Sandra Moussempès : « Mes livres sont aussi des objets politiques et féministes » (Fréquence Mulholland)

© Sandra Moussempès

Magnétique : tel est le mot qui caractérise le nouveau et formidable recueil poétique de Sandra Moussempès, Fréquence Mulholland qui paraît ces jours-ci aux toujours impeccables éditions MF.

Librement inspiré de Mulholland Drive, le film de David Lynch, Moussempès retrouve ici ce qui singularise sa poésie et la place parmi les plus importantes du champ contemporain : un univers spectral, qui résonne d’images diffractées, de traumas photographiés, où le vers se fait télépathique, où, surnaturelles, les figures féminines sont des icônes fragiles exposées à la violence masculiniste. Où des atmosphères poétiques saturées d’angoisse montent derrière le papier glacé des magazines. Peut-être plus que dans ses précédents recueils, Sandra Moussempès se livre ici à demi-mot sur le substrat biographique et télépathique de ses vers. L’occasion pour Diacritik de partir à la rencontre d’une poétesse clef de notre présent, le temps d’un grand entretien passionnant.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide et magnétique nouveau recueil poétique, Fréquence Mulholland. Comment vous est venue l’idée d’écrire à partir du film de David Lynch, Mulholland drive, auquel le titre du recueil fait explicitement référence ? S’agissait-il d’affirmer que ce film de Lynch tissait avec vos propres préoccupations poétiques une manière de miroir à l’instar des deux héroïnes, en gémellité, du film lui-même : pourquoi avoir ainsi choisi la fréquence télépathique de Lynch, celle, écrivez-vous, d’« un film imitant un film imitant un film imitant un film de David Lynch » ? En quoi s’agissait-il de prolonger ce que vous nommez par ailleurs « un cinéma de l’affect » qui vous a déjà pu vous conduire à évoquer, dans d’autres recueils, ce film de Lynch mais aussi bien les œuvres de David Cronenberg, Michael Haneke, Antonioni ou encore Harmony Korine ?

Le film Mulholland Drive parcourait en effet mes livres par bribes plus ou moins explicites de même que d’autres films comme ceux des réalisateurs que vous citez – on peut rajouter Jean Genet dans mon premier livre – qu’il s’agisse de Zabriskie Point, Caché, Spring Brealers, Virgin Suicide, ou certaines séries comme Black Mirror. Avec les mêmes préoccupations : aller au-delà des apparences, dévoiler les faux-semblants sans forcément les nommer. Laisser planer le mystère des voix qui s’échappent. Mulholland Drive est un de mes films fétiches, je voulais lui consacrer un livre entier tant il fait écho à mes préoccupations poétiques depuis mon premier livre en 1994. Et office de miroir avec en parallèle le double reflet des héroïnes en quête d’identité, reflet originel de ma propre démarche. Je voulais éviter toute redondance ou proximité trop évidente avec le film. De ce fait, les visuels intégrés ne sont pas ceux du film mais d’autres plans filmiques inquiétants qui font écho à la fabrique lynchienne. La fréquence télépathique du film s’insère dans d’autres soubassements, sur d’autres terrains. Le propos est une variation libre autour du film mais aussi une expérience pour quiconque souhaite avec moi parcourir les arcanes de ce kaléidoscope lynchien et convoquer les phénomènes paranormaux en tant que fragmentations auto-fictives. Je souhaitais interroger tout particulièrement la notion d’emprise et de hantise via les relations toxiques, quelles qu’elles soient : dites intra-familiales, amoureuses, ou dans le cadre d’une appartenance – dans mon livre, une secte des années 70 à Hollywood. L’expérience lynchienne comme la dimension surnaturelle de l’existence, se superpose à mes propres énigmes. La notion de doublure s’accordant aux phénomènes d’emprise et au Syndrome de Stockholm qui en découle. Qui est soit, qui est l’autre, comment se trouver sans et dans le regard de l’autre ? J’interroge dans le livre, le trouble, la répétition des « scénarios », la notion de « remake ».

