Killers of the flower moon : vie et mort du western

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Et soudain, au cœur de l’Oklahoma, le pétrole jaillit. Le flot noir souille la plaine indienne, les Osage dansent sous cette pluie noire, ils ne savent pas qu’ils se baignent dans leur propre sang.

Il faudra donc bien reconsidérer l’importance que « Silence » aura eu dans la carrière de Martin Scorsese. Retenue, violence sourde : le film, hélas échec commercial à sa sortie, posait la base de ce que l’on pourrait nommer « Le Scorsese crépusculaire » (et non le crépuscule de Scorsese, tant cette veine fait de lui un des cinéastes en exercice les plus emballants). On ne pouvait donc que regretter que son magistral The Irishman, tellement fait pour le grand écran, ne soit sorti que sur une plateforme vidéo, un contre sens tant cette œuvre hiératique, belle et silencieuse comme une cathédrale, sonnait le glas du film de gangster scorsésien (genre à part entière et qui va bien au-delà des films de Scorsese d’ailleurs).

Killers of the flower moon, devrait consacrer le nouveau style crépusculaire du cinéaste avec cette (H)histoire de l’Amérique en forme de chant funèbre pour la nation indienne : le début d’un nouveau monde qui pousse sur les champs brulés d’une civilisation aujourd’hui oubliée, et que seul l’art (le cinéma, la littérature, voire le mime mais c’est plus hasardeux), peut permettre de faire revivre. Ce chant funèbre donc, Martin Scorsese l’interprète Mezza Voceet le résultat est somptueux : un film à la fois beau et brutal, l’une des plus grandes œuvres d’un des plus grands cinéastes. Une œuvre magistrale donc qui rappelle que le cinéma n’est pas condamné à respecter les bibles des plateformes ou des gardiens du temple de la nouvelle vague. Cinéaste cinéphile (ce qui n’est pas si courant que cela), Scorsese réalise un film d’une autre époque, celle de l’âge d’or hollywoodien des stars, de grands espaces, sur un scénario remarquable signé Éric Roth, destiné à un public un peu oublié des majors : les adultes. Quelques mois après Oppenheimer de Christopher Nolan, Killers Of the flower moon nous rappelle qu’il existe une différence entre superproduction et blockbuster.

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Le triomphe du film de Nolan laissait espérer que les spectateurs pouvaient encore voir un film de plus de trois heures, sans poursuites en voiture, avec des dialogues, des plans qui durent plus qu’un clignement d’yeux et même avec un PROPOS !! Film hors du temps donc, Killers of the flower moon revient sur la légende américaine, celle des pionniers de la ruée vers l’or noir, au début du XXème siècle. Le cinéaste était déjà remonté aux sources d’un mythe fondateur avec son « grand film malade » (Gangs of New York) qui racontait comme l’Amérique sauvage s’était civilisée : dans le sang et la corruption. Le grand film dont Marty rêvait et que les Weinstein avait saccagé a donc enfin vu le jour à travers le récit, véridique, des indiens Osage. Tribu marginale au sein même de la nation indienne, les Osage détenaient des terres riches en pétrole. On rappellera que les Osage venaient d’une autre région mais que la conquête de l’ouest et la violence des blancs les avaient chassés de leur terre. Surprise, si leurs terres en Oklahoma étaient stériles, le sous-sol regorgeait de pétrole. Ironiquement, les Indiens Osage s’enrichirent donc rapidement. Si certains d’entre eux ont pu rêver toucher du doigt le rêve américain, assez rapidement, les hommes blancs trouvèrent des moyens de les flouer, créant ainsi des dynasties de magnats du pétrole, tandis que les natifs américains voyaient leur civilisation sombrer dans l’oubli et l’alcool.

Le livre de David Grann racontait l’histoire du point de vue de l’agent du FBI chargé de résoudre le mystère de tous ces indiens morts d’accidents improbables ou de suicide inattendus, permettant ainsi à quelques potentats locaux d’acquérir ces terres. L’idée brillante de Martin Scorsese et de son scénariste, c’est d’avoir fait de l’agent un personnage secondaire, tandis que le film se concentrait sur les relations d’une indienne, richissime, avec un jeune homme revenu de la guerre, un peu bas du front, cupide mais surtout manipulable. Léonardo DiCaprio changea ainsi de rôle, le film trouvant ainsi sa dimension mythique.

