Jean-Pierre Marchadour (1940-2023) – Dactylographies

Photo et montage © Emmanuelle Marchadour

Il y a les personnes dont on parle – et pour certaines, dont on ne cesse de parler, y compris quand elles ne font rien. Et il y a celles dont l’activité pourtant incessante, voire débordante, se tient à l’écart des hauts parleurs qui font et défont les réputations. Des deux côtés : quelques grand(e)s artistes et nombre de faiseurs qui, une fois passés de vie à trépas, rejoignent la file d’attente des intermittents de la postérité. Le 19 juillet dernier, Jean-Pierre Marchadour s’est éteint à Saint-Crépin-Ibouvillers, dans l’Oise.

La nouvelle n’a pas fait grand bruit, mais elle a affecté quelques âmes dispersées un peu partout, en période de vacances. Le jour même, afin d’amorcer l’entretien du souvenir, j’ai publié sur Facebook une reproduction encore jamais montrée d’un de ses travaux relativement ancien (1976) : une carte postale touristique figurant une scène de plage qu’il avait retravaillée à la pointe sèche (on peut la voir reproduite dans l’épisode 21 d’À la frontière). À ma grande surprise, cette publication non ouverte en mode « public » a trouvé un écho favorable auprès de visiteurs de passage.

D’autres images, plus abstraites, voire énigmatiques, ont suivi, deux jours plus tard sur ce même réseau, suscitant des commentaires parfois enthousiastes, comme celui-ci, d’un graphiste reconnu (et aussi grand collectionneur) : « exceptionnel ! expo en octobre prochain ? c’est en vente ? » Et c’est vrai que, placée en ouverture de cette suite d’images tirées du catalogue de la troisième et dernière exposition Marchadour (du 14 octobre au 8 novembre 2014) à la galerie Weiller, 5 rue Git-le-Cœur à Paris, l’invitation ne donnait à lire que le mois et le jour ; on pouvait donc légitimement penser qu’une expo allait avoir lieu cet automne. Et c’était finalement bien vu, car l’idée d’accrocher un choix d’œuvres de Jean-Pierre Marchadour commençait à germer dans l’esprit des proches de l’artiste. Aujourd’hui, c’est officiel : une exposition éphémère de ses travaux sur papier se tiendra bien en hommage les vendredi 13, samedi 14 et dimanche 15 octobre 2023, de 14h à 19h (21h, le samedi) à la galerie Oblique Nuage, 19 rue de la Mare dans le 20earrondissement de Paris. Notez bien les dates et le lieu, car ce sera une formidable occasion de pouvoir poser concrètement son regard sur ces dactylographies dont les reproductions ne peuvent donner qu’une idée – et dont il va nous falloir maintenant raconter l’histoire.