Avant tout, ce sont les atmosphères qui me guident, plus que la linéarité d’un propos, cette inquiétante étrangeté qu’on ne peut mettre en boîte ni décréter. Ce qui ne peut être défini par une narration cohérente même si, dans mon livre, la cohérence est intrinsèque, elle se révèle par revirements. Les atmosphères donnent beaucoup d’indices à nos sens et à nos souvenirs, même ceux « dont on ne se souvient pas ». Ainsi cette série que j’ai visionnée dont je ne me rappelle pas le titre, sur laquelle je pose mes mots, « réécrivant » ma propre histoire par séquences, plans fixes ou zooms, sans qu’on ne sache vraiment distinguer le réel de l’imaginaire, fortement imbriqués, avec des personnages réels qui s’entrechoquent aux personnages fictifs. Cette série me rappelait l’atmosphère lynchienne, comme diluée, tel « un film imitant un film imitant un film de David Lynch » dans une arborescence de référents.

Ce qui ne manque pas de frapper dans Fréquence Mulholland, c’est combien, à travers les 12 sections qui composent le recueil, ne cesse d’être interrogée l’identité ou plutôt le trouble lié à l’identité. En écho diffracté au film de Lynch qui jouait de Rita et Betty, les deux héroïnes, véritables « princesses filmiques » pour reprendre une formule de Cassandre à bout portant, deux héroïnes comme en miroir inversé et trouble l’une de l’autre, chacun de vos poèmes questionne avec une inquiétude croissante le double de soi. Un flottement d’identité s’empare alors du poème. Dans cette scission du sujet à soi, toutes les premières personnes, du singulier comme du pluriel, deviennent problématiques : « Le ‘Je’ est mal venu », dites-vous, mais aussi bien « Le NOUS est une locution d’intérêt général / Comment répéter la parole d’un sosie rescapé ? » En quoi ainsi vous importait-il de placer au cœur de Fréquence Mulholland une réflexion sur la scission de soi à soi de ces « Jumelles vivantes et spéculation » ?

La création m’a permis de trouver cet endroit d’où écrire ma propre formule poétique, d’établir mon identité réelle. D’inventer mon langage. Cette identité est mouvante, fragile et solide à la fois. Dans le livre on ne sait pas qui est qui, qui est soit ni quand ni où, le trouble est inattendu parfois au détour d’un nouveau décor, d’une nouvelle déconstruction. Au fil des poèmes, les déplacements d’identité sont fréquents, le Elle devient Lui qui devient Je. Puis Nous. En brouillant les pistes, quelque chose émerge qui questionne la notion de genre mais aussi celle de définition. Comment définir et le peut-on vraiment ? C’est aussi ce féminin double déroutant lié la gémellité – non génétique – de ce double miroir, en lien avec d’autres figures du féminin dont je me sens proche, les deux Emily Dickinson et Brontë, mais aussi les figures mythologiques, Cassandre, Lilith ou Penelope. Ophélie à la croisée des contes de fée et des hauteurs de Los Angeles, dans l’obscurité de Mulholland Drive.

J’ai voulu convoquer des concepts animés, des possibilités de réécrire ce que je n’avais pu nommer moi-même en temps voulu. J’ai longtemps pensé que mon corps féminin abritait un corps d’homme, je n’avais pas de référent féminin « positif » autour de moi, notamment dans la sphère familiale, personne ne me correspondait, si ce n’est dans les romans que je lisais, je comprenais mieux les héroïnes des livres que les femmes de mon environnement, intéressées avant tout par l’image sociale renvoyée, le maintien des faux-semblants ou les préoccupations purement matérialistes, je me sentais décalée, peu apte à jouer ce rôle. Je cherchais, jeune, à être comme les autres, mais cela ne fonctionnait pas, petite on me disait que je ressemblais à une poupée de porcelaine, ensuite que j’étais étrange, trop introvertie ou trop intense, toujours trop ou pas assez, physiquement j’avais quelque chose d’une autre époque, d’un autre pays. J’ai pu trouver un reflet annexe, une singularité en tant que poétesse, m’étant toujours sentie loin du jeu social. Je lisais énormément, enfant, adolescente, et les figures comme Emily Dickinson ou Brontë ont tout de suite fait écho en moi. Même si Kafka, Samuel Butler, les frères Powis ou Algernon Swinburne et sa Lesbia Brandon m’ont également influencée.

