Avec Mécano, son premier roman paru chez P.O.L, Mattia Filice livre sans nul doute un des récits les plus importants de ces dernières années. Vie du rail vue depuis l’intérieur, Mécano raconte, à la manière d’un récit aux accents autobiographiques, la vie de de conducteur de train, du mécano, depuis son apprentissage jusqu’aux longs trajets qui s’enchaînent. Dans la langue même du rail, Filice livre une manière d’épopée en vers libres et libérés où se dit aussi bien la lutte pied à pied des salariés pour leurs droits. Alors que la contestation contre la réforme des retraites entre dans son quatrième mois, Diacritik ne pouvait manquer d’aller à la rencontre de ce romancier des luttes avec lequel, pour notre plus grande joie, le contemporain devra désormais compter.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant et formidable premier roman, Mécano qui vient de paraître chez P.O.L. Si, d’emblée, ce roman s’affirme comme le récit autobiographique de votre vie de conducteur de train, qu’on appelle dans le métier, les mécanos, « les barons du rail » comme vous en rappelez l’expression, qu’est-ce qui vous a précisément décidé à la retranscrire ? Y a-t-il eu un événement particulier ou une lecture qui vous a invité à raconter votre de vie de mécano ? Dans le récit vous mentionnez des prises de notes : est-ce à partir d’elles que vous avez commencé à concrètement rédiger ?
Je pense qu’il a fallu la conjonction de plusieurs facteurs : une longue maturation sur les rails où je bricolais avec les mots et les images, sous perfusion d’héroïnes qui renversaient tout sur leur passage, dans une écriture-exutoire, une écriture où je m’offrais une liberté que je ne possédais pas dans le monde réel, les désirs épousant alors les actes avec passion. J´écrivais à la mitraillette. Je percevais alors le travail, l’expérience du rail, comme une forêt sauvage dont chaque arbre contenait un souvenir aux frondaisons abondantes, que je souhaitais pénétrer en traçant un chemin à coups de mots, mais avec la crainte de me perdre au rayon Témoignage. Non pas que ce soit inutile, bien au contraire, mais je cherchais autre chose, une sorte de quête tant dans le vécu que l’écriture. Comment concilier ce désir avec ce qui élaguait ma liberté de réveils artificiels en injonctions ? La mitraillette aurait défriché et transformé le tout en triste taillis. J’ai dû accepter de la poser pour m’approcher d’une forme qui permettent de tenir compte de la diversité de ce bois. Plus que mes notes, le fait d’être tout au long du processus en immersion totale, sur la ligne, me nourrissait, réveillait des souvenirs enfouis, des émotions endormies. Je devais simplement grimper de temps en temps au sommet d’un chêne pour observer jusqu’où s’étendait la forêt. Je me suis senti longtemps incapable de façonner un objet littéraire qui soit aussi reconnu par celles et ceux dont j’aurais fait le portrait. Et, soudainement, le temps d’un arrêt à quai, j’ai eu la (fâcheuse ?) prétention d’y parvenir.
Si, sans attendre, le roman se présente avec des accents autobiographiques, Mécano se donne plus largement et plus profondément peut-être comme une archéologie du métier de mécano. Vous le suggérez d’emblée à propos d’une activité anodine, celle de fixer un point sur un mur : « Je fais partie des archéologues ». Mais il s’agit d’une archéologie bien particulière : une archéologie du récent et du présent qui se divise en deux temps majeurs. Le premier temps consiste en une archéologie des émotions que suscite l’apprentissage du métier, la vie du rail et la longue accession à la conduite d’une locomotive. S’agissait-il ainsi pour vous de restituer les impressions, les émotions et les sensations qui vous occupaient lors de votre prise de poste, vous qui notamment vous placez du côté de « Nous / les émotifs » ?
L’écriture est peut-être dans certaines situations un travail de fouilles de nos émotions passées, l’archéologie des impressions offrant cette particularité de fabriquer ce qu’elle dévoile, décapant avec les mots les sentiments des temps anciens qui seront ces mots-mêmes, un peu comme « la pensée fait le langage en se faisant par le langage ». Je souhaitais que le potentiel lecteur parcourt la formation au métier à travers le prisme des sensations du narrateur mais aussi parce qu’il s’agit d’un domaine considéré comme contre-productif dans le monde de l’Entreprise et le système économique qui le régit. La joie, la colère, l’angoisse et tout ce qui nous rend profondément humain et permet au groupe de révéler nos singularités est, au mieux, traité avec des numéros verts ou des sondages envoyés par mail. Un mot suffit, à mes yeux, à résumer le niveau de sensibilité dans cette économie à l’égard de l’humain : ressource. Je trouvais d’autant plus intéressant d’employer ici tout ce qui était en apparence improductif.
