Avec Porte du Soleil, Christophe Manon publie sans nul doute un de ses plus beaux textes, touchant à une bouleversante et rare grâce. Troisième volet d’Extrêmes et lumineux, ce nouveau roman voit Manon partir en Italie en quête de ses origines familiales dans un monde traversé de la peinture et de la poésie de la Renaissance. Odyssée du vivant qui revient de la mort, Porte du Soleil offre une réflexion incarnée sur la place que les vivants occupent pour les morts. Il faut lire Porte du Soleil comme l’un des jalons essentiels de notre contemporain. Autant de pistes de réflexion que Diacritik a cherché à explorer avec l’écrivain le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre si beau nouveau texte, Porte du Soleil qui vient de paraître chez Verdier. Comment vous êtes-vous décidé à consacrer ce nouveau récit à votre voyage en Italie, en 2019, « à la faveur d’une bourse d’écriture / attribuée par l’Institut français » ? S’agissait-il, comme vous le laissez entendre à plusieurs reprises dans le récit, du projet même qui vous avait fait alors obtenir la Bourse Stendhal ou le projet a-t-il pris une autre direction lors du séjour lui-même ? Enfin, vous présentez ce texte comme le dernier volet d’un triptyque intitulé Extrêmes et lumineux, débuté en 2015 par le roman éponyme puis poursuivi en 2019 par Pâture de vent : comment concevez-vous ce triptyque ? En quoi Porte du Soleil vient-il en clore le mouvement et de quelle façon selon vous ?
Le projet qui m’a conduit en Italie en 2019, à Pérouse précisément, était d’essayer d’écrire un nouveau volet de ce cycle dont les deux premiers, Extrêmes et lumineux et Pâture de vent, avaient été publiés aux éditions Verdier. J’avais initialement pour dessein de revenir sur les origines italiennes d’une partie de ma famille. Mais je n’avais nullement l’intention de mener une enquête, car telle n’est pas ma méthode. J’espérais trouver là-bas un quelconque stimulant, un carburant susceptible de mettre en route le moteur de l’écriture. Ce n’était qu’un prétexte, rien de plus, et c’est bien maigre en vérité. Une fois sur place, un déclic a bien fini par se produire mais, bien entendu, pas du tout là où je l’attendais. C’est la contemplation des œuvres des peintres primitifs et de la Renaissance qui m’a apporté la matière principale du récit ou, pour être plus précis, sa toile de fond. Parce que j’ai fini par me convaincre que ces tableaux, ces œuvres avec tous ces miracles et ces martyrs, ces ciels proprement encombrés d’anges, de démons, de saints, de bienheureux, n’étaient pas le fruit de l’imagination des hommes de l’époque, que ce n’était pas des représentations mais bel et bien des visions, c’est-à-dire ce qu’ils voyaient, la réalité telle qu’ils la percevaient. Et c’était bien aussi ce que je voyais à mon tour d’une certaine façon, ce que je ne pouvais pas manquer de voir. Et c’est cela qui est devenu la force motrice du livre : écrire non pas à propos de ou sur la peinture, mais à travers ou avec. Situer le récit et son narrateur au cœur même d’un tableau primitif, avec du coup tout ce que cela peut comporter d’apparentes incursions dans le réel d’éléments hétérogènes (griffons, démons, anges…). Et petit à petit, sur ce fond, sont venus se tisser les quatre motifs du récit qui s’entrelacent pour en former la trame : celui de la légende dorée familiale (faire entrer la généalogie dans le légendaire de façon burlesque et dérisoire) ; celui de la confession ou des aveux (suivant la voix de saint Augustin) ; celui du chemin de croix du narrateur avec chacune de ses stations ; et celui de la catabase, sa descente aux enfers, au pays des morts (motifs qui ont aussi des aspects burlesques et dérisoires). Et au bout du compte je me suis aperçu que j’écrivais donc pour ainsi dire un livre primitif et j’espère qu’il en émane à peu près la même sorte de grâce, la même sorte d’aura d’empathie, la même atmosphère certes parfois un peu doloriste mais toujours auréolée de douceur et de lumière.
