Galina Rymbu, un événement poétique (Tu es l’avenir)

Galina Rymbu (DR)

En traduisant et publiant la poésie de Galina Rymbu, Marina Skalova et les éditions Vanloo permettent la découverte en France d’une œuvre enthousiasmante et forte. Réunissant des textes de 2016 à 2023, Tu es l’avenir propose non seulement un panorama de celle-ci mais surtout un ensemble dont la puissance et la qualité s’affirment à chaque page.

Née en Russie, Galina Rymbu publie dès les années 2010 des textes qu’elle présente comme une « phénoménologie du politique » d’un point de vue féministe, queer, de classe, historique, dénonçant entre autres « l’infect nationalisme russe ». Ayant quitté la Russie pour l’Ukraine en 2018, elle écrit aujourd’hui de l’intérieur de la tempête militaire que la guerre déclarée par la Poutine impose aux habitants des territoires ukrainiens. C’est par un texte inédit (« traces »), écrit en Ukraine aujourd’hui, que s’ouvre Tu es l’avenir. La guerre y est évidemment présente, évoquée par une série de termes, d’images, de faits : « depuis la Pologne, des médicaments sont en route vers nous » ; « les guerriers et les chats » ; « silence d’armes lourdes » ; « je suis venue voir mon amour à la cave » ; « mon fils a comme cessé d’être un enfant. / maintenant il veut tuer / les soldats russes ». Les faits ne sont pas seulement des faits, ils deviennent des images en même temps que celles-ci reprennent les faits, les mettent en avant, en font ressentir l’intensité, les prolongent par d’autres relations.

Deux thèmes traversent ce texte et le travaillent : celui de la frontière et celui de la terre, de ce qui est sous terre – ces thèmes résonant avec d’autres : trou, pierre, dedans/dehors, vie/mort, présent/futur, etc. Le point de vue poétique et politique est développé à partir du corps, des sentiments, de la vie personnelle, du quotidien. Comme il est écrit dans un autre texte : « Ma politique – c’est le corps, le quotidien, l’affect » – ce point de vue politique et poétique structurant l’ensemble des textes du livre. Dans « traces », les propositions s’enchainent selon le mouvement subjectif qui est lié à ce point de vue, celui-ci n’impliquant pas une totalisation ou une pensée surplombante mais, au contraire, une absence d’explications, de relations causales rationnelles, « objectives », une prolifération volontiers chaotique d’images, de rapports, d’affirmations. Cette dimension chaotique du texte correspond aussi à la situation de guerre, à la perception subjective et singulière de cette situation, à la volonté de s’en tenir aux affects et pensées de telle personne, liée aux limites de sa perception, de sa pensée, de ses affects, de sa vie personnelle et quotidienne.

L’écriture de Galina Rymbu est une écriture à partir de soi – de son corps, de son histoire, de son genre, de sa situation – mais un soi qui, loin d’être replié sur lui-même, à l’écart du monde, y est immergé, en est constitué, est sans cesse traversé. Une écriture de soi, à partir de soi – un soi qui pourtant implique autre chose que soi, tout un monde dans lequel et par lequel le soi ne cesse d’être affecté, modifié, créé. L’enjeu d’une telle écriture est de dire ce monde, de dire ce rapport au monde. L’enjeu est aussi, dans ce monde, de faire émerger la possibilité d’un Je, d’un sujet articulé à ce monde sans y être englouti, sans en être détruit, alors que la politique subie, les conditions subies de l’existence – la guerre, la politique russe, le rapport nationaliste au passé, la version officielle de l’histoire, les rapports de genre, etc. – visent à l’effacement de ce Je, à sa mise à mort. Écrire est alors à comprendre comme un contre-pouvoir et un contre-discours, comme la contre-effectuation de ce qui arrive. Écrire est à comprendre comme la condition d’une vie.

