Laurent Mauvignier : « Le désir de théâtre s’est toujours affirmé pour moi conjointement à la réalité du roman » (Proches)

Laurent Mauvignier, Proches, théâtre de la Colline © Tuong-Vi Nguyen

Magnétique et splendide : tels sont les deux mots qui viennent à l’esprit pour qualifier la nouvelle pièce de Laurent Mauvignier, Proches qui vient de paraître aux Éditions de Minuit. Dès ce 12 septembre, la pièce sera jouée au théâtre de La Colline à Paris dans une mise en scène de Laurent Mauvignier lui-même, une première pour l’auteur.

Proches représente une famille qui attend le retour de Yoann, figure trouble, spectrale, dont la vie chaotique a fini par déchirer de sa violence ses proches et les éloigner irrémédiablement les uns des autres. Le théâtre de Mauvignier commence toujours là où le langage se finit : Proches ne fait pas exception à cette règle magnifiée par ses acteurs, qu’il s’agisse notamment de Charlotte Farcet, Pascal Cervo ou Maxime Le Gac-Olanié. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre du dramaturge et metteur en scène à la veille de sa première.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide nouvelle pièce de théâtre, Proches, qui vient de paraître chez Minuit. Comment vous est venue l’idée d’écrire cette pièce représentant une réunion de famille afin de fêter comme il se doit la sortie de prison de Yoann, une fête où sont conviés « ses proches. Tous ses proches » comme le souligne le personnage de Malou ? Vous aviez réalisé en 2018 un court-métrage lui-même intitulé Proches et qui présentait le retour d’un homme au sein de sa famille : ce film est-il à l’origine du présent travail ?

Quand j’ai commencé à écrire le scénario du court-métrage, c’était déjà avec l’idée d’en écrire une version pour le théâtre. Les deux écritures n’ont pas été simultanées pour autant : j’ai écrit le film, je l’ai réalisé, et puis à partir de là j’ai commencé la pièce. Mais, dans mon esprit, elle était déjà là, et je sentais avec le film qu’un autre chantier s’ouvrait. Le film était une expérience d’écriture presque frustrante, parce que 19 minutes ne suffisaient pas à faire tenir tout ce que le texte ouvrait, que j’avais envie d’aller chercher. Mais curieusement la réponse n’était pas pour moi dans l’écriture d’un moyen ou d’un long métrage, ni même d’un roman ; c’était du théâtre, dès le départ j’en avais l’intuition, mais il me manquait l’occasion d’aller vers le plateau, occasion qui s’est présentée avec la proposition de Charlotte Farcet de travailler ensemble, avec des comédiens, à partir d’un travail en cours.

Dans quelles conditions s’est précisément déroulée l’écriture de cette pièce qui, à la différence de vos précédentes œuvres théâtrales comme Tout mon amour ou encore Une légère blessure, sera la première pièce que vous mettrez vous-même en scène ? En quoi le procès d’écriture a-t-il pu en être modifié, lui qui s’est nourri d’échanges continus ou de suggestions soutenues avec les acteurs au cours notamment des répétitions ? Est-ce que l’adaptation que vous avez écrite au début de cette année de L’Orage d’Alexandre Ostrovski a nourri d’une quelconque manière cette nouvelle expérience théâtrale ?

Charlotte Farcet, qui est comédienne et dramaturge, connait très bien mon travail, nous nous connaissons depuis de nombreuses années. Elle travaille avec Wajdi Mouawad depuis longtemps, qui nous a ouvert les portes du théâtre de la Colline, pour venir y travailler une semaine à la table avec des comédiens. Nous avons réuni une équipe, j’ai travaillé une version de Proches. Cette semaine a été un éblouissement pour moi, une joie partagée avec une équipe de comédiens enthousiastes et très engagés, tout de suite, autour d’un texte en devenir. On a beaucoup parlé, beaucoup travaillé, beaucoup ri aussi. Et puis le confinement est venu, et j’en ai profité pour récrire le texte de fond en comble à partir de ce premier « laboratoire ». Nous nous sommes retrouvés un an après, pour une deuxième semaine autour du texte modifié. Là encore, la même joie, la même émulation, la même stimulation heureuse.