Cette archéologie sensible de la vie du rail s’exprime également au contact de la difficulté sinon de la dureté du métier. Sensible aux mots, votre récit s’éprouve au contact des langues que vous découvrez si bien que Mécano apparaît aussi et surtout comme une exploration linguistique du métier de mécano. Être mécano, conducteur de train, c’est déjà apprendre qu’on dit mécano pour conducteur de train. Ainsi est-ce l’apprentissage d’une langue qui, partant de la Bible du rail, « Le Référentiel », semble déréaliser le rapport même à la réalité : « J’apprends une langue qui ne permet pas de gérer les situations du quotidien ». Cette langue froide s’affronte, par évident souci du contraste, à celle que vous entremêlez, chaleureuse et intime, de votre Nonna qui s’exprime directement en italien et en italique. En quoi était-il important sinon déterminant pour vous de donner à entendre la langue du rail ? Que dit-elle selon vous du métier ?
Si je n’avais pas fait usage de la langue du rail, le récit aurait avancé sur une jambe, sans doute comme les premières éditions d’Histoire de ma vie de Casanova, aux passages censurés selon la morale de l’époque et dont les italianismes étaient corrigés. Elle fait partie intégrante du métier et je désirais en faire un autre usage en permettant de décrire des émotions, comme lorsqu’un des personnages à un bris de barrière au cœur ou le narrateur se sent comprimé comme l’air ingurgité par le compresseur. C’était aussi l’occasion d’une vendetta contre cette langue que de la sortir de sa définition purement technique à caractère pratique, une tendre vengeance, car cette langue aussi nous relie. En peu de mots, les mécanos de deux dépôts éloignés se comprennent. L’enjeu était de la domestiquer pour en faire un matériau d’écriture.
Sans la langue ferroviaire, le livre aurait été amputé comme l’aurait été la pensée du narrateur sans l’italien, employé ici aussi comme un lieu où il peut se réfugier complètement. C’est moins le cas avec le français dont l’Entreprise use les mots tout en les trahissant, dans ce qui est appelé aujourd’hui la novlangue mais aussi dans les termes dits techniques ou réglementaires, comme service facultatif attribué à un groupe de mécanos dont l’absence engendrerait probablement le chaos dans la production. Il n’y a pas de paroi étanche dans l’usage des langues et baigner toute une partie de notre journée éveillée dans un type de langage influe sur nos modes d’expression et de pensée aussi dans la sphère dite privée. L’italien est ici épargné (et la force de la poésie est de protéger aussi les mots, ainsi en est-il des vers de Rimbaud ou de Péret qui, bien qu’en français, lui servent aussi de refuge), mais la situation serait certainement inversée si le narrateur se retrouvait à travailler du côté transalpin (la langue italienne serait souillée à son tour – management – sans ménagement).
Cette approche linguistique que met en œuvre Mécano trouve également à s’exprimer dans un récit qui, comme vous le dites si bien s’exprime « dans ce qui se lit entre les lignes / dans ce qui ne peut pas s’écrire ». Observer la vie du mécano comme vous le faites c’est aussi entrer dans la logique d’un affrontement social, d’une tension sociétale entre ce que le mécano vit et ce que l’entreprise lui demande d’effectuer. Une large part de Mécano se consacre dès lors à la dénonciation de l’aliénation de l’ouvrier à sa machine, à ce travail qui ne quitte pas puisque « Le travail nous suit jusqu’au repos ». S’oppose d’une part la violence managériale qui montre que « Nous sommes évalués en permanence » et d’autre part l’insaisissable d’une Entreprise, personnifiée jusque dans sa majuscule, de manière presque kafkaïenne. Avez-vous ainsi conçu Mécano comme une dénonciation de ce que vous désignez par ailleurs comme une « école de la soumission » où chacun est pressé comme une orange, comme vous l’écrivez encore ?