Le texte est traversé par des images qui évoquent la mort, qui font se rejoindre les vivants et les morts : ce qui est vivant meurt (« aujourd’hui notre chat est mort. / il a crié… et s’est comme figé ») et les vivants vivent sous terre, comme les morts sont sous terre (« je suis venue voir mon amour à la cave / depuis combien de temps / il est couché là »). Les vivants et les morts se rejoignent dans une sorte d’indistinction, une zone où la frontière entre la vie et la mort devient poreuse, où les caractéristiques s’échangent, où l’une glisse dans l’autre, s’y superpose : « une photo : deux guerriers, enlacés, / dorment sous terre, mais vivants / dans une fosse rectangulaire, elle / ressemble à un cercueil, et seules / leurs respirations la réchauffent. » ; « ces nouveaux / appellent / ceux qui ne sont plus là / depuis sous terre / d’autres / leur répondent / sans noms sans sépultures ». La guerre est partout : dans les esprits, dans les corps, dans les lieux, dans les choses, dans les relations – et, avec elle, s’impose à chacun un désordre mortifère, un chaos qui, comme chez Shakespeare, correspond aussi à un chaos mortel du monde.

Pourtant, la vie demeure : l’amour, l’enfant, la vie au dehors, hors des caves et des trous et des tombes. Elle demeure, persiste dans le corps et l’esprit de celle qui écrit, c’est-à-dire fait du chaos guerrier une œuvre qui s’affirme contre, malgré ce qui dans ce chaos relève de la simple mort et de la destruction : vivre dans une cave mais du fond de cette cave écrire contre la guerre, la mort, pour la vie. Elle demeure, persiste dans l’idée d’une communauté actuelle (« dans un pays où chaque coin de souterrain est habité / où tous son maintenant comme une famille ») et future. En affirmant la possibilité d’un futur hors de cette guerre, Galina Rymba continue d’affirmer la vie, l’histoire connue permettant d’entrevoir ou d’espérer un avenir/à venir vivant dont l’enfant serait un symbole (« dors mon chéri / nous sommes en sécurité sous terre / la guerre ne durera pas toujours / tous les empires pourriront »).

Si l’écriture dit la mort, elle est aussi ce qui maintient la vie en vie. Elle est en quelque sorte un contre-chaos, posant contre le chaos de la guerre le désordre vivant qui agite les corps, les esprits, les sentiments, les passions, les relations, les œuvres. La vie qui traverse l’œuvre poétique s’oppose à l’ordre de la guerre, à ses effets, à sa logique. C’est dans ce cadre que « traces » contient également une méditation sur la langue et l’écriture, la langue russe comme la langue ukrainienne étant affectées par la guerre, par sa rhétorique, par ses implications – langues devenant ennemies, séparées par de nouvelles frontières du sens, par de nouveaux enjeux, par des implications aussi extra-linguistiques. Dans ce texte écrit en russe, Galina Rymbu introduit de l’ukrainien, des références à la littérature ukrainienne, comme elle fait du russe la langue non pas de la propagande, du storytelling nationaliste, de la rhétorique poutinienne, mais celle qui dit la souffrance, le mal, la mort infligée par les militaires russes, la langue qui contredit le discours propagandiste russe, la langue qui affirme un futur libre, qui affirme la vie contre la mort militaire. Une écriture contre la logique des frontières, pour la pensée, là encore, d’une forme de rencontre, de mélange, de communauté.

Ces lignes générales qui façonnent le premier texte du recueil se rencontrent également dans les autres textes de celui-ci. Ces textes s’écrivent le plus souvent à partir d’un lieu urbain, une ville russe habitée par un passé soviétique évoquant des réussites, des conquêtes, des exploits plus ou moins réalisés et dont ne restent que des noms de rues, des vestiges plus ou moins détruits. Habitée également par une population pauvre qui ne perçoit de ce passé qu’un discours vide de sens, que des mots qui ne correspondent à rien de la réalité qui est la sienne. Les textes accentuent l’écart entre ces mots en lambeaux, ces discours absurdes et le quotidien des individus qui traversent comme ils peuvent la succession des journées, les préoccupations économiques, vitales, les rapports sociaux, etc. La Russie qui apparaît ici non seulement marque l’échec de l’Union soviétique mais aussi rend évidente la fausseté de la propagande du gouvernement et de l’idéologie actuelles russes (nationalisme, etc.). Ce qui apparaît, c’est qu’à côté de l’avenue « Perspective cosmique », vestige des prétentions soviétiques dans la course à la conquête spatiale, existe une population pauvre, qui a du mal à trouver du travail, à se nourrir convenablement, à concevoir un avenir heureux – existent des individus pris dans le cercle de leurs pensées, de leurs désirs, de leur misère, de leurs joies aussi, de leur existence bien éloignée d’une quelconque perspective cosmique (« dans notre ville aucune perspective ne mène nulle part »).