En parallèle, vous avez raison de le souligner, il y a eu Ostrovski, l’adaptation de L’Orage pour Denis Podalydès. C’est peu de dire que j’ai appris beaucoup de cette pièce, et sur l’art théâtral au contact de l’écriture d’Ostrovski, et c’est aussi peu de dire que cette pièce a compté pour le travail sur Proches, notamment sur les transitions d’une scène à l’autre, sur la recherche des personnages, sur le rythme d’ensemble, sur le phrasé, sur la question des registres de langue, comment passer de la trivialité et du prosaïsme de la réalité à l’élan lyrique de la langue, à des monologues introspectifs, et comment ouvrir à des espaces poétiques, oniriques ? De l’autre côté de la chaîne russe, il y avait le théâtre d’une native russe, Nathalie Sarraute, avec son langage qui se cherche et qui se met en doute, ce langage qui est l’action même de la pièce, qui se déconstruit et se reconstruit en même temps.

Pour en venir au cœur de votre nouvelle pièce, Proches renoue avec l’univers familial et intime qui guide votre travail dramaturgique depuis Le Lien mais en déplaçant les attentes et en glissant au centre cette fois une figure aussi forte que violente : le personnage de Yoann. Sombre et ombrageuse, cette figure domine la pièce de manière puissante et surnaturelle puisque, défi théâtral, le personnage est une présence ou plutôt une omni-présence, « remémorée ou fantasmée » comme il est présenté d’emblée. Proches dit ainsi le froid destin halluciné de ce garçon brutal qui s’éloigne du droit chemin, vole son patron, détrousse une banque en ne parvenant à trouver du secours jusqu’à un certain point qu’auprès de Clément, son amant.

Diriez-vous ainsi que l’arc dramatique de la pièce consiste, d’une certaine manière, à tenter de faire passer Yoann de la figure presque fantastique qu’il incarne à un caractère humain, ce que Clément résume ainsi : « Je suis venu parce que je veux en faire un être humain » ?

Au départ, comme dans le film, on parlait de Yoann mais il n’existait pas physiquement. Sa présence s’est imposée au fur et à mesure, mais assez vite, dès le premier labo avec les comédiens. C’est un personnage qui a un statut très particulier : on le voit, il parle. Mais surtout il se tait quand les autres s’adressent à lui (à l’exception d’une ou deux fois). Il est présent comme souvenir, comme fantasme, comme projection, chacun fait ce qu’il veut ou peut de sa présence. J’ai pensé beaucoup à Théorème de Pasolini. Même si ici le Visiteur de Pasolini est remplacé par un frère, un fils, un amant que tous connaissent, sa présence est aussi un vecteur de transformation de chacun. Yoann est également un peu le metteur en scène de la pièce, ou son narrateur, d’où sa capacité à transformer le décor, à déplacer les éléments, à abattre le quatrième mur. On pourrait presque croire, à un certain moment, que ce ne sont pas tant les personnages qui se souviennent de lui ou qui l’imaginent que lui, inversement, qui les imagine pensant à lui. Si vous n’avez jamais vu la bande annonce originale de Psycho, je vous invite à aller la regarder sur YouTube : Hitchcock se promène sur les lieux du crime, dans la maison de Norman Bates, dans le motel, jusque dans la fameuse et mythique salle d’eau. Il nous raconte ce qui va arriver, jusqu’à un certain point. Yoann, jusqu’à un certain point lui aussi, nous raconte ce qui va advenir, comme un démiurge, comme un créateur s’amusant de ses créatures.

