Michon, Le Retour du Roi : l’écriture thérianthrope des Deux Beune

Pierre Michon, Les deux Beune, détail de l'image de couverture © éditions Verdier

Il y avait d’abord la Grande Beune en 1996, il y a maintenant la Petite Beune en 2023. Vingt ans après, ou un peu plus mais au fond c’est la même chose : si on fermait les yeux, pour un peu on reverrait d’Artagnan sorti de la poussière, Aramis et ses fanfreluches de précieux, Athos et sa mélancolie souveraine, Porthos et son rire de géant – le retour des vieux guerriers, ou les vieux guerriers sur le retour, ce qui n’est pas la même chose. Dumas avait eu le nez creux quand il avait fait revenir ses mousquetaires : non tellement parce qu’il annonçait la mécanique sérielle, non tellement parce qu’il annonçait Proust par la question du temps, mais parce qu’il montrait qu’en littérature il n’est au fond question que de retour. Homère l’avait déjà dit, et avant lui Gilgamesh : on ne fait que revenir, réarpenter les mêmes sillons mais en étant, Héraclite nous l’a enseigné, jamais le même que la première fois – Pierre Michon le sait bien.

Car c’est bien un autre retour qu’il nous donne en ce mois de mars. Retour parce qu’il fallait remonter en 2008 et aux Onze pour voir un nouveau Michon en librairie. L’homme est économe, avare pour lâcher ses textes, que pourtant un grand nombre de lecteurs attendent au détour du bois, avec l’arc tendu et la flèche empennée. Mais le roi vient quand il veut, nous avait dit Michon. Comprendre, certes, que l’écrivain est une majesté ou une précieuse, qui sait se faire désirer, ménager ses effets, mais comprendre aussi qu’il le fait parce que le roi dépend de la reine, et que la reine littérature, dans la conception sacrale d’un Michon, vient quand elle veut, comme le hasard et le frisson inattendue de l’esprit sain. Le Retour du Roi, dirions-nous si nous avions l’esprit embué de Tolkien ; retour qui s’opère en même temps, les hasards font les bons amis, que celui de Cormac McCarthy. Mais d’où vient qu’on ait envie de convoquer l’épique pour saluer ce Retour de la Beune ?

  • La Grande Beune

Tout d’abord il y avait donc La Grande Beune, qu’on présente souvent comme le seul « roman » véritable de Michon, qui dit l’avoir écrit en ayant en tête Jacques Réda et des promenades à bicyclette dans la campagne. La Grande Beune raconte l’histoire d’un jeune instituteur affecté dans un Périgord archaïque. Il va s’y consumer de désir pour la buraliste du village, Yvonne. Quand on a dit ça, on n’a rien dit de la puissance si particulière de ce texte, qu’il faut quand même tenter de nommer, car la nommer c’est comprendre comment on peut lire cette Petite Beune qui le suit.

La Grande Beune est d’abord un texte de campagne, une campagne hallucinée de désirs par son narrateur. Optique qui déforme le monde et son paysage, ce désir tord la langue qui nous le raconte. On sait que Michon est l’écrivain d’un certain style, mais la notion de style chez lui n’a pas la même valeur que chez d’autres. Le style Michon est d’abord une syntaxe particulière, une tension parcourant la langue, une langue qui, comme dans le Giono de Ennemonde ou le Hugo de L’Homme qui rit, semble se conduire comme un cheval jugulé par les rênes de l’écriture, tantôt se cabrant, hennissant, tantôt fonçant – une langue têtue, haute, rétive, rusée. Il est donc impossible de raconter La Grande Beune sans la trahir, parce que son histoire est indissociable de la manière dont elle est narrée. On pourrait, bien sûr, donner un exemple de la langue : « j’avais dans la gorge, dans les oreilles, quelque chose de plaintif, de puissant, comme le cri interminable mais coupé net, modulé, plein de larmes et d’invincible désir, qui fait venir de gorges nocturnes, enchainées, curieusement libres, le mot honey dans les blues. […] Honey, quand le soleil descend, quand la nuit vient, quand l’âme des femmes est nue comme leur main. » Le texte est comme écrit dans un état de surexcitation de la langue ; il semble écrit dans un état de grâce, ou il feint si superbement cet état de grâce qu’il en devient un instant vrai.

