’écriture et les matériaux du peintre. C’est la même esthétique de l’émotion sensible, et la même éthique de sobriété qui requiert Claude Simon à l’œuvre. La moindre sensation relie à l’univers, éveille au sentiment d’universalité. Il écrit : « Toute la souffrance du monde, ou toute sa joie peut être dite dans la façon dont sont peintes une cruche ou une fourchette ».
Cet intérêt pour la peinture et la puissance plastique, le goût pour le dessin et le croquis ne semblent jamais avoir quitté Claude Simon, ce qu’atteste, au Château Coquelle la présentation à Dunkerque du fameux paravent à quatre feuilles, œuvre de Claude Simon lui-même. Pouvez-vous nous dire en quoi ce paravent a accompagné la création littéraire de Claude Simon ? En quoi les montages et découpages qui le structurent renvoient-ils finalement plus largement à la poétique de Claude Simon lui-même ?
Le Château Coquelle possède un très beau petit salon dans lequel le paravent à quatre feuilles, le plus haut des paravents de Claude Simon, il fait plus de 2 mètres, sera exposé en majesté, au centre de la pièce, seul ; et du fait de plusieurs entrées, il pourra être vu sous plusieurs angles. Ce paravent, Claude Simon l’avait transporté à Paris, sa table de travail était installée à côté, il accompagnait l’écriture. Vous le dites justement : c’est une sorte de memento qui renvoie à la poétique de l’écrivain. Comme si le paravent se dressait pour ne pas oublier qu’un livre est une composition, chaque fois unique, d’images et d’émotions, et que leurs réengendrements ne cessent pas.
Et aussi, tout simplement, pour le plaisir, la jouissance des couleurs et les effets de surprise qu’entraînent par suite des rapprochements inattendus ou des liens insoupçonnés. C’est ainsi que Claude Simon explique les principes de ses assemblages : « Je vais mettre avant tout tel personnage ou tel sujet parce que c’est un rouge que je désire mettre à côté d’un noir, c’est un contraste, c’est une harmonie. »
L’assemblage n’est pas un puzzle qui finit par fixer une seule image. Tout au contraire, chez Claude Simon, où l’on a une composition fuguée, une fresque sans fin, et des milliers de trajectoires possibles. Et jamais une solution. L’assemblage tel qu’il le pratique, c’est-à-dire en poéticien, bouleverse nos habitudes de lire et de penser ; bouleverse la hiérarchie, l’échelle, le genre, la bienséance. C’est un calcul minutieux qui régit ces constellations : il constitue des trouées et des concentrations d’énergie nucléaire. C’est le même principe qui fait la respiration d’un texte.

Enfin la dernière exposition que nous voudrions évoquer pour clore ce bel et riche ensemble est celle qui occupe la Villa Yourcenar le rapport à l’histoire. Y sont présentés des archives simoniennes qui ont fait la richesse de l’œuvre mais aussi pour la première fois les dessins de Gastone Novelli en regard des pages du Jardin des Plantes qui ont pu les inspirer. Comment la scénographie de cette exposition traduit-elle le rapport à l’histoire de Claude Simon ? En quoi les archives ont-elles pu jouer un rôle central dans la poétique de Simon même ?
Les trois expositions sont construites en échos, sans se redoubler, afin d’être complémentaires. La Villa Marguerite Yourcenar fait la part de la littérature, laquelle pour Claude Simon, lie histoire et Histoire, sans que ce soit une écriture autobiographique. Il préfère dire « Portrait d’une mémoire », pour Le Jardin des Plantes par exemple ; ou « Roman Intérieur » qui fut un moment le titre de Histoire.
C’est autour de la table d’écriture que s’ouvre l’exposition : non pas le tréteau que l’écrivain utilisait depuis les années 1970, mais la première table-bureau en chêne sur laquelle il avait écrit La Route des Flandres et qu’il a toujours conservée chez lui. Dans la vitrine où sont exposés quelques-uns des nombreux outils du métier d’écrire – qui vont, pour Claude Simon, de la plume et encrier, à la boîte de crayons de couleur, aux stylos, pinceaux, ciseaux, colle, boîtes de cigarillos, sans oublier la représentation d’un détail de Piero della Francesca –, ont été placés quelques objets personnels qui disent d’un rien le drame abyssal. Autour d’un cadre orné, sous lequel la photo montre les parents, Louis Simon en uniforme et Suzanne Denamiel tenant le nourrisson joufflu (Claude a 4 mois : « Madagascar, 14 février 1914 »), sont réunis le bracelet de soldat troué de Louis qui fut renvoyé à sa veuve quelques mois plus tard, aux premières semaines de la guerre de 14, le bracelet de soldat intact de Claude Simon, sa plaque et sa photo de prisonnier du Stalag de Mühlberg/Elbe en mai 1940, et la décoration posthume de Louis que Claude a conservé dans une enveloppe où il a écrit : « Plaque et Légion d’Honneur de mon père ».