Frappes, travail en cours © Jean-Pierre Marchadour

Commençons par établir une rapide biographie de leur très singulier inventeur : Jean-Pierre Marchachour – patronyme breton pouvant aussi s’écrire Marc’hadour, et signifiant « marchand » – nait le 25 mai 1940 à Montreuil-sous-Bois. Suite aux diverses mutations de ses parents instituteurs, il passe la plus grande partie de son enfance en Haute Savoie. À l’âge de 16 ans, il quitte l’enseignement secondaire pour intégrer l’École des Arts-Décoratifs de Grenoble où il reste trois ans. Puis il rejoint Paris afin d’approfondir ses études à l’École des Beaux-Arts en section « gravure ». Diplôme en poche, il continue d’en fréquenter assidument l’atelier en étudiant non-inscrit. C’est là qu’il rencontre en 1967 une jeune étudiante, Catherine, qui accolera bientôt le nom de Marchadour à son prénom. Praticienne du dessin, et de la plupart des techniques de gravure, elle est peintre, représentée aujourd’hui par la galerie Papiers d’art à Paris dans le Marais, et par la galerie Alexandre Mottier à Genève (où ses œuvres récentes sont accrochées jusqu’au 28 octobre 2023). Jean Pierre et Catherine Marchadour formeront pendant plus d’un demi-siècle un couple d’artistes signant du même nom, mais dont les travaux, étonnamment complémentaires, ne peuvent être confondus. En mai 1968, alors que Catherine tire en lithographie les premières affiches de l’Atelier populaire des Beaux-Arts, Jean-Pierre devient un membre actif du comité de grève. L’année suivante est fondée, dans l’enceinte de l’École, l’Unité Pédagogique d’architecture n°6 (UP6) où l’enseignement se veut – s’exige même – pluridisciplinaire : ouvert aussi bien aux arts plastiques ou à la musique qu’aux sciences humaines. Nombre de professeurs, dont Jean-Pierre Marchadour, sont recrutés parmi les trublions de mai 68, certes formés à l’enseignement avant les événements, mais animés d’un ardent désir de remise en question des relations de maître à élève en usage dans les ateliers de « l’ancien temps ». Pendant quelques années, UP6 aura été un lieu d’échanges expérimental où l’on pouvait aussi bien apprendre à désapprendre qu’à se frotter à tout ce qui se montrait vivant dans une société en pleine ébullition. Marchadour, qui fut aussi un temps enseignant à Paris I Saint-Charles, a engagé toutes ses forces dans cette aventure, sacrifiant dans une certaine mesure, et sans jamais s’en plaindre, son travail personnel au profit de cette activité pédagogique – ce dont nombre d’étudiants lui seront éternellement reconnaissants. Dans son esprit, son investissement non compté à l’École ne s’est jamais accompli au détriment de l’œuvre, car il n’avait pas pour seul motif la nécessité de gagner sa vie. Il y trouvait matière à penser, et à agir – ainsi qu’une éthique.

C’est dans le cadre d’UP6 que, démarrant des études d’architecture à la rentrée 1973 et devant suivre un certain nombre d’heures de cours de dessin, je me suis inscrit chez un certain Jean-Pierre Marchadour. Bien m’en a pris, car en ces temps où refaire le monde sans économiser sa salive était de règle, il avait l’avantage de se positionner du côté des silencieux qui, mine de rien, vous apprennent à tenir un crayon, un fusain ou un pinceau, pour en faire quelque chose, non d’académique, mais relevant d’un travail de recherche personnel dont l’apprenti-artiste n’a pas nécessairement conscience, et qu’il ne pourra expérimenter qu’en reprenant chaque jour les gestes les plus simples et surtout, en exerçant son regard sur les choses les plus insignifiantes, du moins en apparence.

Jean-Pierre Marchadour encrant une plaque gravée avant tirage. Photo © Pierre Lanoë

Impossible de tout raconter : il nous faudra sauter des scènes. L’époque était agitée et formidablement ouverte. Et le plus inattendu pouvait arriver, à condition que l’on renonce à tout plan de carrière préétabli. Un beau jour, au début du printemps 1975, j’arrive aux Beaux-arts avec un dessin d’1m par 65cm qui présente clairement un caractère cartographique. Je croise mon cher professeur dans la cour qui me demande de le lui montrer. Je me revois dérouler cette grande feuille à même le sol pendant que lui-même s’accroupissait afin de le scruter attentivement, et en tous sens, sans mot dire. Combien de temps cette scène a-t-elle duré ? Je l’ignore. Ce qui me reste en mémoire, ce sont les mots que Marchadour a fini par lâcher avant de reprendre son chemin : « Continue ! tu y es presque… » Inutile de dire que j’ai suivi son conseil. De nombreux dessins à la plume et à l’encre de chine se sont rapidement enchaînés, reprenant parfois, en légende, quelques lignes tirées d’un livre de Claude Ollier. Ce dernier – que je qualifierai plus tard de dissident secret du Nouveau Roman – vivait alors à Marrakech. Mais par chance, il était rentré en France en juillet de cette même année 1975, ce qui nous avait permis de vite nous rencontrer. Peu après lui avoir montré mes dessins (rebaptisés partitions cartographiques), il m’a conduit à ma grande surprise à l’ACR – Atelier de Création Radiophonique de France Culture – pour fabriquer en sa compagnie une sorte de fiction sonore et musicale. Tout allait si vite en ces temps encore – mais plus pour longtemps – pionniers : l’essai radiophonique est en boîte début décembre. Et, dans les intervalles du travail, Ollier me présente à ses amis. Parmi eux, Jean-Pierre Faye, qui m’invite à participer aux activités du collectif Change (qu’il avait fondé quelques années plus tôt, avec entre autres Jacques Roubaud et Maurice Roche). Ne croyez pas que je m’égare, nous sommes toujours dans le vif du sujet. Il est temps maintenant d’en finir avec ce « bref hommage au professeur », et de passer au chapitre 2 : Portait de l’artiste en dactylographe.