A treize ans, j’ai même publié dans la revue Quinze ans, dans la section « lecteurs », un long texte sur les sœurs Brontë. Ces femmes-là, par leur mysticisme, leur soif d’absolu me semblaient proches de mes idéaux. Je me sentais par contre intimement liée à une figure masculine, celle de mon père qui est mort jeune, qui lui-même s’ouvrait aux questions du genre-non-genre, avait des amis concernés par le sujet, me faisait lire la revue Sorcières, dans les années 70. Pour ma part je voulais être « normale », mais je voyais que je correspondais à son originalité, du moins je l’ai vu après. Un ancien élève à lui, soixantenaire, du lycée Romain Roland d’Ivry – lieu qui fut de toutes les luttes soixante-huitardes – me racontait que mon père, surnommé Moumouss par ses élèves, dormait parfois sur le sol de la classe fatigué de ses nuits – à jouer au bridge – puis demandait qu’un élève le réveille avec un briquet pour allumer son cigare, le premier qui lui donnait du feu avait un 20 sur 20. Il amenait ses élèves faire des cérémonies sur la tombe d’Artaud à l’époque au cimetière d’Ivry, ou voir les films de Marguerite Duras au cinéma. Il s’intéressait à l’irrationnel, aux premières thérapies New Age, avait lui-même vécu à Auroville quelques temps dans les années 50. Je ne l’ai pas assez connu pour parler de tout cela avec lui mais le lien télépathique est fort et son influence, que j’ai longtemps voulu refouler, est évidente. L’identité féminine mais aussi spirituelle est au cœur de mon enquête. Une forme de vie spirite de réminiscences invisibles d’un monde intemporel où la distance et une forme d’humour sont nécessaires aussi. L’imaginaire créant son propre paradigme.

Plus largement, est-ce que votre pratique de la poésie ne se place pas d’une certaine façon dans le sillage d’une pratique plastique, la performance, celle de Sophie Calle par exemple, puisque cette interrogation sur soi formule une manière d’enquête sur vous-même ? Enfin, en quoi le rapport à l’identité se place-t-il sous le signe de ce que vous désignez en titre de la deuxième section de votre recueil comme un « anti-miroir » ?

A votre première question, je répondrai oui, complètement. Je me sens travaillée par les questions esthétiques, le cinéma et l’art contemporain, la musique. Même si la poésie demeure le lieu, pour moi, de l’expérimentation, j’y interroge la potentialité cinématographique de l’écriture. J’ai toujours considéré mes poèmes comme des installations écrites d’un musée conceptuel et émotionnel. C’est la force de l’écrit de restituer le son, l’image et les sensations ou encore la partie invisible de ce qui semble très clair et ne l’est en fait pas du tout. Même si dans certains ouvrages j’ai intégré des CD de mes créations sonores, le texte seul doit être déjà performatif. Je me sens tout à fait proche de la démarche de Sophie Calle dont j’adore le travail, avec mes enquêtes fantômes et les pratiques divinatoires, quand découvrir les fragments de vie des autres peut me donner des indices sur ma propre vie. Je me retrouve dans ces dispositifs méticuleux, obsessionnels, ritualisés.

Chacun de mes livres est une enquête sur la persona, c’est un miroir dans le miroir dans le miroir via d’autres miroirs parallèles. Dans Fréquence Mulholland, je recueille par exemple, des éléments-indices-preuves sur un acteur/prédateur, « Silencio », j’observe sa façon de trouver les failles chez les femmes qui lui serviront ensuite de miroir et de proies. Dans la section « Cecil Hotel : Photographie », j’ai inséré des captures d’écran autour de la disparition d’une jeune étudiante au Cecil Hotel de Los Angeles, qui est le plus vieux et le plus dangereux hôtel de la ville, où ont transité parfois pendant des années toutes sortes de serial killers. J’ai voulu revisiter cette enquête spirite, y apporter mes propres éléments, ma propre perception des événements, de l’état des lieux qui entourent le mystère. Comme avec une caméra au poing. Ainsi, j’ai pu restituer mes propres obsessions autour de la séquestration, celle que je pense avoir moi-même vécu lors de relations toxiques y compris intrafamiliales. L’anti-miroir se résorbe ainsi par des faits tangibles, méticuleusement collectés.