Etrange Western qui commence par inverser les codes du genre : les Indiens Osage sont ainsi presque des notables, riches propriétaires qui ne savent plus quoi faire de leur argent, les blancs eux sont chauffeurs, rabatteurs, ouvriers ou mendiants… Commence alors le mécanisme implacable de l’engrenage abject qui aboutira à l’ascension des blancs et à la chute des Indiens. Ce petit jeu de déconstruction de la légende fonctionne d’autant mieux que Scorsese a choisi comme héros son acteur fétiche Léonardo DiCaprio, héritier des grands de l’Actors Studio, à l’instar de De Niro mais qui possède depuis ses débuts l’aura des jeunes premiers. La carrière de DiCaprio, est presque celle de Marcello Mastroianni : désigné « Latin Lover », le grand Marcello n’aura eu de cesse que de mettre son immense talent au service de la destruction du label. De la même manière, depuis les années Roméo + Juliette et Titanic, DiCaprio n’a de cesse de déconstruire son image et son physique de bellâtre débutant. En fait de jeune pionnier américain, son Ernest Buckhart héros de la première guerre mondiale, est un ex-cuisinier, prognathe, un peu redneck sur les bords et à l’ambition moyenne (ce qui, curieusement, le rend sympathique). DiCaprio donne à ce personnage une humanité que contredisent pourtant ses actes. Anti-héros malgré lui, Ernest Buckhart vit sous l’influence méphitique de son oncle William Hale, le « King », grand propriétaire, grand mécène, démiurge de la ville naissante. Un des plus beaux méchants qu’ait jamais interprété Robert De Niro (et quand on a déjà joué Al Capone, Lucifer, Jimmy Conway et Don Lino : le requin de Gang de Requin, ça vous pose un rôle.)

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Mais la révélation, c’est Lily Gladstone, l’indienne que le King demande à Ernest d’épouser pour pouvoir s’approprier à sa mort ses biens et ceux de sa famille, par le mariage, le meurtre et la corruption. Au cœur de ce western impitoyable, elle incarne la dernière trace de conscience d’un monde sauvage. Son sourire contraste avec le rictus d’Ernest, son calme avec l’agitation de l’homme torturé. L’actrice, filmée par Scorsese comme si le Caravage avait peint Mona Lisa, touche le spectateur comme elle touche le fruste Ernest. Sa chute, c’est celle de la nation indienne, mais aussi celle de son mari, la fin de l’innocence. La maladie de Molly est la tâche qui souille la main de Macbeth, elle condamne l’Amérique qui naitra d’une faute, celle d’une âme pure victime d’une âme torturée. La réussite du film repose en partie sur l’alchimie, rare, de deux acteurs : le jeu expressif de Léonardo Di Caprio et celui tout en retenue et en finesse de Lily Gladstone.

Comme toujours, le réalisateur de Casino excelle dans la présentation d’un univers singulier, possédant ses propres codes : ici, le monde des Indiens Osage. Les premières images de la nature, splendides mais déjà froides, contrasteront vite avec le chaos de la ville naissante. Le montage, évidemment œuvre de Thelma Shoonmaker (sa monteuse depuis 1967, NDLR), confronte les images et les sons : le monde « civilisé » agressant les paysages somptueux au vide déjà angoissant. Côté bande originale, la musique de Robbie Robertson (entêtante entre le tambour indien et les battements de cœur d’un mourant), prend petit à petit le pas sur les chansons folk de l’époque. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le rythme angoissant, sépulcral.

Il eut été facile pour un réalisateur aussi brillant de privilégier la dimension épique de la fin d’un monde et du triomphe d’un autre. Si la mise en scène est visuellement superbe, elle ne tourne jamais à l’exercice de style, le cinéaste évite les envolées lyriques, le souffle vient d’abord des personnages, bouleversants. Epique, le film l’est, totalement, mais à la manière des cinéastes de l’âge d’or. On pense à Huston parfois, les combats intérieurs qui agitent Ernest, le spectateur les ressentira profondément : un dialogue, un mouvement, un geste, un temps anormalement long, une intonation, un grognement presque… DiCaprio nous fait ressentir les tourments d’un personnage qui sombre et cherche une rédemption (évidemment, autre thème favori du réalisateur de Raging Bull). Une violence sourde, oppressante, plane sur ce film où les sentiments humains sont le moteur de l’œuvre et en parfaite harmonie avec une photographie somptueuse. Aux couleurs chaudes des scènes d’intérieur, répondent les tons délavés, entre ciel et boue, de l’Oklahoma ; aux grands espaces, Scorsese préfère les détails (une cérémonie funéraire, une chambre). Comme toujours Scorsese cherche dans les recoins, dans le cérémonial (autre thème récurrent chez le réalisateur), les règles et rites qui construisent une société. On se souvient des intérieurs dégoulinants de Casino, du mauvais goût des héros des Affranchis. Ici, on passe du décor de la demeure du King – une ferme qui se transforme en ranch censément luxueux mais surtout sinistre – à l’intérieur presque dépouillé du foyer de Molly et Ernest. Les traces de la civilisation indienne y sont rares mais Ernest n’a pas encore le goût bourgeois de son oncle. Le décor et le cadre définissent ainsi le personnage et sa dualité.