Carte postale retouchée, 1976 © Jean-Pierre Marchadour

Février 1976 : Change propose trois soirées de rencontres à la librairie/galerie La Hune à l’occasion de la sortie de son n° 26-27, La peinture. Je suis invité à y accrocher un dessin. Beaucoup de monde. Des liens se nouent. Faye me demande de trouver une idée de jeu collectif en vue d’une manifestation à venir. Je propose de nous associer à Jean-Yves Bosseur, compositeur, qui suggère un processus d’envoi de cartes postales, en aller-retours non comptés entre les membres du collectif – le principe étant qu’après réception d’une de ces cartes, le ou la destinataire y rajoute quelque chose, avant de la renvoyer aussitôt à quelqu’un d’autre qui, etc., etc., et ce autant de fois que possible. Le collectif étant formé d’écrivains, on découvrait inévitablement, au verso de chaque carte postale, quelques mots, vers et proses ; même les partitions musicales de Bosseur étaient verbales. Comme je me trouvais seul à intervenir sur les images au recto, j’ai très vite eu l’idée de demander du renfort à Jean-Pierre Marchadour. Même si je n’avais alors aucune information sur son travail personnel, je pressentais qu’il ne pouvait qu’être original (y songeant, un peu plus de quarante-sept ans après, il me semble que j’étais alors furieusement agité par le désir de saisir l’occasion d’enfin le découvrir). Non seulement Marchadour a accepté, mais il a suggéré que sa femme, Catherine, participe à ces échanges. Leurs inventions – rapides et nombreuses – par recouvrement ou grattage à la pointe sèche, à la lame, et divers outils comme des emporte-pièces, ont immédiatement conquis les écrivains du collectif – du moins les plus attentifs aux enjeux de la peinture et des arts graphiques. Pour moi (et au fond pour tous), il y a eu un avant et un après cette étrange aventure collective qui s’est achevée par une performance publique (où Bernard Heidsieck nous avait rejoints, proposant une réalisation mémorable de son poème sonore Vaduz) et une réalisation sonore et musicale à l’ACR par Jean-Yves Bosseur, sous le titre Accusés de réception, avec les voix de tous les participants.

Carte postale retouchée, 1976 © Jean-Pierre Marchadour

Ces photographies retouchées étaient comme une récréation, certes particulièrement subtile, du travail le plus secret (ou disons encore non montré) des Marchadour. Invité à visiter leur lieu de vie et de travail, je me suis aperçu que, s’il y avait bien un espace réservé à la peinture, l’atelier de Jean-Pierre était tout sauf un atelier d’artiste. On y trouvait juste une table, quelques outils et une réserve de papier. Ses dessins au crayon et gravures des années 1975-78 étant difficiles à faire passer, même avec un bon scanner, on évitera de les montrer en contrepoint de ce bref portrait. Mais, heureusement pour nous, il a rapidement changé d’outil : « Un jour, au puces, je suis tombé sur une petite machine à écrire assez ancienne, une ‘Map’, et je l’ai acheté pour mes filles qui étaient très jeunes. Alors, elles ont joué avec… trois jours… Et moi j’ai joué avec pendant trois ou quatre ans, avant de passer à l’électricité. Comme j’étais graveur, sur métal, sur bois, il m’en est resté quelque chose dans l’usage de la machine à écrire. [Mais mon travail] s’apparente davantage à l’imprimerie (propos enregistrés en 2004 pour l’émission de France Culture, Surpris par la nuit) ». Ses premiers essais à la machine ‘Map’ ont intrigué au moins deux écrivains du collectif Change. Paul Louis Rossi, qui était en charge d’une exposition à la Maison de la Culture d’Amiens en 1978 (où devaient se tenir plusieurs journées de rencontres organisées par la revue Action Poétique), lui a proposé d’en montrer quelques-uns. Ces toutes premières frappes étaient faites sur papier A4 recouvert par un autre, troué, faisant office de pochoir. Une fois le travail achevé, le dactylographe positionnait les deux feuilles côte à côte, pochoir à gauche et frappe à droite, comme ceci :

