Frank Smith : Les affects du monde (Syrie, l’invention de la guerre)

Frank Smith (DR)

Le livre de Frank Smith concerne des faits qui ont eu lieu en Syrie durant l’année 2013 : massacres, bombardements, tortures, emprisonnements, violations des droits humains. Le livre se base sur des rapports rédigés par une commission d’enquête internationale de l’ONU.

Syrie, l’invention de la guerre n’est pas la simple reproduction de ces rapports, leur banale publication. Il n’est pas un livre d’histoire ou de géopolitique, même si, en un sens, il est aussi cela. C’est un livre de poésie, écrit à partir de documents relatifs à ce qui a eu lieu en Syrie en 2013. Les rapports de la commission d’enquête ne sont pas publiés tels quels, ils sont repris, moins réécrits que répétés dans un livre qui est de la poésie. Cette répétition est une action du langage sur le langage : le langage de la poésie répète le langage institutionnel, objectif, juridique, et par cette répétition le déplace, en modifie la nature, les effets.

Les signes les plus manifestes sont le découpage en vers, le passage à la ligne, l’instauration d’un rythme interne au texte poétique qui est absent du texte initial. Un autre signe serait la transformation du rapport, de ses différentes parties et étapes, en une liste en droit sans fin : on passe de discours établissant des faits, pour lesquels ce qui est d’abord important ce sont les faits, à l’évocation discursive de ces mêmes faits selon la forme d’une liste qui pourrait certainement continuer mais qui existe surtout, dans le livre, selon une forme langagière : ce qui importe est ce qui est dit et, plus encore, le fait que cela soit dit selon une forme discursive particulière, précise, à savoir la liste. Transformer en liste revient à rabattre ce qui est dit sur la dimension du langage, à mettre en avant qu’il s’agit de langage.

La répétition est un déplacement par lequel le renvoi aux faits n’est pas supprimé mais est, si l’on peut dire, augmenté de sa dimension langagière : le message en tant que langage devient aussi important, est mis à un niveau égal, est considéré en lui-même comme un objet de langage. Il s’agit de transformer du langage en langage, de passer d’un type de langage à un autre type de langage, d’un langage utilitaire qui disparaît dans sa fonction à un langage qui est d’abord du langage, s’affirme en tant que tel. Le document administratif, utilitaire, devient poésie.

Le propre de ce type de document est d’établir des faits : quelque chose a eu lieu et il s’agit d’établir ce qui a eu lieu – non pas uniquement le dire mais apporter les preuves de la vérité de ce qui est dit, que les faits ont effectivement eu lieu de la manière dont ils sont dits, écrits dans le document. Viser ainsi les faits contraint à un certain type de langage, d’écriture : objectivité, précision, recoupement (multiplication des témoignages concernant les mêmes faits et les faits d’un même type), etc. L’idéal du document est la mise en évidence de faits réels et le discours vrai. S’il s’agissait simplement, pour Frank Smith, de dénoncer ces faits, d’en diffuser la narration, ne suffirait-il pas qu’il fasse circuler le document de l’ONU, qu’il aide à sa diffusion ? Son geste serait celui d’un activiste politique, non de quelqu’un qui écrit de la poésie. Ce que fait Frank Smith dans Syrie, l’invention de la guerre est à la fois cela mais également autre chose : un acte politique et un acte poétique.

Il serait illusoire de croire que le document n’est que la transcription de faits existant indépendamment de lui, de penser que les faits existent déjà en dehors du document qui les énonce, comme si le fait et le langage qui le dit étaient deux réalités distinctes dont l’une (le document) ne serait que la forme langagière et passive de l’autre (le fait). S’il s’agit d’établir les faits, c’est que ceux-ci ne sont pas indépendants du document qui les établit : il ne s’agit pas seulement de relater des faits, de dire la vérité sur des faits, il s’agit de les faire apparaître en tant que faits.