Je salue au passage le travail des Éditions MF pour le très bel objet qu’est mon livre, sensuel au touché, offrant un vrai plaisir de lecture avec en page de garde cette photo prémonitoire, inquiétante, que j’avais prise, faisant de Fréquence Mulholland aussi un objet plastique, hybride entre poésie et art contemporain.

Dans les dispositifs plastiques de Sophie Calle, je perçois cette façon que j’ai aussi de disséquer avec les mots un moment la vie des autres, de la mettre en suspens pour recoudre ma propre vie, elle-même en suspens. Comment peut-on s’intégrer soi-même au monde dont on se sent étrangère ? Est-ce que l’artiste fait partie du réel ou n’existe-t-il qu’en tant qu’observateur(rice), détaché(e) de la trame narrative ? J’aime observer, contempler, détailler ce qui m’entoure, les petites compositions du réel ou un fragment de papier peint dans mon esprit, avec ses objets insolites, d’archives mémorielles comme un miroir sans tain.

L’angoisse de cette distance de soi à soi pose au cœur de Fréquence Mulholland un poème aux frontières flottantes du fantastique et du surnaturel. De fait, comme une expérience spirite, de nature puissamment paranormale, le poème que vous déployez cherche, depuis sa parole, à sonder la part d’énigme mais aussi de douleur des voix féminines qui se font entendre jusqu’à vous. Peut-être encore plus que dans vos recueils précédents, la part spectrale du sujet poétique se fait entendre, se laisse apercevoir d’un vers l’autre convoquant sans répit une « Lady Fantôme » ou ne cessant de parler de hantise. Diriez-vous que l’univers résolument fantastique de Lynch vous permet de sonder la part d’inquiétude vive, sinon violente, même latente, dans la spectralité dont se peuplent vos poèmes ? Est-ce que, plus largement, en écho à Lynch, vous pourriez qualifier votre expérience de la spectralité poétique de romantisme frénétique dont, par exemple, Emily Brontë et Emily Dickinson, déjà présentes dans Cassandre à bout portant, que vous évoquez ici, s’offrent comme ses figures féminines majeures ? Diriez-vous comme dans Cassandre à bout portant qu’il s’agit pour vous, en écrivant, de « perfus(er) une femme fantôme installée sur une civière » ?

Merci d’aller si loin dans l’analyse et de me donner l’occasion d’articuler une forme de discours autour de mon travail. Même si mes livres parlent d’eux-mêmes, cela est salutaire d’y voir aussi parfois un peu plus clair dans la biographie. J’écris  dans le livre que « tout est clair à présent, je n’ai pas besoin de clarté », mais j’énonçais tout aussi clairement dans Colloque des télépathes : « Le poème est une entité comme une autre avec des yeux et des paupières, lorsqu’une silhouette s’ébroue, quelqu’un voudrait la photographier », qui peut venir ainsi paraphraser mon autre phrase tirée de Cassandre à bout portant sur cette femme fantôme perfusée sur une civière que vous citez. En cela, je suis perfusée moi-même au poème, lui-même perfusé au film. L’univers de Lynch entraîne un gouffre, devenant profondeur puis refaisant surface. Il faut donc puiser très loin aussi loin que possible dans la pensée, dans l’imaginaire, observer son propre centre, capter la profondeur qui n’est pas toujours là où on la situe. Des autrices du passé, comme les deux Emily, dans leur sororité flottante et leur vécu quasi monacal, invoquent ce qu’il y a de plus profond en nous, cela est assez surnaturel quand on pense au peu d’expérience de leurs vies. « L’art est une maison qui essaye d’être hanté », disait Dickinson.