Mais la question c’est aussi de savoir qui il est. Et c’est cette question qui est présente, pour moi, depuis toujours : y a-t-il quelqu’un derrière les projections que nous nous faisons d’une personne ? J’aime cette ambiguïté qui consiste à penser que derrière une personne il n’y a, justement, personne. Ulysse, bien sûr, dont personne est le nom par lequel il se fait appeler, jouant de l’ambivalence, pour échapper au Cyclope qu’il vient d’aveugler ; quand les autres cyclopes demandent à ce dernier qui l’a rendu aveugle, il répond : « personne ». C’est aussi, il me semble, la démarche de tous les auteurs d’aller chercher, en épuisant les figures, les représentations, les clichés, la possibilité humaine d’un personnage, le lieu d’une existence possible. Il y a encore un autre point autour duquel je tourne, et qui était déjà présent dans Tout mon amour. C’est la question de l’amour, de l’amour comme absolu. Duras disait que l’amour est impossible, parce que ce que nous nommons amour ne serait possible qu’à la condition d’être absolu ; or, l’amour que nous vivons n’est le plus souvent qu’un ensemble de négociations, de temporisations avec nos élans, nos affects. L’amour filial est ce qui se rapproche le plus d’un amour absolu dans le sens où il est le plus souvent inconditionnel. On aime ses enfants, même sans savoir pourquoi. On les aime absolument. C’est pourquoi, dans Tout mon amour, la mère ne peut aimer cette jeune fille de seize ans, car son amour à un visage, un seul visage, qui est celui d’une fillette de six ans. Dans Proches, en revanche, c’est le contraire : la lucidité de la mère, son drame, c’est de n’être pas dans l’absolu de l’amour filial mais dans l’absolue conscience de qui est son fils ; elle en a, pour moi, une conscience quasi surnaturelle, que les autres n’ont pas. C’est une sorte de lucidité à la Cassandre, qui est un autre personnage qui me fascine. Le seul amour absolu possible, dit aussi Duras, ça ne peut être que Dieu, ça ne peut être que celui qui brûle et dont l’amour ne peut conduire qu’à l’anéantissement. L’amour absolu, celui qu’on ne peut regarder en face, est inhumain, éternel et muet comme dit Baudelaire, c’est-à-dire effrayant totalement, impossible pour nous. C’est de ça dont il s’agit, de ce mystère. C’est pourquoi Clément a besoin de retrouver l’humanité de Yoann, pour le faire revenir dans le champ humain des amours négociés, des amours humaines, c’est-à-dire des amours relatives, dont on peut se remettre pour continuer à vivre. C’est la seule façon pour Clément de sortir de l’idéalisation, de la fétichisation de Yoann. J’aime beaucoup l’idée des fétiches, des totems, des monstres, du veau d’or et de l’aliénation, de l’aveuglement amoureux.

Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Proches, c’est également combien les personnages paraissent percevoir que le langage manque à lui-même et qu’ils sont comme emportés malgré eux vers un langage indirect, qui est le langage théâtral, mais qu’ils entendent pourtant refuser. C’est comme si on leur avait soufflé cette phrase de Koltès selon laquelle « Au théâtre, quand un personnage est triste, il ne dit pas ‘Je suis triste’ mais ‘Je sors faire un tour’ », et que les personnages de Clément ou encore de Didier refusaient de faire un tour, restaient sur le plateau et voulaient dire, contre le théâtre, qu’ils étaient tristes. Ainsi de Didier qui finit par lancer : « Cancer. J’ai un cancer. Le cancer. Un cancer, quoi. »

Diriez-vous ainsi que vos personnages cherchent à être au plus proche, sans parfois toujours y parvenir, d’un langage qui serait enfin direct ?

Évidemment, c’est une pièce sur le langage, une pièce peut-être plus difficile pour les comédiens, de ce point de vue, que ne l’était déjà Tout mon amour. Philippe Torreton (qui jouait dans Tout mon amour mis en scène par Arnaud Meunier), m’avait expliqué – je ne crois pas le trahir en le rapportant ici – qu’il était très difficile pour lui d’apprendre son texte, car il y a très peu de points d’appuis, assez peu de phrases à partir desquelles inscrire le travail de mémorisation. C’est un mouvement fait de reprises, de contradictions, de relance – c’est très difficile pour les comédiens, d’autant qu’il faut mémoriser autant les trous que les pleins, les silences, les arrêts et, bien sûr, apprendre à parler en même temps que les autres. Si dans l’art de la conversation on apprend à écouter les autres avant de leur répondre, dans la vie vivante, la vie des gens, on se parle dessus comme on se marche dessus, on déplie et déploie sa propre pensée bien avant de songer à répondre à son interlocuteur. Quand j’étais enfant, malade, dans ma chambre, j’entendais les conversations de ma mère avec ma tante ou une voisine quand elles buvaient leur café l’après-midi dans la cuisine. J’étais fasciné par ça : la non-conversation, qui est un phénomène bien moins exploité que la sous-conversation, mais qui pourtant mérite qu’on s’y arrête. D’autant plus pour un romancier qui peut réaliser enfin ce que le roman lui refuse : la simultanéité des paroles. On peut dire en même temps, et en finir enfin avec la linéarité obligée du roman. C’est très important, parce que tout à coup la langue s’ouvre à une spatialisation qui la sort du livre et la pousse sur le plateau. Dans l’espace, la langue se libère des lois de l’enchaînement des phrases du livre, du dialogue, c’est pour moi le principal attrait du théâtre, une partition que le plateau réalise. C’est l’écriture elle-même qui s’invite sur le plateau et se réalise.

