Marco Bellocchio : Pie voleur (L’Enlèvement)

© Photo Anna Camerlingo

Dernier acteur encore en activité de l’âge d’or du cinéma italien, Marco Bellocchio est touché par la grâce depuis le début des années 2000 et ce chef d’œuvre « Le sourire de ma mère ». On a peine à citer un autre cinéaste qui enchaine depuis 20 ans les grands films, voire les chefs d’œuvres (n’ayons pas peur des mots quand ils sont les bons). Avec « L’enlèvement », le cinéaste signe une nouvelle fresque intimiste qui, en racontant l’histoire incroyable d’une injustice au XIXème siècle, nous parle, dans la grande tradition du cinéma italien, de notre XXIème siècle menacé de nous faire replonger dans l’obscurantisme.

Le cinéma étant un langage, la vision d’un film est la rencontre entre l’émetteur (Bellocchio), le récepteur (le spectateur) et le contexte (achetez un journal ou allumez la télé). Au-delà de ses qualités formelles sidérantes, on peut voir L’Enlèvement comme une brillante oraison contre l’intégrisme, le fanatisme, l’absurdité d’un monde qui serait dirigé par les lois d’un dieu. On y ajoutera l’antisémitisme qui ne dit pas son nom quand, selon le proverbe Shadock « c’est en tapant toujours sur les mêmes que l’on fait le moins de mécontents ». Si L’Enlèvement est un film d’époque, c’est avant tout de la nôtre. Néanmoins, limiter l’œuvre à une dimension politique serait une erreur, y voir une charge contre le catholicisme en particulier un contre-sens, l’enjeu se situant bien au-delà. Ainsi, le film évite soigneusement certains passages obligés de la charge anticléricale. Le film tire son scénario d’un évènement ayant scandalisé l’Italie dans la deuxième moitié du XIXème : l’enlèvement d’un enfant juif, Edgardo Mortara, par l’autorité catholique. L’enfant aurait été baptisé et selon une loi pontificale, retiré à sa famille juive pour recevoir une éducation chrétienne. L’affaire se déroulant à quelques années de la naissance de la république italienne.

Après le rapt de l’enfant, on s’attendrait à des séquences le montrant victime de la cruauté, du sadisme même, des prêtres qui s’occupent de sa conversion :  « l’enfant martyrisé par les jésuites », cliché facile. Au contraire, le scénario montre un enfant docile face à des religieux dont on perçoit la bienveillance. Ce contraste entre la violence du rapt et la charité affichée des prêtres perturbe le spectateur. Se plaçant au-delà du simple jugement, Bellocchio nous dévoile la machinerie des rituels et filme ainsi l’ambivalence humaine. Entendons-nous bien, le cinéaste italien ne réalise pas un film contre l’Eglise, son Pape est celui d’un autre temps. Plus encore :  il est animé des meilleures intentions et semble lui aussi être le fruit d’une aliénation qui le dépasse.