Mais pour revenir à votre question portant sur la trilogie, quoique chacun de ses volets adopte une forme radicalement différente, je crois qu’ils trouvent leur relative cohérence dans leur matière première, cette matière familiale dans laquelle j’ai puisé au fond avec beaucoup de parcimonie afin d’écrire, c’est seulement maintenant que je m’en aperçois, une série de tableaux. En effet Extrême et lumineux est une succession de brefs tableaux en prose, Pâture de vent un diptyque aux teintes fortement contrastées et dans Porte du Soleil se succèdent également les tableaux, au rythme précisément d’un poème par page. Je conçois donc cette trilogie comme une sorte de saga familiale désordonnée, décentrée et lacunaire dont le narrateur, pour le moins désorienté, inquiet, un tantinet fiévreux, est plongé dans un profond désarroi. Elle me semble témoigner d’une quête qui aboutit à un constat d’échec, mais un échec libérateur : le narrateur ne doit plus rien à ses morts dont les ombres ne cessaient de l’habiter, de le coloniser, de le parasiter, il n’a plus de comptes à leur rendre. « Ayant passé depuis longtemps déjà le mitant de son âge », il peut enfin, au terme de nombreuses vicissitudes, espérer poursuivre son existence « dans une paix sans orage ». Du moins c’est ce à quoi il aspire à la fin du troisième volume.
Les trois livres, toutefois, sont totalement indépendants et il n’est pas nécessaire d’avoir lu les deux premiers pour pouvoir aborder le dernier, c’est important. Et ce n’est que lorsque j’ai achevé Porte du Soleil que j’ai compris que ce troisième volet mettait un terme au cycle pour les raisons que je viens de donner. C’est-à-dire que le narrateur comprend, après de longues errances, que les morts, les siens en particulier, ceux auxquels il a consacré tant de pages, à qui il s’est efforcé avec tant de conviction de prêter sa voix, dans le seul souci d’entretenir leur souvenir et de leur ménager une petite place dans le cœur des vivants, ne demandaient rien en vérité, si ce n’est peut-être, justement, qu’on les laisse reposer en paix. Il a compris que l’objet de sa quête était vain, et que ce qui importait c’était la quête elle-même, la trajectoire que l’on suit et non son aboutissement. Mais que ce soit bien entendu : il ne s’agit pas de reléguer les morts dans les limbes de l’oubli. Il m’est tout simplement apparu cette chose d’une éblouissante évidence, à savoir qu’ils ne peuvent rien attendre ni espérer de la part des vivants puisqu’ils sont morts. Que ce sont les vivants qui ont besoin de raconter des histoires, d’écrire des récits à leur propos, pour se rassurer sur leur compte et au sujet de cette grande et terrifiante énigme qu’est la mort. Même si leur présence est parfois plus encombrante qu’apaisante, ce sont les vivants, tout bien considéré, qui misent sur leur discrète sollicitude pour les épauler et les accompagner, pour les aider à traverser les drames petits ou grands de l’existence. Exactement comme Virgile guide et encourage Dante dans sa traversée de l’enfer et du purgatoire.
Pour en venir au cœur de votre très beau texte, il convient peut-être d’évoquer combien Porte du Soleil trace d’emblée un double pèlerinage : pèlerinage filial, tout d’abord, qui conduit notamment depuis Perugia sur la terre de vos ancêtres italiens ; pèlerinage autobiographique ou peut-être même plus vivement lyrique qui fait s’interroger sur vous-même, vous qui dites notamment : « C’était moi-même que je cherchais ». Ce double pèlerinage, filial et lyrique, se place d’emblée sous le patronage littéraire de Virgile, et de Dante sous forme de citations de La Divine Comédie qui éclaire le sens de votre voyage en Italie. Comment avez-vous conçu le récit de ce double pèlerinage au moment de composer Porte du Soleil ? En quoi Dante vous a semblé une référence non pas seulement littéraire mais une nécessité existentielle dans la traversée qui a été la vôtre ? En quoi le poète italien vous a semblé une manière de double poétique et de jumeau ontologique, vous qui, tous deux, êtes au « mitan de notre âge » ainsi que vous le dites ?