Les poèmes s’organisent le plus souvent à partir d’un Je qui s’efforce d’exister, de persister au sein d’un écroulement général (mental, physique, économique, social, etc.) en affirmant ses désirs, ses pensées, ses émotions, ses affects, sa singularité. Le poème « Mon vagin » (inspiré des Monologues du vagin, d’Eve Ensler) est peut-être le plus emblématique : le vagin – et le corps en général – est ici une réalité singulière et individuelle qui est aussi investie par le social et le politique, les subissant comme un pouvoir qui agit directement et contraint, mais étant également porteuse d’une contre-politique contestataire, voire révolutionnaire (« Je me dis, pourquoi pas, peut-être que vraiment le vagin fera tomber ce gouvernement »). Le vagin est le moyen d’une réappropriation de soi, le moyen d’un plaisir comme d’une pensée, étant perçu comme le catalyseur d’un pouvoir et de forces libératrices, ce à partir de quoi un Je peut émerger et se dire, ce à partir de quoi d’autres relations sociales comme d’autres rapports à soi sont envisageables. Le vagin est surtout l’occasion d’un rapport entièrement subjectif à soi, rapport qui s’affirme à travers le poème par l’expression du plaisir, de la souffrance, des pratiques sexuelles personnelles, des pensées subjectives qui l’investissent et en font le support de discours y compris, donc, politiques.

L’enjeu, comme dans d’autres textes, consiste à s’opposer à une réalité oppressive en imposant son propre corps, son propre point de vue, sa propre subjectivité, à s’y rapporter comme à un moyen de construction de soi mais aussi de lutte et de propositions subversives. Il s’agit également, par le discours poétique, de s’opposer à un autre discours – celui de l’État, celui des mœurs valorisées, celui de la culture dominante – en le dénonçant, en le parasitant, en le déjouant, en affirmant autre chose (par exemple : ce qu’il exclut, ce qu’il condamne à la non-existence, ce qu’il condamne à une mort symbolique ou physique).

La valorisation du Je, dans les poèmes de Galinda Rymbu, n’est pas synonyme d’enfermement en soi-même, d’une sorte d’égoïsme. Les frontières du Je sont poreuses, volontiers franchies, brouillées. Les poèmes écrits en russe peuvent accueillir la langue ukrainienne ou, par exemple, la parole très singulière de Lacan ; étant entendu que le russe écrit est également tordu, réécrit, emporté ailleurs, fait autrement par l’écriture poétique. Ces poèmes sont également peuplés d’individus (famille, ami.e.s, enfants, animaux, etc.) et événements qui dépassent le Je et l’impliquent dans un monde qu’il énonce mais dont il n’est pas le centre. De même, Galina Rymbu engage dans son écriture d’autres écrivain.e.s et auteur.e.s qu’elle cite, évoque, transforme, prolonge : Jakobson, Maïakovski, Castoriadis, Stanislav Vichenskiy, Rosa Luxemburg, Platonov, Derrida, etc. L’écriture de soi, écrire à partir de soi incluent d’autres que soi qui ne sont pas seulement l’occasion de citations mais peuplent le discours et le soi, y existent comme les individus d’un peuple que l’on convoque, que l’on fait exister pour pouvoir soi-même exister et se dire et écrire avec ce peuple – un soi pluriel, donc.