Cette incarnation, oui, elle a peut-être un autre compte à régler avec le roman ou avec la littérature en général, c’est-à-dire qu’elle cherche à refuser les contournements, les atermoiements, les aménagements de la langue face au réel. Elle ne refuse pas la poétisation du réel, elle pourrait tout à fait décider d’appeler un chat « un univers bleu dans le creux de ma main », si le cœur lui en disait. Ce n’est pas un refus de la poétisation, j’insiste sur ce point, pas une question de naturalisme ou de réalisme, c’est plus une affaire d’urgence, un refus de l’hypocrisie de la langue domestiquée qui ne sert qu’à taire ce qu’elle prétend nommer. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours été profondément dérangé par la façon dont on parle des morts, de ce voile qu’on met, précisément, sur le mot mort. Je comprends la pudeur qui nous fait dire qu’un tel « est parti », mais tout de même, ce que j’entends le plus souvent dès qu’on parle de sujets qui recouvrent la violence du réel, c’est l’hypocrisie sociale qui en recouvre la réalité. Comme si les mots voulaient étouffer la nature de cette violence souterraine, l’accommoder pour la rendre non pas supportable, mais acceptable, ou plutôt contournable. Oui, dans Proches, cette question est omniprésente : le rapport à la langue policée. Certains personnages finissent par lâcher le morceau, ils finissent par dire les mots de leur vérité, ils les disent sans voile et sans fard, avec la même trivialité, la même dureté aussi que celles avec lesquelles ils sont en prise. La brutalité et la violence d’un mot comme « cancer », car la maladie, elle, ne métaphorise pas ses symptômes. Et je pense qu’un personnage, traversé dans sa chair par l’obscénité de la maladie, ne peut pas tergiverser ou enjoliver quand il s’agit de l’évoquer. Il cherche à dire, à dire sans fard, juste à dire l’obscénité de sa réalité. Mais c’est un travail très littéraire d’esquiver les effets esthétisant de littérature, les belles phrases, les beaux mots ; il s’agit de tourner dix, vingt fois la formulation des mots, les dire jusqu’à mesurer leur épuisement, leur fatigue, faire résonner les mots en multipliant les occurrences, en travaillant les répliques comme des vibrations, des ondes, mais aussi des claques, des sons, des coups de fouet : chaque mot, ainsi sonorisé, reprend une valeur littéraire, mais comme décrassé de tout effet émollient de belle littérature. Il y a l’idée d’une lumière pleins feux sur la troisième partie de la pièce : la vérité nue, sans fard. Sans fard, oui, et c’est paradoxalement à l’art du théâtre et de la fiction, avec leurs fards et leurs subterfuges, leurs ficelles, qu’il revient de trouer le langage policé du réel pour le donner à voir et le mettre à nu – comme on dénude un fil électrique.

Un des autres aspects remarquables de Proches consiste également dans la ligne de continuité dramatique que votre travail fait circuler du roman au théâtre. En effet, dès son titre, Proches retrouve cet univers familial où, depuis Loin d’eux jusqu’aux Histoires de la nuit, la tension vers l’autre s’affirme comme un lien désiré mais sans cesse différé. Cette légère blessure qui lacère les uns et les autres ouvre à un sensible de la proxémie mais pose aussi la question du choix générique qu’implique votre écriture : est-ce le rapport au langage évoqué plus haut qui vous incite spontanément à passer du roman au théâtre ? Est-ce que la situation d’énonciation, sa difficulté à être, peut déterminer le passage d’un genre à un autre ? Ou bien l’énergie dramaturgique à déployer joue-t-elle là un rôle premier ?