Je n’avais pas l’intention première de dénoncer la subordination imposée et enseignée dans le monde de l’entreprise. Il y a de très nombreux ouvrages, ici et là, qui l’exposent avec plus de minuties et de preuves. Il m’importait surtout de me réapproprier le temps, regarder droit dans les yeux la main invisible qui derrière la mienne règle le réveil de mon phone et lui dire : maintenant, je vais m’occuper de toi. C’est ainsi du moins que je m’imagine la scène, en héros d’un western (spaghetti ?). Mais, plus prosaïquement, il s’agissait de tenter de transformer en terre d’expression, avec pour support les mots, ce qui dictait mon temps. Il est probable que j’aurais fait de même si j’avais été manutentionnaire, comptable ou infirmier. Il y a, je pense, de quoi explorer par l’écriture et peut-être aussi « répliquer et se venger d’un énorme sentiment de vacuité » comme a dit Nicolas Mathieu (sans que cela ne remplace les luttes qui donnent de la matière aux idées reflétées par les mots). Mais, pour cela, il nous faut creuser pour trouver du temps, en arracher sur d’autres activités. Dilemme cornélien pour le travailleur qui subit le temps de l’Entreprise.
Un des aspects les plus remarquables de Mécano est la manière dont la vie du rail se raconte sous la forme d’une épopée. Vous en livrez une vision puissamment épique puisque vous présentez notamment le conducteur de la locomotive comme au cœur d’un roman de chevalerie, comme le chevalier lui-même en quête du Graal. En quoi vous paraissait-il ainsi important de décrire le conducteur comme ce chevalier des temps modernes ? Est-ce que, au-delà de la difficulté de la tâche à accomplir, le recours à ce lexique épique ne dit pas plus largement le rapport néo-féodal que l’entreprise installe pour l’employé, comme si l’Entreprise était un seigneur s’adressant à son employé-vassal ?
Il y a un peu du vassal dans le salarié. Quel est son pouvoir de décision ? Nous sommes, à mon sens, dans le monde du travail, toujours confrontés à une dichotomie entre le corps et la tête, comme si nous en étions restés aux vieux schémas de la médecine entre la chair et l’âme. Une séparation entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, ceux qui conçoivent les journées et ceux qui les effectuent, ceux qui dictent et ceux qui notent. Il est, à toutes les époques, plus intéressant de faire partie – ou prétendre être – de la tête. Pour maintenir celle-ci soudée au cou, faut-il encore être en mesure de justifier le pouvoir de l’âme sur le corps. Cela peut être parfois idéologique (comme le mérite), d’autres fois religieux (issu de Dieu). En cela, l’image du seigneur s’adressant à son employé-vassal me semble très à-propos.
Mais je souhaitais surtout décrire l’héroïsme des travailleurs au quotidien, ici ceux du rail. Cela suivait à mon sens une certaine logique. Nous entendons régulièrement qu’il nous faut « poursuivre nos efforts », « faire des sacrifices », traversant une « période de crise » ou nous sommes « en compétition ». J’en déduis, par effet miroir, que ceux qui reçoivent (subissent ?) ces expressions (injonctions ?) sont des héros, et surtout des héroïnes. Pour autant, je ne pense pas que nous désirions mener une vie en héros, surtout que nous n’en disposons, jusqu’à preuve du contraire, que d’une.
Enfin, c’est la portée chevaleresque des actes collectifs que je voulais mettre en lumière, de ces actes grandioses parce qu’anonymes, prétendument modestes, sans artifice, comme d’arrêter un train pour soigner les maux d’un collègue, ou refuser seul avec sa voix, le temps d’un « non » à la radio et entraîner toute une suite derrière soi. Un peu comme dans Spartacus de Kubrick, quand Crassus promet d’épargner l’ensemble des esclaves si l’un d’eux dénonce le gladiateur. Alors, chacun d’eux se lève pour dire : I am Spartacus. J’ai voulu explorer la grandeur des petits gestes qui se déroulent sans caméra, ni musique.
Qui dit épopée dit également forme épique donc poétique. C’est précisément une forme de diction poétique qu’a choisi Mécano puisque presque tous les chapitres s’écrivent en vers libres, au fil d’une diction épique qui redonne les épisodes majeurs des exploits mécaniques. Comment s’est imposée à vous cette forme poétique, cette écriture en vers libres ? S’agissait-il d’un hommage à À la ligne de Joseph Ponthus, fantastique roman qui lui aussi avait choisi le vers libre pour dire l’aliénation à l’usine ? Ou plus largement s’agissait-il pour vous, par le vers, de retrouver ce que vous dites de la poésie : « je me blottis dans la poésie à la recherche du beau » ?