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Dès lors, la longueur du film se justifie par la multiplication de plans qui semblent parfois anodins mais révèlent une pluie de détails qui donnent au film une dimension baroque. Au détriment des sacro-saintes bibles des scénaristes de grandes plateformes (le film est à l’origine destiné à Apple TV) et de la recherche du spectaculaire, le récit s’attarde sur les dernières traces de la civilisation Osage qui disparait sous nos yeux. Si Scorsese économise les mouvements de caméra, ceux si n’en sont que plus marquants quand ils surgissent comme ce panoramique ouvrant sur un flashback crucial qui saisit et plonge le spectateur en enfer. Le cinéaste joue avec le temps : ainsi un meurtre d’abord raconté avec précision, avant d’être montré : l’effet est brutal, plutôt que la surprise ou le suspens, le film montre le caractère inéluctable de la chute d’une civilisation. Le procédé illustre la fin d’une culture orale au profit d’une civilisation de l’image.

S’appuyant sur Rodrigo Prieto à la photographie, dont le sens du cadre exclue l’effet carte postale, la reconstitution comme les paysages de l’Oklahoma s’effacent devant ce qui reste le cœur du cinéma de Scorsese : les rapports humains, tout particulièrement la trahison, si possible au cœur de la famille et le choix que le héros scorsesien est souvent amené à faire… Choisir sa famille, celle du sang ou celle du clan. Personnage complexe, Ernest précipite lui-même sa chute. King n’avait pas prévu que son neveu, en apparence primaire, puisse vraiment tomber amoureux de Molly, comme celle-ci semble vraiment sous le charme de l’homme qui va tenter de la détruire. Le couple aurait pu être un symbole de l’union des deux cultures, mais Ernest est corrompu, physiquement (agité de tics, incapable d’un effort physique) et moralement (il répète, sans grande conviction, les propos de son oncle, comme pour mieux sans convaincre d’abord, comme une malédiction ensuite).

A travers ce personnage, c’est la violence que met en scène Scorsese, celle des hommes, celle qui gangrène le monde, la nature, qui corrompt tout. La nature est harmonieuse et les Indiens incarnent cette harmonie. La cupidité, la violence rattrapent inévitablement les hommes mais le cinéaste n’idéalise pas non plus les Indiens. Présentés comme des nouveaux riches, infantilisés (la plupart d’entre eux voient leur richesse mise sous tutelle par les banquiers, illustrant ainsi la façon dont les hommes blancs regardaient ces « sauvages »), la richesse les pousse à imiter les blancs : acheter des voitures, boire… leur fortune les détruit lentement, comme la cupidité détruit Ernest. Naïf, machiavélique, obéissant et torturé, le héros scorsesien finira inévitablement par chercher une improbable rédemption, à la fois Christ et Judas. Bien entendu, chez le réalisateur de « La dernière tentation du christ », la rédemption n’a pas grand-chose à voir avec un Happy End.

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Pour qui a vu son « voyage à travers le cinéma américain », voir Martin Scorsese réaliser un western était une évidence. Impossible que le maître termine sa carrière sans passer par ce genre. Western crépusculaire qui marque la fin d’une époque, aube d’un monde où les « sauvages » laissent la place à la sauvagerie de la civilisation, Killers of the flower moonboucle la boucle. Commencé par le récit d’un Chaman il se clôt, non sans ironie, par le nouveau griot du début du XXème siècle : la radio. Le drame est reconstitué à travers une émission retransmise en direct, par le son, les bruitages, les accents, la voix de Marty en personne, Chaman s’il en est. Le peuple Osage appartient désormais à l’Histoire, tandis que nous sommes projetés aux premières heures de la radio, des légendes qui prennent le pas sur les faits et des séries radiophoniques (comme le cavalier masqué) ou l’Amérique se réinvente en inventant la légende de l’ouest. Après avoir montré la réalité de la conquête de l’ouest, Martin Scorsese raconte sa naissance en même temps qu’il signe son crépuscule : Killers of the Flower Moon, vie et mort du Western.

Killers of the flower moonréalisé par Martin Scorsese – écrit par Martin Scorsese et Éric Roth, d’après l’œuvre de David Grann – Directeur de la photographie : Rodrigo Prieto – Montage : Thelma Shoonmaker – Directeur artistique : Adam Willis – Musique : Robbie Robertson – Avec : Léonardo Di Caprio, Lily Gladstone, Robert DeNiro, Jesse Plemons, William Belleau, Scott Sheperd, Cara Jade Myers, Janae Collins – Production : Paramount