Mais seule une lecture pénétrée et attentive pourra en goûter la saveur, car il ne s’agit pas d’un texte qu’on peut se permettre de brusquer, sous peine de passer à côté. Plutôt que d’un style Michon, il faudrait parler d’un chiffrement de la langue : le lire suppose de décoder le moule de sa phrase, comprendre que son récit n’est pas énoncé comme les autres récits. On dirait presque, parfois, une écriture entièrement constellée de trouvailles, ce qui est le nom esthétique que prend en littérature les mots heureux dont se félicitaient les belles gens dans les hautes époques. Mais on dirait seulement : on voit bien qu’il ne s’agit pas que de trouvailles, pas seulement d’heureuses et fortuites rencontres que le pointeur du scribe a su alpaguer sur la table de dissection. Plutôt que des trouvailles, ce sont des clairières, des éclaircies, des orées : c’est une autre manière de voir le monde, transmué par la puissance d’images et de verbe. Ce ne sont pas de beaux mots lancés de belle manière par un esprit fin, mais des trouées dans l’espace sensible. On voit le monde autrement quand on s’en laisse pénétrer.

  • L’Arrière-pays

Ce n’est pas n’importe quelle campagne, pourtant : c’est une campagne des années 60, mais une campagne qui lorgne vers plus bas encore — la France de Jules Ferry, que Michon appelle « l’époque barbichue, la République des Jules, ces temps où des curés périgourdins athlétiques retroussant leur soutane rampaient dans les grottes vers les os d’Adam, et où des instituteurs, périgourdins aussi, de même rampaient et se crottaient avec quelques mouflets vers l’os prouvant que l’homme n’est pas né d’Adam ». On retrouvera ces figures dans les derniers passages de Mythologies d’hiver. Ces barbichues, c’est l’ancienne France et l’ancienne campagne, c’est une grande figure de père austère, un peu bon, un peu savant, un peu ignorant, un peu oublié. Cette époque barbichue, c’est aussi l’école vieille époque, telle qu’on la retrouve dans la Vie des frères Bakroot, telle qu’elle lorgne aussi vers l’école du Grand Meaulnes, le père du narrateur y est une figure de barbichue. C’est ainsi que le narrateur des deux Beune voit les écoliers « courant sous la pluie vers le trou venteux des préaux » ou « rencognés sous un auvent, derrière le corps multiple et cavalier de la pluie. ». Cette France du passé a pourtant des choses à nous dire aujourd’hui, ne serait-ce que pour une seule raison : les barbichues sont les représentants de la « belle écriture vaine, ronde, encombrée, fervente, qu’ils partageaient alors, les naïfs, les modestes des deux bords, ceux qui croyaient aux Écritures et ceux qui croyaient aux lendemains de l’homme. » Cette croyance n’a au fond que peu à voir avec la spiritualité, à moins de parler d’une spiritualité immanente, une croyance dans les gestes, les actes, les désirs. Les deux Beune est un texte qui croit dans le pouvoir thaumaturgique de la langue comme possession (au sens démoniaque et fantomatique) du monde.

  • Cérémonie du désir

S’il ne sert pas à grand-chose de décrire un style, il est plus utile de dire par quels motifs il procède. Les motifs circulaires qui traversent la Beune ne cessent de se répéter : c’est le rituel, le sacrifice, le désir, le cérémonial. Le cérémonial a tout à voir avec la langue elle-même. La langue de Michon est un cérémonial particulier, une sorte de transe de l’écriture, qui a lieu pendant le moment où l’on croit que la vessie est une lanterne – où l’on croit au pouvoir qui transite par le geste littéraire. Le cérémonial, comme un épisode chamanique, suppose un état d’esprit adéquat, une tension, une inclinaison, une croyance, un laisser-aller autant qu’un contrôle. Ce cérémonial se réalise par rituels. Cette ritualisation de l’acte lui donne une valeur nouvelle, neuve comme archaïque, elle va chercher en profondeur – quoi ? cela dépend de ce qu’on recherche, bien entendu. Et le dernier motif crucial, lié au deux autres, c’est le sacrifice. Sacrifier, c’est commettre un hommage, reconnaître une puissance, c’est un acte de louage et de dévotion, mais une dévotion crâne qui a valeur de brasier. Chez Michon on est autant sacrifié que sacrifiant, car l’un ne va pas sans l’autre. L’acte de sacrifice est une entreprise chimique, qui, par le feu métaphorique, révèle la valeur.