Pochoir et frappe, 1978 © Jean-Pierre Marchadour

En 1980, à ma demande, Jean-Pierre Marchadour a tenté d’expliciter par écrit comment il procédait :

« I . Détourage du pochoir : lame, ongle, pointe, pouce et index ; coupe, découpe, lacérage [sic], arrachage, déchirure, égratignure, parfois défoncement du papier localement détrempé par dépôt d’une goutte d’eau.

II. Frappe du type, répétée, identique, régulière, sur l’une ou l’autre couleur du ruban qui défile, rectiligne, sur le papier vieux et jaune. // Aller et retour horizontal du charriot. Pas de sonnette.

III. Enroulement, parfois oblique, du pochoir plaqué à la feuille, autour du cylindre vertical.

IV. Juxtaposition ou superposition des trames vermillon, carmin, gris-vert, parfois bleues. // Les réserves. » (Catalogue de l’exposition collective Convergences 1980 à la Maison des Arts d’Épinal)

Partages et lisières de Jean-Claude Montel, pages 82-83 © J.-C. Montel / J.-P. Marchadour / Flammarion

En 1981, Jean-Claude Montel, co-fondateur depuis peu dissident de Change, publie Partages et lisières dans la collection « Textes / Flammarion » dirigée par Bernard Noël : un très beau récit ponctué de nombreux « documents visuels ». On y trouve quatre « frappes et pochoirs » de Marchadour. Trois ans plus tard, le dactylographe étant depuis peu « passé à l’électricité », Paul Louis Rossi l’invite à réaliser à 43 exemplaires une « frappe originale » pour l’édition de tête de son livre G aux éditions Lettres de Casse : une expérience assez folle car, pour y arriver, il faut recommencer 43 fois le même processus de superposition de trames à la machine, ce qui prend un temps considérable… Et comme le ruban encreur s’use peu à peu et que le geste d’appuyer sur la touche ne peut produire des effets strictement identiques, chacune de ces 43 frappes est légèrement différente. Par la suite, désirant exécuter de plus grands formats, Jean-Pierre Marchadour se met en quête de machines dotées de charriots pouvant aller jusqu’à 60-70 cm (qui proposent aussi parfois des « touches automatiques »). Ses frappes gagnent alors en complexité, tant en ce qui relève du travail de composition (de superpositions décalées et souvent trouées) que via l’usage de rubans-encreurs, tout d’abord noir et rouge, auxquels se sont rapidement ajoutés violet, bleu, bistre, vert…. « Il faut aimer les imperfections : ne plus les considérer comme des imperfections, mais comme des signes particuliers qui vont dans le sens de la surprise qu’on cherche, pour soi. Quand je travaille, je ne pense à personne d’autre qu’à… Je ne pense même pas à moi, d’ailleurs… – C’est un mode de vie ? – C’est ça » (propos enregistrés pour Surpris par la nuit).

Frappe © Jean-Pierre Marchadour

Il faut maintenant évoquer une brève rencontre entre Jean-Pierre Marchadour et Georges Perec. C’était au printemps 1980. Nous étions assez nombreux à nous être rendus à la librairie La Répétition, rue Saint-André des Arts à Paris, à l’occasion de la sortie du livre de Paul Louis Rossi, Le Potlatch, dans la collection que Paul Otchakovsky-Laurens dirigeait chez Hachette. Une fois la librairie fermée, nous avions convenu de continuer de fêter cette parution jusqu’à tard dans la nuit dans l’assez grand appartement de la rue de Belleville dont j’étais alors co-locataire. Le couple Marchadour, tout comme Perec, étaient venus. Il y avait un certain nombre de peintures accrochées sur les murs, et encore plus de dessins dans des cartons. Perec regardait avec intérêt tout ce qui lui paraissait obsessionnel : minimal, répétitif. Le courant était passé : je donnerais cher pour revivre ce moment. Vingt-deux ans plus tard, en l’an 2 du XXIe siècle, la Maison de la Poésie organise une soirée pour marquer la sortie de Poétiques de Georges Perec, n° 94 (d’octobre) de la revue « Poésie 2002 », avec au sommaire des contributions de Bernard Magné, David Bellos, Jacques Roubaud, Jean-Pierre Faye, Paul Louis Rossi, Marcel Benabou et bien d’autres. Et huit pages de frappes de Jean-Pierre Marchadour, dont en couverture, la plus dépouillée :