Frank Smith s’intéresse à certains types de documents, il peut travailler à partir de documents du type « rapport de l’ONU ». Ces documents visent à établir les faits puisque ceux auxquels ils se rapportent ne sont jamais évidents, sont incertains, ambigus, non apparents en eux-mêmes. Dans le rapport de l’ONU sur lequel est basé Syrie, l’invention de la guerre, les faits ne se réduisent pas à des bombardements, à des emprisonnements, etc. Le but est de déterminer ce qui a eu lieu du point de vue du droit international : « Violations relatives au traitement des civils et des belligérants hors de combat » ; « Arrestations et détentions arbitraires » ; « Prises d’otages » ; « Disparitions forcées » ; etc., pour reprendre les titres de parties qui structurent ce livre. Si la question est : « que s’est-il passé ? », elle est surtout : « ce qui s’est passé correspond-il à tel type de fait ? ».

Le but du document, ici, est d’énoncer ce qui s’est passé – dans un contexte où ce qui a eu lieu n’a pu être relayé, sinon difficilement, par la presse, par les récits de témoins, etc. – mais aussi de faire apparaître un type de fait. Ce travail n’est pas possible sans une certaine machine langagière, sans un certain travail discursif et formel. Si le document, en lui-même, vise les faits, ces derniers ne peuvent être atteints que par le moyen d’un langage qui énonce – construit – ces faits (sans parler du travail préalable d’enquête), qui permet de les classer, de les faire apparaître comme relevant de tel type. Si, dans le document, la dimension langagière passe au second plan, elle est pourtant, pour que le document existe en tant que document, essentielle. Ce sont autant les faits que la dimension langagière du document qui intéressent Frank Smith, qu’il reprend et répète dans ce livre.

Cette répétition réécrit un document déjà écrit. Par la réécriture, le document devient autre chose que ce qu’il était, devient capable d’autre chose. Si le document vise les faits, la réécriture poétique a pour objet la relation aux faits, notre relation aux faits, les affects inclus dans cette relation qui sont les affects inclus dans les faits eux-mêmes. Le document de l’ONU est centré sur les états de chose, le texte poétique est centré sur le rapport aux états de chose et les affects impliqués par ces états de chose. Le rapport de l’ONU décrit l’état de tel corps torturé, les conditions et moyens de cette tortue ; l’écriture poétique énonce cette torture, les affects de ce corps torturé, les affects impliqués par notre rapport à ce corps torturé, à ces milliers de corps torturés, bombardés, assassinés, emprisonnés, tués.

Il ne s’agit pas pour Frank Smith de dire ce qu’il ressent face aux massacres, de développer poétiquement son rapport personnel, subjectif, à ces massacres, de s’épancher dans des pages lyriques et « poétiques ». Le texte écrit est la répétition du rapport de l’ONU, il s’en tient à cette répétition – et l’on sent bien que la poésie, ici, ne saurait se réduire à une expression lyrique et subjective. Frank Smith reprend volontiers à son compte la phrase de William Carlos Williams : « no ideas but in things », qui pourrait aussi se décliner : pas d’affects sinon dans les choses. Il ne s’agit pas de rejeter l’affect au profit d’une sorte d’objectivité désincarnée, de description objective des choses, il s’agit de faire émerger l’affect des choses elles-mêmes, et plus précisément des états de chose. Le rapport de l’ONU concernant la Syrie s’efforce d’établir des faits, de se concentrer sur les états de chose ; la reprise poétique de ce rapport est le moyen par lequel les affects liés à ces états de chose – affects que par définition le rapport ne peut pas exprimer – émergent et s’imposent : moins les affects de l’auteur que ceux des individus qui subissent les massacres ou ceux des individus qui lisent le texte poétique.

Lorsque Charles Reznikoff – autre auteur dont Frank Smith se réclame volontiers – écrit Holocauste, il ne s’agit pas d’exclure les affects au profit d’une objectivité désincarnée. L’objectivisme de Reznikoff n’équivaut pas à une banale promotion de l’objectivité entendue dans un sens lui-même banal et plat. Reznikoff, écrivant Holocauste à partir d’archives du procès de Nuremberg, répète les témoignages en ne conservant que ce qui relève d’une pure factualité : des gestes, des paroles prononcées, des situations, des actes, etc. Le livre développe une longue série de ces gestes, de ces actes, de ces situations qui se ressemblent, se font écho, se reproduisent, se prolongent, se différencient comme des variations. L’idée serait de faire circuler ces témoignages, de diffuser le récit de ces faits, de participer à leur établissement en tant que faits dans un contexte où ceux-ci sont niés (négationnisme), ont été effacés volontairement par les nazis, ne sont pas consignés dans des archives – archives rendues impossibles, en tout cas rares et fragiles, par les nazis (cf. le livre important de Maxime Decout, récemment paru chez Corti, Faire trace). L’idée serait aussi : rendre sensibles – en tout cas essayer – les affects liés à ces faits, les affects collectifs et individuels que les témoignages ou les rares archives existantes ne peuvent pas faire exister. Comment faire exister par le récit la subjectivité de celui ou celle qui a subi ce que les nazis lui ont fait subir ? Comment exprimer cette subjectivité, les affects qui la traversent et la définissent ? Comment dire telle terreur, telle souffrance, telle réalité inconnue de telle psyché humaine ?