La Grande Beune peut se lire comme une vraie Chasse Spirituelle. Le texte donne parfois l’impression d’être retombé en époque païenne, par ces mêmes rituels sortis des époques obscures : « j’appris le soir qu’un très ancien usage, sûrement délaissé depuis, voulait que les chasseurs, s’il leur arrivait de tuer un renard, en confient la dépouille aux plus innocents, afin qu’ils pélerinent de village en village et dans la défaite ostentatoire de cette bête nuisible gagnent quelques sous ». Chasse, car il y est question de chasseurs et de proies, qu’il s’agisse de renards ou de poissons, d’hommes ou de femmes, il y a chasse parce qu’il y a traque, lecture des traces, guêt, courses, cavalcades, curée et hallali. Et ce qu’on traque par-dessus tout, c’est la littérature. Le sel de la Beune vient aussi dans son atmosphère intertextuelle : d’abord il y a Le Grand Meaulnes et ses rêves sépia d’écoles-mairies et de préaux bruités de marmailles. C’est aussi la géographie magique du récit d’Alain Fournier qui traverse ce récit qui le reformule : une manière d’habiter un paysage, de le faire vibrer et se soulever par quelques magies bizarres que permet la féerie – féerie enfiévrée dans la Beune. Ce qu’il y a en commun avec Le Grand Meaulnes, c’est aussi cet usage du narrateur-caméra, un peu passif, enchanté autant que désabusé, niais et intelligent à la fois, autant dire : spectateur. Dans l’Yvonne insaisissable, pleine de chair brutale, on peut aussi penser à l’Yvonne de Lowry, celle que le consul veut retrouver dans Sous le volcan. L’instituteur de la Beune ressemble d’ailleurs au Consul : deux personnages éthyliques – l’un, celui de Lowry, véritable alcoolique, l’autre, chez Michon, enivré du poivre de son propre désir. Il y a aussi l’ombre du Roman de Renart, d’abord par la figure benête et benoite d’Ysengrin, que figure à moitié le narrateur. Et puis il y a le renard, mais transmué très loin du roman du même nom, car ici il a d’autres atours. Le renard est l’autre nom de la ruse, du mutin, du désir.

  • La Petite Beune

Puis vient comme une rengaine à nouveau murmurée, Les deux Beune. Ce récit a effectivement des liens avec l’autre roman de l’autre géant de cette rentrée littéraire : comme celui de Cormac McCarthy, le nouveau récit de Michon déconcerte. Pourquoi ? pour la même raison, parce qu’il nous rappelle ce qu’est la véritable littérature, ou plutôt, disons, l’art littéraire en ce qu’il nous pousse vers de nouvelles contrées. Lire Les deux Beune déconcerte parce que la littérature actuelle ne nous habitue pas à ce niveau de densité et d’exigence syntaxique, ne nous habitue pas non plus à cette manière traversière, insolente, diagonale, de raconter une histoire. Là aussi, comme pour Cormac McCarthy, on peut se dire qu’un grand écrivain est celui qui a réussi à créer un espace où il peut faire selon sa manière, sans qu’on vienne lui opposer le bien-faire. Le grand écrivain, dans cette optique, est un marginal reconnu pour sa marginalité, en ce que sa bizarrerie reste bizarre (puisqu’elle fonde sa nature) tout en constituant sa valeur.

Les deux Beune déconcerte. C’est un récit qui rebrasse les mêmes éléments dans un brouet nouveau : la fascination pour les peintures, les John Deere, les femmes, les bêtes, et ce tremblement du sacré dans le profane. Car c’est bien de ça qu’il s’agit : ce n’est pas du prosaïque élevé en lyrique, mais du profane transmué en sacré. Profanes, ces scènes paysannes, tremblées comme celles de Breughel ; profanes, ces passions impies, sournoises, éclatantes et rentrées en même temps. C’est le même drame rejoué, réactualisé, et l’écriture se fait encore plus tendue, sibylline, arquée. Et obsédée par l’origine du monde, titre premier de l’œuvre, image qui colle à la rétine : « C’est là qu’il gît, le secret du monde. Tout est obscur et compliqué, le visible et l’invisible s’enchevêtrent, l’un l’autre se relancent et mutuellement se cadenassent, se font de l’ombre, et il semble bien se passe quelque chose pourtant, comme dans les grands dessins des cavernes. Mais quoi ? Le sens est une salamandre au fond d’un puits. »

Les deux Beune est au fond l’histoire du vieil homme et de la rivière. Nul espadon ou marlin ici, comme chez Hemingway, mais le chatoiement des « ablettes jusqu’au pur lingot des carpes », la « fausse monnaie des poissons-chats et des loches » et l’ombre du « grand Esturgeon, le maître dollar, la valeur et la loi », que chasse Jean le Pécheur, un des personnages, dans les ondes sinueuses de la Beune. On se doute que chez Michon épris par le sentiment du sacré, poisson et Jean ne sont pas anodins. Ce Jean-Baptiste déchu qui patauge dans les eaux de sa Beune à la recherche de quelques poissons-sacrifices dit assez bien dans quelle scène primordiale on se trouve. C’est aussi une sorte d’Iliade miniature, entre Shakespeare et les John Deere : quand il s’agit de dire le sourire d’Hélène, n’appelle-t-on pas à la « peinture de guerre » ou au « bouclier d’ivoire » ?