Frappe © Jean-Pierre Marchadour (in Poétiques de Georges Perec, 2002)

Je contribue aussi à ce numéro en proposant Quelques notes sur les frappes de Jean-Pierre Marchadour. J’aimerais en reprendre quelques paragraphes, histoire de faire passer quelques informations supplémentaires :

« Le lieu où Jean-Pierre Marchadour travaille ressemble davantage à une bibliothèque qu’à un atelier d’artiste. Les murs sont couverts de livres et, si on s’approche des rayonnages, on remarque que la totalité des ouvrages rassemblés a un lien avec l’Extrême-Orient et, singulièrement, le Japon. Un parfum d’érudition quelque peu monomaniaque donne du caractère à la pièce et pourrait suffire à la rendre attirante, mais le mystère se joue ailleurs : au milieu de cette pièce, sur une grande table, sont disposées plusieurs machines à écrire, toutes électriques. La conjonction des livres et des machines intrigue. L’absence d’ordinateur surprend. Écrire avec ces outils aujourd’hui obsolètes, sans doute au bord de rendre l’âme, a quelque chose d’anachronique, à moins qu’il ne s’agisse moins d’écrire que de frapper, autrement dit : moins de produire du sens que de tramer des surfaces muettes, usant les rubans jusqu’à la corde, jouant du clavier jusqu’à épuisement (mais qui cédera le premier de la machine ou du dactylographe ?). »

Jean-Pierre Marchadour au travail dans son magasin-atelier. Photo © Catherine Marchadour

Et en effet, bien que le dactylographe frappe des signes typographiques – lettres, ponctuations et autres – sans s’en cacher, il ne produit jamais de texte. Enregistré début 1981 pour un ACR, il se montre on ne peut plus clair : “Pour ce qui est du rapport à l’écriture, il n’y en a aucun. Je me souviens des premiers essais que j’ai fait. J’avais la hantise de deux choses : d’une part l’op’art, et d’autre part que l’on puisse reconnaître les caractères, et que cette reconnaissance, ou que cet effet d’art optique, empêche de voir un jeu beaucoup plus simple, et aussi plus riche. » Ce serait une erreur d’associer ces frappes à la poésie concrète, ou même aux essais du sculpteur Carl Andre, auteur d’une œuvre poétique, d’esthétique minimaliste, à la machine à écrire. Il convient aussi de rapporter que Marchadour a été privé, depuis son jeune âge, de l’appréhension du relief. Il doit souvent fermer l’œil droit pour mieux se saisir du monde extérieur. Au vu de certains portraits photographiques, on pourrait imaginer qu’il était borgne – ce qui est faux. C’est important de le noter, si on désire comprendre son travail. On peut aussi ajouter qu’aux environs de la trentaine, il a été affecté par le diabète, de manière assez sévère : au point de devoir accorder ses journées aux exigences des piqûres d’insuline. L’artiste aura été le plus clair de sa vie un être particulièrement contraint.