Je désirais trouver une forme qui se mêle aux émotions du narrateur, aux péripéties ferrées et rappelle les déclivités de la voie et les mouvements du train. Mais il est probable aussi que mon écriture encore en formation, où j’avance à tâtons avec les mots, sans avoir le sentiment de les maîtriser, me questionnant tout en les questionnant, et sans toujours trouver de réponse, a besoin de s’appuyer sur du rythme, d’être lue comme écoutée, entre roman et épopée, un chant bien plus qu’un poème. À la ligne de Joseph Ponthus et Les Frères Lehman de Stefano Massini ont permis de poser les fondations avec le sentiment que l’ensemble pourrait être stable, tenir droit. Je souhaitais aussi me rapprocher d’un objet qui soit si possible beau musicalement pour compenser l’absence totale d’esthétique sonore dans la locomotive et plus généralement au travail : réverbération des pièces, bips de toutes parts de la machine, annonces assourdissantes en gare.
S’agissant de poème, Mécano convoque pour accompagner le quotidien du conducteur de trains nombre de poètes. La poésie notamment d’Apollinaire et de Rimbaud accompagne de ses vers la vie de voyage que mènent les mécanos dans leurs locomotives. En quoi vous paraissait-il important presque dès le début de votre récit de donner à la poésie une place visible, en appuyant sa présence par autant de vers cités à intervalles réguliers ? Ces vers cités sont-ils la poursuite logique ou plutôt l’inspiration du récit épique en vers qu’est Mécano ?
Le narrateur, comme moi-même, n’avons jamais été aussi attiré par la poésie que pendant la période d’apprentissage, vécue comme un parcours initiatique qui influera aussi sa manière (et la mienne) d’aborder par la suite les évènements. Pour contrer la rigidité des procédures et des règles, la poésie devient vitale, permet au narrateur de conserver un lien avec le monde sensible. Mais ce sont aussi tous les liens humains qui vont se nouer au travail qui lui permettront par la suite de percevoir le beau autour de lui, dans les postures et les gestes de ceux qu’il côtoie et dans le collectif.
Et, comme disait Paul Éluard, le poète est celui qui inspire bien plus qu’il n’est inspiré. De toute évidence, les vers cités ont titillé mon imaginaire, tant pendant l’écriture qu’au cours de la formation. Ils ont été, je le dis sans grandiloquence (aucune, voyons !), salvateurs dans les deux cas.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences qui sont les vôtres et qui ont su durablement inspirer l’écriture de Mécano. On a déjà pu évoquer Joseph Ponthus mais on pense également à Leslie Kaplan pour L’Excès l’usine, à Thierry Metz, François Bon ou aussi encore plus directement au roman d’Ousmane Sembène, Les Bouts de bois de dieu. Ces écrivains qui décrivent le monde du travail, la grève et le monde du rail pour Sembène, ont-ils été pour vous des sources d’inspiration ? Y en a-t-il eu d’autres et, si oui, lesquels ?
Les auteurs cités ci-dessus ont été naturellement des sources d’inspiration et, dans l’expérience du monde du travail, je pourrais ajouter Traversée de Francis Tabouret, récit d’un convoyeur d’animaux à bord d’un porte-conteneurs. Je pense aussi au Journal de Kafka et ces passages où il sent l’oppression du bureau face à ses rêves d’écriture, ou la manière d’aborder celle-ci dans l’œuvre de Francis Ponge, ou le Verbier de Volkovitch, carnet de croquis fait de l’écrivant, des sources que je dois encore étudier pour prendre les mots à l’os, un peu comme les enfants dans Le Grand Cahier d’Agota Kristof, qui expliquent que le « mot « aimer » n’est pas un mot sûr, il manque de précision et d’objectivité. » Je ne sais pas dans quelle mesure ils influencent mon écriture, mais j’aimerais tant m’en approcher.
Il existe aussi des sources d’inspiration faites d’images et de sons (les Sergio Leone ou Parsifal de Wagner par exemple) mais je pense surtout à cette inspiration qui naît des discussions et de l’écoute, de toutes celles et ceux qui inspirent mais l’ignorent, et aux riches échanges avec Antonie Delebecque, des éditions P.O.L, qui m’aidèrent à polir le texte et le maintenir sur les rails. La conduite comme l’écriture semblent être des activités solitaires, mais l’une comme l’autre se développent dans un ensemble et Mécano est tel qu’il est aussi parce qu’il s’est affiné au sein d’une très belle maison d’édition.
Mattia Filice, Mécano, éditions P.O.L, janvier 2023, 368 p., 22 €