Lors de mes séjours à Londres, adolescente, je rendais visite à la belle-sœur et éditrice de Sylvia Plath, Olwyn Hughes, une amie de mon père. J’y ai ensuite vécu. Cet esprit british, gothique à l’ère victorienne, ces cimetières remplis de fougères et de noms mystérieux m’ont marquée. J’ai découvert très récemment que j’avais un peu de sang anglais, outre mes origines avant tout basques et siciliennes. Il me semble que des mémoires viennent de très loin, l’atmosphère Lynchienne fait partie de ce miroir stroboscopique. J’aimais aussi beaucoup sortir la nuit, très jeune, à Paris, à Londres. Si je n’avais pas été poétesse, peut-être que j’aurais été détective ou tenancière d’un club électro, la nuit, un peu comme le « Silencio » de Lynch, à Paris. Les humains sont davantage eux-mêmes la nuit que le jour. La violence que j’ai vécue ou observée à divers niveaux ne peut m’entraîner ailleurs que vers des miroirs « fêlés ». Mulholland Drive correspond à mon univers avant même que je n’aie vu un seul film de Lynch. J’ai intégré aussi mon chant éthéré, en tant qu’artiste sonore et vocale, lors de lectures performées et dans mes albums de poésie sonore. Plus longtemps en arrière, j’ai fait des featurings vocaux à Londres, dans les années 90, sur un album, dont un titre remixé par Barry Adamson – qui est un des compositeurs fétiches de Lynch – pour un groupe pour lequel la chanteuse Liz Fraser, des Cocteau Twins, avait elle-même fait des featurings sur un autre titre et avait un titre dans la bande son de Lost Highway, ce qui m’a troublé. Tout se recoupe et fait sens. Cette façon aussi de ne pas chercher d’explication aux phénomènes, nul besoin de résoudre l’énigme, elle dispense elle-même ses effluves vénéneux à qui sait en saisir la beauté inquiétante.

A l’instar de vos précédents recueils, Fréquence Mulholland questionne avec force les figures féminines ou plutôt l’image même des figures féminines. Ainsi, à l’instar des héroïnes lynchiennes que sont Rita et Betty, les femmes qui surgissent de vers en vers sont interrogées depuis leur capacité à être tenues pour autant de mythes, d’icônes mythologiques. Toute image cache quelque chose qui ne se dit pas ou ne se montre pas comme le rappelle la citation de Lynch qui escorte le recueil : « J’ai appris que, juste en-dessous de la surface, il y a un autre monde et encore d’autres mondes en creusant plus profond ». Diriez-vous que votre travail poétique consiste à déconstruire l’image sociale du féminin, un féminin « girl power » invulnérable comme vous le rappelez ? Diriez-vous ainsi que, depuis Vestiges de fillettes où vous interrogiez le travail de Cindy Sherman, votre poésie cherche à sonder la doublure de toute image sociale des femmes, une image ainsi plus fragile et plus juste : une manière de fragilité comme état d’être au monde ?

Plutôt que fragilité, je dirais sensibilité, à la limite vulnérabilité. Cette porosité en tant qu’artiste me semble essentielle. Je ne crois pas à l’invincibilité en tant que force. Être non-conventionnelle, exprimer ses émotions, sa singularité ou son originalité, voire ses traumas, est une force. Je détourne les stéréotypes autour du féminin depuis mon premier livre, en 1994, dénonce les non-dits familiaux, les faux-semblants sociétaux, autour du couple aussi. Avec la notion de « girl power », j’avais l’impression qu’étaient stigmatisée d’entrée de jeu les femmes hypersensibles, moins armées de codes sociaux. D’ailleurs, les expressions de cette sensibilité sont souvent remplacées par des appellations péjoratives : hystérique, dépressive, folle, sorcière etc. Tant de femmes ont entendu cela quand il s’agissait de les discréditer. Sans parler de la condescendance associée.