Frappe © Jean-Pierre Marchadour

Quelques notes (suite) : « Lors des phases critiques du travail, quand le corps est sous tension, l’atelier résonne d’une énergie assourdissante. Mais la régularité des frappes, le mitraillage calculé d’un “texte” purement répétitif et vide de sens, ne produit, paradoxalement, que du silence – un silence d’ailleurs en accord avec l’ambiance extrême-orientale du lieu, ambiance, faut-il le préciser, bien plus mentale que physique. Si je regarde n’importe quelle œuvre de Jean-Pierre Marchadour, que ce soit de manière rêveuse ou avec acuité, aucun mot ne vient, aucune phrase ne se forme. Et si je dois présenter cette même œuvre à un quelconque spectateur interrogatif, rien ne me viendra en aide et surtout pas la description, même la plus précise, de son processus. Dire : comment c’est fait, c’est passer à côté de : comment ça s’est défait. Il faut noter que l’extrême minutie du calcul et l’épreuve rigoureuse de la contrainte visent à remettre en jeu un savoir-faire que l’excès d’orientation (les recouvrements successifs de lignes de caractères frappées selon des orientations différentes) tend à désorienter : c’est la pensée à la fois moderne et intemporelle du “coup de dés”. »

Frappes – catalogue de la Galerie Weiller en 2014 © Jean-Pierre Marchadour

Il est temps d’achever cette esquisse de portrait d’un artiste – qui refusait volontiers de se dire artiste, ou même « plasticien », préférant se définir en homme de métier : graveur, imprimeur, dactylographe – qui n’aura jamais été tiraillé par le besoin de reconnaissance, même s’il a participé de bon cœur à des aventures collectives ; même s’il a, seul ou en compagnie, et à plusieurs reprises, exposé en galerie, et donc vendu à des particuliers – toujours au compte-goutte, non qu’il refusait de se dessaisir de ses frappes, mais parce qu’il estimait, en grand obsessionnel, qu’il devait en relancer sans cesse les enjeux ; et donc pour cela, les conserver à portée de vue, afin de déceler ce dont elle seraient en manque ; ou encore, en bon effaceur, ce qu’elles pourraient imprimer de trop – mais de celles dont il s’estimait satisfait, il prenait plaisir à les voir rejoindre des intérieurs aussi bien amicaux qu’inconnus.

© Jean-Pierre Marchadour – photo Catherine Marchadour

Le plus étonnant, c’est que sa singulière utilisation des machines à écrire – qui  pourrait à elle seule attirer l’attention sur lui – n’est pas l’essentiel. On peut au fond l’ignorer, et ne considérer ses travaux sur papier que comme des surfaces dessinées, gravées, imprimées ; donc comme des images –  au sens le plus ouvert bien entendu : non figuratives, faisant passer des sensations à travers une forme de dialogue avec ses regardeurs, se métamorphosant selon l’heure, la lumière, etc. Il faut avoir l’œil aussi acéré que le sien pour en explorer la charge émotive et la puissance interrogative. On est bien loin d’en avoir fini avec ce qu’il nous a légué… On a d’ailleurs à peine commencé… Il faudra s’atteler dans les années à venir à la confection d’un catalogue aussi exhaustif que possible, cette étonnante aventure en valant largement la peine.

Dans les ultimes années de sa vie, alors que ses machines tant aimées rendaient l’âme, les unes après les autres (Jean-Pierre Marchadour parlait avec humour de sa « nostalgie des réparateurs, de plus en plus introuvables »), il s’était lancé dans la réalisation d’un grand ruban composé d’une suite de feuilles A4 collées sur vingt mètres de long : une entreprise plus folle que jamais où, une fois encore – la dernière –, il aura engagé toutes ses forces. Réalisée à la main (ce qui ne lui était pas arrivé depuis des lustres) avec des feutres, jaune, vert printemps, violet, et plus difficile que jamais à montrer – ce qui devait inévitablement lui plaire, lui le prétendu « non-séducteur », pourtant si séduisant –, elle attend son heure dans le secret de l’atelier.

Un tout dernier mot : ayant été parmi les premiers acquéreurs de ses frappes, il me faut témoigner à quel point il est réjouissant d’en avoir une à portée de regard, car il est peu d’œuvres qui ont ce pouvoir d’apparaître et de disparaître comme par enchantement et avec autant d’élégance.

Jean-Pierre Marchadour, Dactylographies – Exposition / hommage du 13 au 15 octobre 2023 à la galerie Oblique Vague, 19 rue de la Mare, Paris 20e de 14h à 19h (21h, le samedi).