Les frontières étroites d’un soi enfermé en lui-même sont également subverties par des recherches stylistiques et formelles puissantes. Le soi qui existe dans ses textes est ouvert à son propre corps, à des réalités de celui-ci qu’il ne comprend pas, qui l’étonnent, le font souffrir ou l’émerveillent ; il est traversé par des sentiments, des émotions, des pensées, par les forces du rêve, par des images irrationnelles qui constituent le tissu des textes, leur matière, qui les informent. L’ensemble, plutôt qu’un discours articulé par un sujet souverain, apparaît comme un flux qui emporte le Je parmi ce qui le déborde : c’est le rapport à ce qui le déborde qui crée le Je, c’est le rapport à ce qui n’est pas soi qui rend possible la souveraineté fragile du sujet. De même, Galina Rymbu peut multiplier les locuteurs : Je mais aussi Il ou Elle (« il chante » ; « le récit de celle qui a été là-bas »), ou un On collectif. Elle introduit parfois un Tu, évoquant un dialogue qui se réalise plus ou moins. Ou encore, elle construit un texte – comme celui, sidérant, qui ouvre « La vie dans l’espace » – constitué de fragments agencés, de syntagmes sans locuteur déterminé, dont la logique échappe à celle du simple discours d’un sujet : ce qui passe par la bouche de celui-ci est un flux qui tend vers l’impersonnel, vers l’anonymat, vers une multiplicité chaotique niant les identités fixes, les repères évidents, les distinctions spatio-temporelles communes, le sens commun – un chant du devenir.

Le soi valorisé dans Tu es l’avenir est d’autant moins lié à une forme de solipsisme que le thème de la communauté est présent tout au long du livre : la communauté familiale, la communauté amicale, la communauté amoureuse, la communauté sociale. Alors que les discours soviétiques et de la Russie poutinienne prétendent cimenter une communauté, la réalité est tout à fait autre : le ciment n’a jamais pris, il se craquèle de tout côté, il est une arme haineuse et mortelle. Les questions posées par Galina Rymbu concernent la possibilité d’une communauté, la possibilité d’une vie ensemble : comment les Russes et les Ukrainiens peuvent-ils vivre ensemble ? comment vivre avec sa famille, ses parents ? comment vivre avec son enfant, avec son amoureux ? comment vivre avec les animaux ? quelle communauté pour les hommes et les femmes ? La poésie de Galina Rymbu répond en partie à ces questions : en racontant des fragments d’histoires, en évoquant des récits, en accueillant ceux et celles qui sont d’ordinaire exclu.e.s, voire condamné.e.s, persécuté.e.s (LGBT, corps queers), en mettant dans ces textes les individus joyeux ou paumés, travailleurs, toxicomanes, prostitués, jeunes chômeurs, animaux, qui trouvent ici une place où vivre avec les autres.

Tu es l’avenir est tourné vers une communauté future possible : comment vivre ensemble, d’une façon différente de celle dont nous vivons aujourd’hui ? Le titre, en français, est polysémique puisqu’il peut phonétiquement s’entendre de différentes façons : « tu es l’avenir », « tuer l’avenir », « tu haïs l’avenir ». On pourrait dire que le livre implique ces trois significations : enfant, tu es l’avenir ; toi, n’importe qui, tu es porteur de l’avenir ; l’avenir est haïssable parce que le présent qui le prépare est horrible ; il faut tuer cet avenir de mort pour en créer un autre, désirable ; etc. Mais « tu es l’avenir » exprime aussi la possibilité, en tout cas l’espoir d’un à venir qui implique l’autre comme soi, un avenir en commun, le titre témoignant du désir de ce futur où une communauté pourrait effectivement exister mais nouvelle, non excluante, agençant des différences, sans nationalisme, sans les frontières mortifères, etc. : « via les salles de l’imagination, comment être complice maintenant, penser une communauté de pensée » ; « une cour pleine de jouets abandonnés, tués par la neige et la pluie, mais ensemble ».

Pour toutes ces raisons, et certainement bien d’autres, la découverte en français de la poésie de Galina Rymbu est un événement fort, enthousiasmant, joyeux – sans conteste une des joies et un des enthousiasmes de cette rentrée littéraire, et bien au-delà.

Galina Rymbu, Tu es l’avenir, éditions Vanloo, 172 pages, 18€. Traduction du russe et préface par Marina Skalova. En librairie le 16 septembre 2023.