Je me sens guerrière mais ma force vient aussi de mon hypersensibilité, de ma façon de voir au-delà des apparences. Le « girl power » est d’ailleurs pour le patriarcat, bien souvent, un simple objet de fantasme sexuel. C’est une « figure » qui rassure et arrange, au final. La misogynie se trouve plutôt envers le féminin dans son côté mystique ou ancestral, complexe, envoûtant ou perturbant. On a vu le destin de Lilith, expédiée car trop vivante et charnelle. Celui des sorcières, brûlées à cause de leurs émotions, leurs « pouvoirs » surnaturels qui les reliaient aux forces de la nature et de l’étrange, à ce qui échappe et n’est pas contrôlable. Qui viennent contrecarrer l’injonction à la « coolitude » faite aux femmes qui ne devraient pas être « prise de tête » et accepter notamment des relations sexuelles sans attache, le sexe devenant une activité consumériste « cool ». Pour ma part, depuis mon adolescence, c’était la norme que de fuir une « étreinte » non consentie, des gestes violents, des attouchements sexuels. Maintenant, il y a la possibilité de « nommer » les choses. Je trouve que chez la nouvelle génération – depuis celle de mon fils, des années 2000 à ceux qui sont nés dans les années 90 –, il y a, me semble-t-il, une prise de conscience de toutes ces problématiques autour du consentement, de même la sororité semble se vivre pleinement au quotidien. N’ayant jamais voulu participer à une forme de « droit de cuissage » à la française – notamment dans le milieu de la poésie, mais pas que – j’en ai parfois payé le prix. Mais peu importe, cela m’a donné encore plus d’espace pour écrire. Il reste encore beaucoup à faire en France, notamment pour les violences faites aux femmes, par rapport à certains pays, comme l’Espagne.

En écho prolongé à Cassandre à bout portant, votre Fréquence Mulholland place en son cœur poétique la question de la violence. Sans revendiquer aucun message ni appartenir à la poésie engagée, vous dessinez depuis plusieurs recueils déjà une manifestation sensible des traumas que vous avez subis, comme si vos poèmes se tenaient devant nous comme, dites-vous, des « traumas photographiés ». Une violence, celle des « paroles d’amour avec tenailles stérilisées », finit par sourdre tout au long du recueil qui, finalement, éclate en évoquant « une histoire de consentement inversé » puis un « rapport au mouvement MeToo » mais pour dire combien la langue et ses figures se font peut-être impropres précisément à faire passer un message : « Quand s’exprimer dans une langue spectrale à souhait, faite d’esprits délabrés retrouvés dans les greniers des châteaux ne donne pas toujours les clés de l’énigme ». Est-ce que le trauma s’impose pour vous comme une violence dont le cœur noir se dérobe au poème ? Est-ce qu’en ce sens, l’image filmique comme celle issue de Mulholland Drive, permet, dans sa latence, d’approcher au plus près la photographie du trauma ? Est-ce ceci qu’il faut entendre dans « Nous aurions voulu êtres nous-mêmes, savoir dire non mais c’était risquer un sourire spectral » ?

Même si j’ai un côté « lanceuse d’alerte » dans la vie, je veux rester libre en tant qu’artiste, sans me soucier de ce qui est dit, de ce qui parle à travers moi, ni me censurer moi-même – ce serait le piège. Cela dit, cet engagement au quotidien, dans ma vie, reste sous-jacent dans mes livres qui sont aussi des objets politiques et féministes même si je me situe plutôt dans la photographie du trauma, dans la question de l’énigme, par un biais parfois spectral et non dans sa résolution. L’écriture n’est pas un acte thérapeutique pour moi du moins pas de façon simpliste. Je suis animée par l’étrangeté, la perturbation, les différentes strates de perception. Pour autant, tous mes livres convoquent ce cercle de latence dont vous parlez, cette photographie des esprits qui me hantent – et par cela même l’accès à la noirceur des traumas qui se devinent sans pour autant être définis. Mon travail suggère et transmute via mon inconscient ce que les émotions viennent suturer ou saturer. A défaut de « définir » linéairement les choses dans mes livres, j’ai voulu en explorer la lumière obscure dans une intensité sans lyrisme.

En tant que poétesse, je pense que le texte est déjà biographie. Ceci étant dit, la violence des « tenailles stérilisées » vient sans doute rappeler que je suis née avec les forceps. Et par la suite, absorbée à d’autres luttes – notamment suite au décès brutal de mon père dont j’étais très proche, dans des conditions mystérieuses : j’avais quinze ans, une déflagration absolue, renforcée par le comportement inhumain de ceux censés me protéger – des traumas étalés sur des dizaines d’années. Qu’on peut appeler perversion narcissique, notion convoquée et transmutée dans mon livre. Ma « mère » disant que je devais la remercier qu’elle n’ait pas avorté. J’ai dû aussi défendre la mémoire de mon père face à certains actes et propos sordides de ces « proches », « mère » et « beau-père » qui avaient pourtant largement bénéficié de son héritage, s’octroyant quasi toute la succession, sans juge des tutelles pour défendre mes intérêts. Ces personnes m’ont gravement nui – de l’humiliation à la spoliation depuis l’adolescence – pour des raisons qui dépassaient ma personne et dans des circonstances familiales où personne ne pouvait me soutenir et où je me suis retrouvée isolée. J’ai tenu bon et je continue encore maintenant, notamment pour mon fils.