© Photo Anna Camerlingo

Ce qui intéresse Bellocchio, c’est ce qui intéressait Le Caravage : le clair-obscur, la frontière entre la lumière et l’obscurité, les infinies variations des ténèbres. Ainsi, L’Enlèvement raconte autant l’amour d’une mère et d’un père que les désastres causés par l’obscurantisme religieux et au-delà, par la machine à broyer les âmes que forment les certitudes, même quand elles se pensent au service « du bien ». C’était déjà ce que combattait le héros interprété par Sergio Castellito du Sourire de ma mère (déjà un rapt de l’Eglise), celui de l’âme d’une femme que l’Eglise voulait sanctifier au mépris de la famille. C’est encore plus évident dans L’Enlèvement, où un évêque kidnappe littéralement un enfant juif, le retire à sa famille car il aurait été baptisé à l’insu de sa famille, par une servante bigote… profondément attachée à l’enfant ! Comme la famille, par amour irraisonné et au nom des codes sacrés étouffait les jeunes héros des Poings dans les poches, la religion commet les pires crimes au nom du dogme et du bien, envoyant toute une famille en enfer pour « sauver » un enfant de… de rien en fait, juste d’une autre croyance… On songe aussi aux jeunes fanatiques des brigades rouges de Buongiorno Notte et plus récemment de l’indispensable série Esterno Notte. C’est avec l’excuse d’agir pour « la justice du peuple », pour le bien des damnés de la terre que les terroristes enlevèrent puis assassinèrent Aldo Moro, coupable d’incarner une croyance (la démocratie-chretienne) qui n’était pas la leur. Comme les jeunes brigadistes, persuadés d’être du camp des saints, il s’agit ici pour un évêque (et au-delà pour le pape), de commettre un crime assuré de la bénédiction de dieu (comme de celle de Marx pour les brigadistes). Assassiner Moro, c’était faire acte de justice, enlever un enfant à sa famille, c’est le sauver. La famille juive sera sommée de se convertir pour récupérer ce fils. Le spectateur pourrait se poser la question : pourquoi ne pas s’exécuter, Se convertir pour récupérer l’enfant, puis fuir ? Le dogme encore ? Il est indéniable que les parents aiment leur fils et que leur souffrance est indicible. Pourtant, ils ne renonceront pas. Mais à quoi : à leur religion ou à ce chantage ignoble ?

© Anna Camerlingo

Pour Bellocchio, on fait donc souffrir au nom de l’amour. Dans La Belle endormie, Eluana était prisonnière de son propre corps, plongée dans le coma sans espoir de jamais en sortir. Déjà, c’était au nom de l’amour que l’on refusait l’euthanasie. Au-delà de cette très chrétienne idée de l’amour lié à la souffrance, c’est surtout l’idée de l’individu, broyé par le groupe qui intéresse Bellocchio tout au long de sa filmographie et plus particulièrement dans L’Enlèvement.

La mise en scène, sa photographie très travaillée – comme toujours chez ce cinéaste – n’étouffent jamais l’émotion, elles suffisent à dévoiler l’invraisemblable engrenage de l’injustice et de l’intolérance. Plus encore que de l’empathie pour le fils ou pour cette mère dévastée,  c’est au père qui s’agite dans  les sables mouvants que l’on s’identifiera. C’est la colère d’un père que l’on partage, et avec, son sentiment d’impuissance.  Bellocchio ne cherche pas à faire pleurer sur cet enfant retiré à sa mère, mais à nous faire nous révolter contre la justice des hommes quand elle se cache derrière une idéologie. Cette confusion criminelle, le film l’entretient par sa forme : celle d’un tableau de la renaissance, d’une fresque qui raconterait le chemin de croix d’une famille juive. Si l’image joue avec le clair et l’obscur (et rappelle donc Le Caravage ou peut-être plus encore le Rembrandt de La Ronde de nuit), c’est que les êtres sont ambigus, entre lumière et ténèbres.

Comme le peintre, le cinéaste se pose toujours la question de savoir d’où viendra la lueur. Elle semble même sortir les êtres des ténèbres, comme pour souligner l’aspect infernal : un dieu surgit et retire un être au monde des vivants pour l’emprisonner dans les ténèbres. Perséphone parmi les morts. L’enlèvement a lieu la nuit, c’est là que les voleurs accomplissent leurs forfaits. Si lLe style évite la reconstitution, Marco Bellocchio se pose en héritier moderne des calligraphes italiens à l’opposé du style néo-réaliste. Il s’agit d’apporter le plus grand soin à la forme : si L’Enlèvement n’est en rien une super production et si le film ne ploie pas sous les dorures du XIXème siècle, le sens du cadre du réalisateur fait ici des merveilles. L’Enlèvement est beau comme un tableau de la renaissance, le cadre privilégie les gros plans et les plans moyens, trouvant une alchimie remarquable, à la fois très travaillé et paradoxalement épuré. Le film reste ainsi dans la sphère de l’intime avec le visage d’un père et les gestes fantomatiques d’une mère désespérée : la mise en scène décrit avec subtilité et efficacité le drame d’une famille sans jamais sombrer dans le démonstratif.