Ceci est impossible. Pourtant, c’est ce que Reznikoff tente de faire par des moyens poétiques. Il s’agit moins, pour lui, d’exprimer ce qu’il ressent que de faire exister, à la limite de l’impossible, les affects de ceux qui ont subi la politique nazie : c’est d’abord l’autre qui apparaît dans le texte. Reznikoff retranscrit la parole de l’autre et sélectionne dans celle-ci ce qui est le plus factuel, le moins « psychologique ». Il donne à cette retranscription la forme d’une liste qui énumère et répète sur des pages et des pages les pires conditions de vie, les crimes, les violences subis – cette transcription sous forme de liste répétitive ayant comme effet, chez le lecteur, un sentiment d’horreur, une émotion trop forte pour être nommée, une perception qui déborde les cadres du perçu, du perceptible commun. Les affects des victimes ne peuvent être retranscrits en eux-mêmes mais ils trouvent une sorte d’équivalent dans les affects qui traversent celui ou celle qui lit Holocauste, qui par cette lecture se trouve lui-même dans l’état de sidération par lequel il approche autant qu’il est possible la psyché de ceux et celles que le nazisme a anéantis.

C’est un parti pris semblable qui structure Syrie, l’invention de la guerre. Dans le flux incessant de l’information, des discours, par son traitement institutionnel, le rapport de l’ONU ne peut que disparaître, être noyé sous l’info planétaire, rejoindre des archives que personne ne lit ni n’écoute : le discours n’existe pas, disparaît aussitôt qu’apparu, inaudible, invisible – et avec lui les milliers de vies assassinées dont il est question. Les faits établis disparaissent, certes selon d’autres modalités que dans le cas du nazisme et des politiques antisémites nazies, mais de manière très efficace. Qui se préoccupe de la Syrie aujourd’hui ? Personne, quasiment personne.

Répéter le rapport de l’ONU revient à faire insister ce qu’il dit, l’extraire du flux pour faire durer les faits qu’il établit, les vies qu’il évoque, ce qu’elles subissent – revient à occuper la place du témoin, de celui ou celle qui s’obstine à faire durer les faits, à faire durer cette réalité, cette affirmation : des vies, là, à tel moment, dans telles circonstances, ont été massacrées. C’est aussi essayer de s’approcher de ces vies, de s’approcher de chacune – approche impossible mais qui est ce qui doit être fait. Vies individuelles, subjectives, niées par la violence politique subie, effacées par le traitement du document, par sa place dans le flux général des discours mais aussi par la nature même du document. Frank Smith écrit un texte qui s’approche de ces vies non pour dire ce que chacune a subjectivement vécu, ce que chacune a subjectivement vu, pensé, ressenti, mais pour produire chez le lecteur un équivalent, même si le terme « équivalent » ici ne convient pas tout à fait – une sorte d’image, d’affect en miroir qui est ce qui peut être pour nous le plus proche de ce qui a été vécu, par lequel nous pouvons devenir l’affect de l’autre. C’est cela que fait ici l’écriture poétique : créer un rapport aux faits afin d’en extraire des affects, que ceux-ci deviennent possibles – que soit possible un devenir par lequel l’autre et moi sommes ensemble, sommes un « commun ».

