Dans son dernier roman, Le Continent du Tout et du Presque Rien, Sami Tchak raconte une histoire de domination des savoirs. Lauréat du 14e Prix Ivoire pour la Littérature Africaine d’Expression Francophone, l’ouvrage adopte le regard d’un ethnologue nommé Maurice Boyer qui réalise sa thèse chez les Tem de Tèdi, qu’il observera et apprendra à connaître pendant deux ans avant de rentrer à Paris. Là, il poursuivra sa carrière académique dans l’ombre de Safiatou, une jeune scientifique de talent aux discours enflammés. Le roman a pour centre la question de la verticalité dans la construction du savoir et dans les relations humaines. Cette verticalité est d’abord celle du savoir occidental ; l’ethnologie, parfois considérée comme fille de la colonisation, impose souvent une relation postcoloniale entre l’observateur et l’observé. Où Sami Tchak se situe-t-il dans cette relation de domination épistémologique ? Sans doute dans un entre-deux et c’est là tout l’intérêt du roman. Dans Le Continent du Tout et du presque Rien, c’est aussi la verticalité du rapport du père et des femmes qui l’entourent qui est mise en récit : dans l’ensemble du roman le lecteur rencontre des figures cherchant à établir une relation de domination patriarcale. Enfin, Sami Tchak nous propose un bilan sur la verticalité coloniale et le continent africain, proposant une lecture du signifiant « Afrique » et des tentatives de généralisations.
Ethnologie, construction du savoir et domination symbolique :
être observateur et observé, la malédiction de l’écrivain
Très rapidement, Sami Tchak balaie la ligne stricte séparant le « Nous » de « l’Autre », l’observateur de l’observé. Dans le chapitre « Les Autres que Nous aimons », l’ethnologue et les populations observées s’entremêlent et chacun emprunte un peu à l’autre. L’auteur, lui, fait plus qu’emprunter : s’il incarne l’ethnologue, il vient aussi d’un village Tem — il est à la fois observateur et observé.
Dans l’entretien publié en diptyque avec cet article, Sami Tchak déclare ne pas avoir « résolu le problème de l’identité », c’est-à-dire, demeurer incertain quant à sa place dans la verticalité post-coloniale entre observateur et observé. Cette incertitude se retrouve dans de nombreux personnages du Continent du Tout et du presque Rien. Maurice Boyer, personnage principal, en est une figure presque allégorique : bien que très différent de l’auteur par sa couleur de peau et sa logique occidentale, il lui doit beaucoup. Tous deux amis de Gauz et héritiers de Balandier, ils partagent des vues similaires sur les conséquences de la colonisation du continent africain et semblent s’accorder sur l’état d’immobilisme politique engendré. En mettant beaucoup de lui-même dans le personnage de Maurice Boyer, Sami Tchak se place immédiatement du côté de l’ethnologue, du côté dominant de la verticalité, tout en réaffirmant ses origines togolaises en prêtant une logique occidentale à Maurice. Maurice Boyer est à la fois l’alter ego et l’opposé de Sami Tchak, et le personnage de Safiatou repose sur les mêmes enjeux d’identité. La jeune écrivaine et conférencière, bien que plus jeune que l’auteur, n’a pas non plus résolu son problème identitaire. Comme le dit l’écrivain dans notre entretien : « Ce n’est pas seulement parce que nous avons été colonisés, c’est parce que nos États restent sous dépendance que nous-mêmes nous le restons ». Une ambiguïté évidente s’installe quant à la place de l’ethnologue dans cette verticalité scientifique qu’est le « Nous » observant « l’Autre ».