Il est nécessaire de sortir du statut convenu de victime, ce pourquoi le récit des traumas est une question épineuse : comment raconter, par qui être entendue ? Les prédateurs savent faire illusion, s’attirer les bonnes grâces de l’entourage – le « beau-père », courtisan obséquieux, à la petite plume, savait y faire – gagner en impunité. Il a donc fallu emprunter d’autres chemins, inventer mon propre langage. Il y eut aussi cet ancien élève de mon père, dans une ambiance de communauté hippie, qui m’obligeait à regarder des photos de scènes de violences sexuelles quand j’avais 12 ans et les envoyait à mon domicile à Paris, ou faisant un tableau reproduisant mon visage de 12 ans et un sexe en érection. J’ai aussi vécu une brève relation traumatique à 24 ans, avec un individu devenu depuis romancier médiatisé, obsédé par les lolitas déchues du monde de la nuit, connu via le « beau-père » quand j’avais 12 ans. « Beau-père » qui a tenté d’effacer la mémoire de mon père, prenant possession des lieux à sa mort, tentant de retarder la mise au jour d’un manuscrit posthume de mon père, finalement publié trente ans après sa mort, que je cherche à faire rééditer avec l’aide et soutien de l’autrice Nathalie Quintane qui adore le texte. J’ai vécu des violences conjugales, il y a une vingtaine d’années. Un vers dans mon livre fait allusion à la réponse de ma mère refusant de m’abriter, alors que je ne pouvais retourner à mon domicile après avoir porté plainte : « Tu n’as plus 12 ans, tu n’avais qu’à choisir un autre type ». Mais certaines relations amoureuses toxiques font aussi partie de mon laboratoire d’écriture à flux tendu. Sans ces moments intenses ou dangereux, je n’aurais sans doute pas écrit certains poèmes. J’ai toujours surmonté les choses, ne me suis jamais laissé faire.

J’ai rencontré aussi des gens merveilleux, au bon moment vécu des choses fortes, j’ai toujours décidé de ma vie et choisi ce que je voulais en faire, guidée par une petite voix et mon « troisième œil ». J’ai trouvé aussi chez tous mes éditeurs – je pense particulièrement à Yves Di Manno, chez Flammarion, qui me publie depuis 1997 – une bienveillance absolue, une fidélité à toute épreuve qui perdure et pour longtemps encore ! Et d’avoir un fils de 17 ans, brillant, avec qui j’ai une grande complicité, m’a fait comprendre ce que j’avais réussi en tant que mère aussi, ce que je n’avais pas reçu de la mienne. Pour terminer, si le poème ne me semble pas le lieu de la formulation factuelle du trauma, n’étant ni psychologue ni romancière, l’entretien, comme celui-ci peut lever certains voiles.

Dans ce rapport tissé depuis l’entame de votre œuvre à l’image, Fréquence Mulholland articule un rapport singulier à l’image par lequel l’image se fait comme le trou du livre. De fait, au-delà de l’interrogation sur l’usage stéréotypé de l’image, vos poèmes questionnent la relation du texte à l’image comme suit : « Voici la source du manque / Des photos au lieu de livres // Tu parlais à une caméra obscure / Une entité mi-trans mi-tactile // L’ombre peinte des mémoires archivées / En pleine séance de bowling // L’accélération en plus du discernement ». S’agit-il pour vous d’opérer un dés-apprentissage de l’image au sens de ce vers énoncé au début du recueil : « Comment allons-nous désapprendre ? »