Selon la formule de William Carlos Williams, l’affect ne peut apparaître qu’à partir des faits eux-mêmes, que du rapport aux faits, sinon il s’agirait uniquement de projeter ses propres affects sur l’image des milliers de victimes, c’est-à-dire de les nier, de les effacer une fois de plus : leur souffrance serait un prétexte pour mon effroi, mes états d’âme. Puisque ces subjectivités sont inatteignables, il s’agit de s’efforcer d’atteindre ce qui peut l’être, des affects « équivalents », qui ne sont pas les leurs mais qui ne sont pas non plus uniquement les miens puisqu’ils émergent d’un rapport à l’autre dans lequel l’autre est central – affects autonomes bien qu’ils renvoient autant aux victimes qu’aux lecteurs. C’est par là que je peux m’approcher au plus près, approche indissociable de sa propre limite, de son impossibilité, de la conscience douloureuse, insupportable de cette impossibilité.

La question de la forme est fondamentale : l’écriture comme répétition, réécriture, mais aussi la forme de la liste selon une logique de la réitération et de la variation. Cette forme-liste produit une sorte de description multipliée mais surtout une accumulation, une contraction, un rythme comme une litanie, une mélopée, un chant non lyrique générateur d’affects. Un texte écrit selon ce principe de la réitération, de la variation peut correspondre à un effort de la mémoire, de la conservation dans la mémoire, effort qui est celui du témoin. Il correspond aussi à une forme singulièrement productrice d’affects créés par la réitération et la variation – une modulation continue visant à faire exister tel type d’affect. Cette forme, enfin, excluant la progression et la résolution, marque l’impossibilité de sortir d’un certain type de rapports aux faits, au réel, rapport défini par la sidération.

Comme dans le cas d’Holocauste, Frank Smith crée dans Syrie un regard qui dure, un esprit qui s’obstine à contempler plutôt que de passer plus ou moins rapidement à l’explication, à la résilience, comme on dit maintenant. Il n’est pas ici question de résilience, au contraire, mais de persister dans la sidération, dans l’effroi, dans un rapport premier aux faits, aux massacres, aux vies détruites, aux corps torturés, afin qu’existe ce qui autrement serait effacé, à savoir les faits eux-mêmes mais surtout les subjectivités individuelles. Il ne s’agit pas d’expliquer, de faire son deuil, de réinscrire dans un discours global. Les faits ne sont dépassés par rien, ils se répètent, se répètent encore. Continuer à regarder ce qui a eu lieu et qui est insoutenable, contempler indéfiniment l’insoutenable, moins pour savoir que pour éprouver, pour acquérir une forme de savoir – ou de non-savoir – qui passe par l’affect. Contempler la nuit, demeurer dans la nuit pour apprendre ce qu’il y a à apprendre de la nuit, son message silencieux.

Ce serait à vérifier mais peut-être est-ce là un des fils rouges qui traversent l’œuvre de Frank Smith : créer une poétique du rapport aux faits, aux états de chose, pour construire la possibilité d’affects qui sont des affects du monde par lesquels se construit un commun. Le texte poétique se définirait comme une machine à voir, à entendre, à sentir, à éprouver – une machine à produire des distances, des proximités paradoxales car indissociables de leur impossibilité. Cette poétique se rapporte au document selon trois façons différentes : le document comme établissement des faits ; le document comme ce qui est à répéter poétiquement ; le document, à cause de ses limites, est à dépasser vers l’affect. L’affect, les affects produits le sont à partir des faits, des états de chose, à condition que les états de chose soient repris sur le plan du texte poétique, soient sortis de la logique binaire et codifiante du document, soient l’occasion d’une proximité nouvelle avec les subjectivités, avec les corps, avec les psychés. Ces affects ne sont ni ceux des individus ni les miens (lecteur), ils sont des affects anonymes, à la fois les leurs et les miens en même temps que ni les leurs ni les miens : des affects « entre » par lesquels je deviens l’autre et l’autre devient moi. Par ces affects, par le devenir qu’ils rendent possible, se construit un commun, une communauté paradoxale, un « être ensemble » qui n’a plus rien à voir avec l’identité ou l’identification. Ce sont ces affects que l’on appeler des affects du monde. N’est-ce pas cela que recherche Frank Smith ? Construire des affects du monde pour un monde commun ?

Frank Smith, Syrie, l’invention de la guerre, éditions LansKine, 2023, 232 pages, 20€.