Machisme, sexisme et stratégies d’émancipation
L’auteur d’Ainsi Parlait Mon Père est témoin d’une autre manifestation de verticalité : celle du patriarcat sur les femmes. L’ayant observé et subi dans son enfance, Sami Tchak y revient dans le Continent du Tout et du presque Rien. La figure paternelle est omniprésente dans le roman : l’auteur décrit son propre père au travers du forgeron Tem Métchéri Salifou Tcha-Koura ; le chef Wouro-Tou s’impose en tant que père du village ; Maurice lui-même adopte un rôle paternel auprès de sa jeune amante Safiatou. Étant enfant, Sami Tchak est victime du patriarcat violent : il raconte que son père créait une situation hiérarchisée entre ses femmes, et qu’il ne battait que celles qu’il appréciait le moins. Cette situation, il l’a recréée au début du Continent du Tout et du Presque Rien en montrant une figure extrêmement paternelle, le chef du village Wouro-Tou. Ce dernier a une favorite, Amama, dont l’une des femmes du chef se moque en chantant :
Sa favorite est un
Mortier, mortier, mortier
Où tous les pilons du village,
Et même ceux des étrangers,
Entrent,
Nagent,
Entrent,
Nagent […].
Offusqué, le chef réagi avec une extrême violence et roue de coups la femme moqueuse. Or, il s’agit d’une situation que Sami Tchak ne connaît que trop bien, qu’il a vécue avec son propre père et ses femmes. L’auteur dénonce ainsi la place de « cadette sociale » attribuée à la femme en nous décrivant une scène violente tirée tout droit de son enfance.
Le panafricanisme et ses contradictions : ne pas trancher
Sami Tchak et son œuvre s’inscrivent dans ces diverses manifestations de la verticalité. Dans le Continent du Tout et du presque Rien, l’auteur nne se contente pas de relater la verticalité ; il rassemble une part importante des pensées et opinions émises au cours des dernières décennies sur le sujet. Maurice Boyer, par exemple, décrit les Noirs comme un peuple faible dont l’essence fut anéantie par la domination arabe puis européenne, un peuple qui n’a jamais dominé ou conquis : il parle des « plus grandes femmelettes de l’histoire ». Plus tard, un courtier interrompt Maurice et son élève devenue écrivaine à succès, Safiatou. Le courtier se permet quelques remarques sur les travaux de cette dernière, convaincu qu’elle tombe dans la contradiction ; selon lui, Safiatou fétichise l’Occident et réduit la situation à une revanche des dominés sur les dominants. Il explique alors que ce dont a besoin l’Afrique, c’est de développement matériel pour empêcher les pays européens d’y puiser leurs ressources économiques. Lors d’une conférence donnée par Safiatou, Jacques et Maïmouna, lors d’un débat enflammé, nous offrent deux autres perspectives sur la verticalité coloniale. Jacques est Haïtien, et Maïmouna Française et Malienne. Tous deux éprouvent une grande fierté quant à leurs origines, qu’ils expriment en injuriant les terres de l’un et de l’autre. Alors que Jacques affirme que les Africains manquent de fierté, Maïmouna lui rétorque qu’Haïti n’est imaginé qu’au travers de ses malheurs, que ses habitants ne sont rien de plus que les descendants « d’esclaves sans patronymes ». Étonnamment, le débat se termine avec Maïmouna tombant dans les bras de Jacques, qui s’exclame : « Ma sœur, ne nous faisons pas mutuellement mal, nous saignons d’une blessure commune ». Sami Tchak appelle-t-il au panafricanisme, à l’unité contre l’oppresseur ? Ou bien appelle-t-il simplement à une unité globale des colonisés, tout en conservant à chacun sa fierté et son identité nationale ? Tout demeure dans sa complexité, puisque Sami Tchak que dès qu’un personnage apparaît et exprime ses idées, il repart aussi vite qu’il est apparu. Par ce biais, l’auteur offre un panel des pensées construites autour de la verticalité coloniale et du continent africain. Le Continent du Tout et du presque Rien est construit autour d’une multitude de thèmes et problématiques modernes — la question de la verticalité coloniale et néocoloniale en font partie comme celle du patriarcat et de la relation du père aux femmes qui l’entourent — qui s’offrent comme la fresque d’un continent qui est à la fois Tout et presque Rien, pour certains…
Sami Tchak, Le Continent du Tout et du presque Rien, éditions Jean-Claude Lattès, 2021, 320 p., 20 € 90 — feuilleter le livre