Nous sommes là, comme vous le dites, au plus près de l’archive simonienne dont l’écrivain a su restituer toute la puissance émotionnelle. Ces pauvres objets ainsi scénographiés, si simples, sorte de « survivants » d’un monde englouti, ont la faculté de nous mettre de plain-pied dans la « grande Histoire ».
Oui, vous avez raison, la présence des dessins de Gastone Novelli (1925-1968) est un événement important de cette exposition. Ce plasticien et écrivain d’une avant-garde particulièrement effervescente dans l’Italie de l’après-guerre, est sans doute l’artiste qui fut le plus proche des recherches de Claude Simon peintre et écrivain. Ces interactions entre eux, j’ai commencé à les analyser dans l’ouvrage que nous venons de publier avec Pascal Quignard : Morphogenèse. L’origine ne cesse pas (Hermann).
Dans l’exposition, j’ai construit une mise en regard des graphismes lettrés de Novelli et des audacieuses mises en page du Jardin des Plantes qui s’en inspirent et les transposent en une sorte de réécriture à toute extrémité, expérimentale, de la Route des Flandres. L’archive, qui hante l’écriture de Claude Simon comme le hantent les expériments de Novelli, c’est « un labyrinthe sans clé ». On ne peut se l’approprier, on ne peut que tourner autour et sans cesse la questionner. Maxime de Claude Simon : « Il n’y a de réussite et de dignité que dans l’échec ».
Ma dernière question voudrait porter sur les conférences, lectures et présentations qui accompagnent ces expositions afin de former un ensemble d’une exceptionnelle richesse. Est-ce, tout d’abord, dans ce souci du feuilleté d’archives que Jacques Bonnafé va lire, Le Cheval, texte issu du travail de Simon sur La Route des Flandres ? Vous-même, vous allez présenter différentes conférences : s’agit-il pour vous qui êtes la grande biographe de Claude Simon de redonner des fils biographiques qui permettent de mieux tisser les incessants allers et retours de Simon entre écriture et peinture ?

Le Cheval, nouvelle de Claude Simon qui avait été publiée en deux livraisons par Maurice Nadeau, et que j’ai rééditée aux éditions du Chemin de fer, est un avant-texte de La Route des Flandres. On en trouve le manuscrit en 1958, et Claude Simon l’a extrait, tel un « noyau » du roman à venir. C’est un texte très ramassé, intense, très beau. Plutôt que de choisir arbitrairement un morceau du roman – découpe que Claude Simon refusait ! – nous avons là ce que l’écrivain a lui-même choisi de soustraire à l’élaboration du roman. Nous avons ainsi, comme vous le dites, un effet de « feuilleté d’archives » qui est révélateur d’un processus de création qui multiplie versions et variantes, faisant des manuscrits de Claude Simon un cheminement passionnant. Jacques Bonnaffé va faire entendre une lecture prodigieuse, lui qui écrit à ce propos : « On devrait lire en silence, disparaître. La voix peut à peine suivre cette écriture. Il lui reste le recours à la grâce, ou plus proche, à l’animalité. Faire souffle du cheval des mots. »
Pour ma part, c’est bien ce fil que je vais suivre également : une biographie d’écrivain. Un écrivain qui s’inscrit lui-même dans le passage de l’écriture – « une vie à écrire » ainsi que j’ai titré la Biographie de Claude Simon. Un écrivain qui ne se leurre pas : on ne vit vraiment que dans le langage qui s’efforce de trouver les mots pour raconter le vécu, « perpétuel mirage, perpétuel combat » (Novelli ou le problème du langage).
« Claude Simon, sur la route des Flandres : peintre et écrivain » , du 7 octobre 2023 au 7 janvier 2024
3 expositions, 3 lieux : Musée La Piscine (Roubaix) / Villa Marguerite Yourcenar (Saint Jans-Cappel) / Château Coquelle (Dunkerque)
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