© Photo Anna Camerlingo

Ce qui permet à l’oeuvre de dépasser l’anecdote aussi terrible soit-elle, c’est bien la mise en scène soignée, infiniment juste, mais aussi son utilisation du hors champs et de l’ellipse. Après le rapt, le film se concentre essentiellement sur l’enfant, son embrigadement. Celui-ci sera en grande partie maintenue hors champs, dans une ellipse de plusieurs années, comme si sa conversion était devenue inéluctable. La « famille » religieuse, au sens presque mafieux du terme, l’emporte inévitablement sur un père et une mère impuissants. L’enfant, qui se réfugiait littéralement sous les jupes de sa mère se réfugiera désormais…sous la jupe du pape. Comme souvent, les convertis sont plus que des croyants : des fanatiques. L’enfant juif devient un catholique ardent, et l’on sent derrière autre chose que le religieux : une révolte. La question de la foi du jeune homme n’est d’ailleurs pas vraiment au coeur du film et à l’inverse on devine le désastre psychologique qui aboutit au triomphe des voleurs d’enfant.

En contrepoint du pouvoir religieux : la prise de Rome de 1870, le triomphe de l’unité italienne sur le pouvoir religieux romain, le triomphe de la modernité, le triomphe d’un Etat laïc. Là encore, il n’est pas innocent (sans mauvais jeu de mots) que le réalisateur du Sourire de ma mère, réalise ce film dans une époque où la laïcité est discutée, remise en question. Mais pas de contre-sens, l’Italien n’assène rien, il n’impose pas ses idées de façon aussi frontale que le fait avec talent un Ken Loach ou (avec beaucoup moins de talent) un Guédiguian. Le pape est ainsi montré comme un homme complexe : scène incroyable où par contrition, il monte les escaliers du Vatican en rampant : rituel permettant de se déculpabiliser facilement ? Résipiscence sincère ? Bellocchio laisse le spectateur se faire son idée.  Aussi engagé soit-il du coté de cet enfant kidnappé et de sa famille méprisée, nous ne sommes décidément pas devant un film purement politique, comme dans presque tous les films de Bellocchio : c’est le destin singulier d’un enfant sacrifié qui l’intéresse. Le film d’individus dépassés par le monde, les rites, les conventions qui les entourent.

© Kavac Film – RAI Cinéma

Si le film est bien sûr une charge contre le fanatisme, il est aussi l’autopsie d’une famille. L’Enlèvement séduit aussi bien par son propos engagé que par son aspect labyrinthique quand Bellocchio nous plonge dans les arcanes des traumatismes d’enfance (incontournable motif du maître). L’inconscient du jeune Edgardo éclatera dans une séquence – sûrement inventée par le cinéaste –, où le jeune prêtre, se précipitant vers son Pape/père, le bouscule sans que l’on puisse vraiment juger l’acte : action involontaire, acte manqué, ultime révolte ? On rappellera que sort également sur nos écrans son documentaire : Marx peut attendre sur la tragédie de son enfance, sur la mort de son jumeau… On laissera les psys se régaler de cette concomitance des sorties.

L’Enlèvement est donc le récit d’une chute, celle d’un enfant comme un autre, dont le baptême involontaire a signé une première mort : celle d’un petit garçon juif, précipité le destin tragique et condamné à la folie. Edgardo Mortara meurt en Belgique en mars 1940 alors que l’armée allemande envahit le pays. Il meurt en catholique. Pour les nazis, il aurait été exterminé comme Juif… La folie, encore.

L’Enlèvement (Rapito) Réalisé par Marco Bellocchio – Scénario : Marco Bellocchio, Susanna Nicchiarelli – Directeur de la Photographie : Francesco DiGiacomo – Montage : Francesca Calvelli – Directeur artistique : Domenico Dicillio – Avec : Enea Sala, Fausto Russo Alesi, Barbara Ronchi, Léonardo Maltese,  Fabrizio Gifuni, Paolo Pierobon, Filippo Timi. Production IBC MOVIE, KAVAC FILM, RAI CINEMA.