De par l’injonction reçue au silence sous peine de représailles des « plus forts », j’ai dû créer mon propre langage, celui de mes livres, parfois de mes albums en tant qu’artiste sonore et vocale. Avec mon vécu : ce château près d’Uzès, que mon père avait acheté pour une bouchée de pain – l’équivalent de mille euros actuels, après une partie de cartes –, le temps des vacances, où se réunissaient les amis hippies de mon père et toute une enfance décalée, étrange mais forte, les ouijas que nous pratiquions avec d’autres pré-adolescentes, dans ce lieu que j’ai perdu du jour au lendemain, parti en fumée. Puis, vivant un temps à Londres, où j’ai fait des rencontres, des expériences décisives, et collaboré en tant que chanteuse avec des groupes électros, ainsi qu’à Rome, à la Villa Médicis, juste après mon premier livre. Cela m’a permis de me « refaire » exister, autrement, avec la distance conférée par l’ailleurs. Je suis moi-même issue d’origines étrangères multiples (ibérique, sicilienne, anglaise) en plus d’être basque.

La certitude est que l’image renvoyée n’est pas ce qui se trame une fois la porte fermée, tout comme l’explosion dans Zabriskie Point, ou la fin du tournage et le plateau qui part en fumée, comme ces sectes dans les années 70 à Hollywood que j’évoque souvent dans mes livres. L’image est toute puissante dans notre monde et elle m’inspire mais c’est la réécriture de l’image, sa disposition transitoire dans mon esprit qui me fascine et non l’image convenue qu’on voudrait nous donner à voir dans sa forme fixe. La déconstruction de l’image relève de l’altérité en chacun de nous.

Ma dernière question voudrait porter sur la voix qui se fait entendre dans le poème. Télépathique, inspirée, fantastique, elle provoque ce que vous nommez « la déflagration du poème ». Mais si, dites-vous encore « la voix est volatile, même captée », vous ajoutez aussi bien de manière significative : « Une voix off susurre toujours la même phrase : / « Un poème est une façon de me laisser aller à ce qui s’échappe ». Est-ce que cette phrase, que vous aviez déjà énoncée lors de notre précédent entretien, peut finalement être tenue comme votre art poétique même ?

C’est avant tout le travail de la langue qui m’anime en poésie, bien avant les thématiques : cette voix qui m’est propre, une exigence de la phrase, du style peut-on dire, du vers, du ressenti diffracté. Ne pas gonfler le propos ou l’empaqueter. Je ne suis pas très intéressée par les « histoires », où la linéarité d’un propos, son explication, ne laissent pas de place à la perception du lecteur. Ce sont les forces d’intensité, le rythme d’une phrase qui me touchent. Au-delà de cette exigence, il y a ces voix off engendrées par les effets du subconscient : cela, je ne veux pas l’expliquer, je ne peux l’expliquer. Ce qui est certain, c’est que la poésie me permet cette symbiose, je ne sais si le trajet de l’inconscient s’applique à celui de la créativité ou si une force encore plus lointaine vient de façon ludique et grave, en prière scintillante, explorer des contrées inhabitées, peut-être inhabitables. Une écriture « magnétique », comme vous disiez à propos de mon livre, en début d’entretien. Ce qualificatif me touche vraiment. On sait que le magnétisme à la fois dangereux et exaltant fait naître l’intensité, sans lyrisme. C’est tout l’enjeu de l’art : qu’il nous réveille, nous révèle à nous même, à nos propres sensations d’étrangeté, de « déjà-vu », mais aussi dans ces moments du quotidien les plus anodins et répétitifs où viennent se ficher ces désirs textuels qui nous portent, nous prolongent, comme autant de rêves éveillés.

Sandra Moussempès, Fréquence Mulholland, éditions MF, septembre 2023, 116 p., 18 €

Actualité à venir : Lecture d’extraits de Fréquence Mulholland, accompagnée par Bastien Gallet des éditions MF, suivie d’un débat et dédicace à la Librairie O du Théâtre du Rond-point le 22 septembre à 19h. Intervention de Sandra Moussempès autour de ses livres dans le cadre du colloque « Zigzaguer, poésie & cinéma », sur le thème « Hanter les images », au Centre Pompidou, le 22 novembre 2023.