À sa manière retorse, qui feint l’ivresse, Les deux Beune est aussi une histoire de vertige – si tant que tout grand texte littéraire ne côtoie pas secrètement le vertige et l’abîme. Vertige parce que toujours en train de livrer un exercice d’équilibre, de la phrase comme du désir : station chaloupée et funambulisme qui doit quelque chose à la figure, peut-être shakesperienne, du bouffon, comme du fol-en-christ, du mendiant en gloire et du martyr supplice – dont le texte se nourrit par la figure de « Jean Gabriel Perboyre, un jésuite que les Chinois supllicièrent vers 1650 ». Ce martyr n’est pas là pour la pose, car on dit de de lui que « quoiqu’il fût un peu ridicule, le port abandonné de la tête le faisait touchant, avec une résignation, peut-être un accablement, qui seyaient mal à un saint, tout mort qu’il fut. » Il y a là à n’en pas douter une manière secrète de décoder la littérature de Michon, qui joue cajolante avec l’idée sacrale de sainteté mais qui ne peut totalement y soucrire et la feindre jusqu’au bout, rattrapée ou foudroyée par l’éclair bleu du désir. Nous parlions de sacrifice, et aussi d’expiation, car il y a quelque chose de l’ordre de la passion christique dans Les deux Beune. Mais c’est une passion heureuse, là aussi, transmuée, puisqu’il s’agit surtout de souffrir sur la croix du désir, l’auberge étant un « petit Golgotha ». Cette auberge n’est pas celle de la Grande Ourse, comme chez Rimbaud, mais elle est bien cet hôtel de passage, antre des voyageurs en route – peut-être transitant, qui sait, sur la barque de ce vieux nautonier de Charon. Parce que le récit nous déconcerte, il le faut laisser reposer, selon la lente entreprise de décoction et de décantation qui convient bien à certains textes de Michon, comme Abbés ou les Onze nous l’ont enseigné – sous couvert de fiction, ne cryptent-ils pas des éléments symboliques décisifs de sa propre vie ?

Comment parler des deux Beune, comment les lire, si ce n’est en s’attardant peut-être sur ce qui fait leur spécificité par rapport aux autres livres de Michon : c’est la conjonction du désir et de l’animal. Tous les textes de Michon sont traversés par le désir, mais peu se vanteraient de montrer autant de gout pour la bête. C’est le renard, renard métaphorique et sournois du désir, renard en chair rousse amené à être écorché, c’est aussi le poisson issu de Melville qui barbote dans les deux Beune, c’est le vol des grues abattu sur le comptoir du bar. C’est ainsi qu’apparait Hélène, l’aubergiste : « c’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément pas leur corps, c’était une bête », car quand le désir prend corps, on peut le dire mais « on ne peut pas en parler ; non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. » Ce qu’utilise Les deux Beune, c’est une écriture thérianthrope, parce qu’elle transfigure en animal – non dans un sens seulement vulgaire, où l’appétit du désir rendrait bête comme bête, mais au sens primordial, premier, archaïque, au sens rupestre des choses. Les peintures pariétales sont ainsi constellées de figures à mi-chemin entre l’humanité et l’animalité, des figures de thérianthropes comme en donnent les vieux mythes et les vieilles cosmogonies païennes. Si l’écriture est thérianthrope, c’est parce qu’elle se souvient d’une vieille tradition qui passe par Ovide, qui montre que la métamorphose tient à quelques coups de dés que les dieux du hasard accomplissent : il n’y a pas de métamorphose réelle, bien entendu, dans Les deux Beune on ne cherchera aucune lycanthropie, mais il y a les petites métamorphoses métaphoriques qui transfigurent la vie usuelle en vie vécue, et digne d’être ressouvenue. Car on est à « deux pas de Lascaux », et les grands animaux surnaturés des grottes pariétales hantent le texte comme une image-fantôme fantasmatique. D’où le profond syncrétisme imprégnant le texte, syncrétique comme une grotte ornée et sa constellation pariétale. D’où un texte écrit dans une espèce de langue-crypte : tombeau et chiffre du désir.

Pierre Michon, Les deux Beune, éditions Verdier, mars 2023, 156 p., 18 € 50