C’est assez difficile à définir, mais le désir de théâtre s’est affirmé conjointement à la réalité du roman. C’est-à-dire que le roman a été possible pour moi par la voie du monologue, intérieur certes, mais aussi proféré, surtout dans Loin d’eux, où les personnages peuvent dire, par exemple, des choses comme « Moi, Jean, j’ai dit que… ». Des metteurs en scène sont venus tout de suite pour me demander le droit d’adapter mes livres. J’ai accepté une ou deux fois, et presque toujours refusé, parce que je me disais que le théâtre viendrait pour moi avec une écriture qui lui serait entièrement dévouée. J’ai refusé à beaucoup de monde, dont Wajdi Mouawad, qui me l’a rappelé en m’ouvrant les portes de son théâtre. Non pas par ironie vengeresse, mais bien, m’a-t-il rappelé, parce qu’il a toujours senti dans mes romans, surtout dans les premiers, le désir et la présence du théâtre. L’écriture, la profération, l’incarnation, ça part de là – peut-être. Et puis il y a toujours eu chez moi le désir d’une écriture qui échapperait à la langue à force de la réduire en poudre, de la frictionner : il ne resterait que le froissement des corps et les frôlements, l’espace entre les êtres. Oui, penser la mise en scène comme la réalisation ultime de l’écriture, comme une écriture après la langue. C’est une question liée à l’énergie qui circule entre les êtres, l’espace des blancs dans les romans, les passages d’un narrateur à l’autre, etc. Donner à l’écriture le relief qui lui manque dans le roman, à cause de la linéarité.

Difficile de parler de Proches sans évoquer vos débuts comme metteur en scène de théâtre à l’occasion de cette pièce. Comment avez-vous abordé cette pratique neuve pour vous ? Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que vous mettez en scène puisque, pour votre premier court-métrage en 2018, Proches vous mettiez donc en scène le retour de Yoann, au sein de sa famille après une longue absence. Quelles différences ou au contraire quels points communs avez-vous trouvé entre le travail de cinéaste et le travail de metteur en scène de théâtre ? Sont-ils, si j’ose dire, réellement si proches qu’on veut bien le croire ?

Au départ, je n’avais pas l’intention de mettre en scène Proches pour le théâtre. Mais nous avons fait notre premier laboratoire à la Colline, puis un deuxième l’année d’après, et enfin un troisième. Ça a été un tel plaisir et une telle motivation qu’à la fin tout le monde s’est tourné vers moi : oui, on avait envie de prolonger, il ne restait que le plateau pour écrire encore davantage la pièce. C’est venu de ce besoin de prolongement, comme une évidence plus que comme un désir de mise en scène, mais une évidence liée à ce besoin d’écrire directement avec les corps et l’espace. D’ailleurs, quand j’y repense, j’avais réalisé pour mon diplôme des Beaux-Arts un espace avec des panneaux peints, mais dont l’intérêt était de créer un lieu de déplacements : pour regarder, il fallait évoluer dans un espace, une sorte de labyrinthe.

L’espace est profondément lié à l’écriture, au volume, à l’incarnation dans l’immatériel. J’ai l’impression, c’est juste une intuition, que le théâtre prolonge l’écriture du texte, mais je ne veux pas me lancer dans des théories sur le théâtre et le cinéma, surtout pas, j’ai besoin d’éprouver le théâtre et le cinéma, comme le roman, pour essayer de les rencontrer. Si je savais tout ça, si je savais, je n’aurais pas besoin d’en éprouver la réalité. Je ne sais pas ce que c’est que l’art, on m’en a beaucoup parlé, on m’en a parlé souvent, mais au fond de moi je n’ai jamais eu l’assise de ceux qui m’en parlaient, au fond de moi je ne sais rien de ce que sont les livres, ni les films, ni le théâtre. Je le dis sans fausse modestie : la vérité c’est que je travaille comme un aveugle, comme un forcené, pour comprendre un peu de quoi il s’agit, pourquoi les romans, les films, le théâtre produisent en moi un tel éblouissement et répondent à une telle nécessité. Pourquoi je veux y consacrer mes forces, je ne le sais pas, et cette ignorance est féconde, elle me pousse à travailler encore et encore. Mais pour le reste, je pourrais répondre et répéter tout ce que je sais pour l’avoir lu sur les différences entre cinéma et théâtre, etc., mais je sais que ce ne serait pas juste : la vérité, c’est que le vertige de mon ignorance est la seule chose qui me guide pour continuer à avancer.

Laurent Mauvignier, Proches, Éditions de Minuit, août 2023, 128 pages, 15€.

Proches, Théâtre de la Colline, du 12 septembre au 8 octobre 2023. Informations ici