Puisque le narrateur évoluait dans un décor primitif, puisque le livre lui-même, comme je l’ai dit, prenait les contours d’une œuvre primitive, la figure de Dante devenait incontournable. D’autant plus que, comme le précise le narrateur, à Pérouse, dans le quartier Porta Sole dont le livre tire son titre, juste au-dessus de la porte de l’immeuble où il est installé, est apposée une plaque sur laquelle sont gravés les vers issus du chant XI du Paradis qui évoquent la ville. Et régulièrement il échoue dans ses pérégrinations sur la via del Paradiso.
J’ai toujours trouvé à la fois particulièrement émouvante et réconfortante, dans la Divine Comédie, la figure de Virgile prenant Dante par la main pour le guider à travers les cercles de l’enfer et du purgatoire. C’est un geste fraternel, bienveillant, protecteur, et en même temps stimulant. C’est cela, en quelque sorte, la tradition : une main tendue à travers les temps pour nous accompagner sur les voies escarpées de l’écriture. Celui ou celle qui reçoit cette main, n’a plus qu’à s’y abandonner avec confiance et reconnaissance. Et tout simplement une telle « traversée », comme vous dites, un voyage au pays des morts tel que celui qu’amorce contre son gré le narrateur, ne peut s’entreprendre sans l’aide d’un compagnon, sans la main tendue d’un guide expérimenté. Il faudrait être absolument inconscient pour tenter d’affronter seul les nombreux périls de la catabase. Et puisque Dante a déjà amplement exploré ces territoires, il m’a paru tout naturel de me tourner vers lui et de mettre modestement mes pas dans les siens. Tout à fait comme lui-même ne s’est pas caché de suivre de près la piste qui avait été auparavant ouverte par Virgile.
C’est pour ces mêmes raisons, comme vous le remarquez fort justement il me semble, que Dante n’est pas seulement une référence littéraire, mais plutôt une sorte d’alter ego ontologique du narrateur. Un peu, toutes proportions gardées, comme saint François, une autre figure importante du livre, a été perçu comme un double du Christ, un alter Christus, notamment par ses stigmates. Et j’ajouterais, pour être tout à fait précis, que dans le livre, exactement comme il y a quatre trames, il y a quatre figures avec lesquels celle du narrateur se superpose par intermittence sans pour autant s’identifier : Jésus, saint Augustin, saint François et Dante. C’est comme si les traits du narrateur se reflétaient dans un miroir à plusieurs faces et que chacune d’elles renvoyait une image différente légèrement déformée.
Ce double pèlerinage doit peut-être se lire plus largement, à l’enseigne de Dante, comme une manière de voyage initiatique : une manière de traversée du vivant par la mort, d’une mort qui ronge le vivant mais d’une mort que ne cesse de guetter la possibilité d’une renaissance, qui d’ailleurs, finit par s’imposer au narrateur. Si La Divine Comédie vient à l’esprit, notamment l’Enfer et le Purgatoire, c’est peut-être moins au Paradis que l’on songe qu’à un autre texte de Dante qui paraît au cœur du vôtre, à savoir Vita nova. Ainsi, lorsque vous écrivez « Je marchais vite, plus vite que les fantômes », se donne à lire comme chez Dante une quête atomique du monde et, en particulier, une soif d’étreintes. Diriez-vous ainsi que Porte du Soleil s’éloigne progressivement du culte des morts pour célébrer le vivant sous toutes ses formes, en quête de Vita nova comme lorsque vous finissez par dire : « J’ai une vie, j’existe, je suis vivant » ?
« Une soif d’étreinte », cette expression me plaît beaucoup. C’est tout à fait, j’en suis désormais convaincu, ce qu’exprime et ce que cherche à satisfaire chacun de mes livres. Et quant à la célébration du vivant, oui, je crois bien que c’est aussi cela qui est à la source de cette étrange activité humaine qu’est l’écriture, du moins pour ce qui me concerne. « Je suis vivant », comme dit le narrateur, quoi d’autre en vérité ? Vivre, je crois, est une grâce, malgré tout, malgré la détresse, l’inquiétude que cela implique aussi parfois, nécessairement, et l’écriture est le seul moyen dont je dispose pour faire en sorte de chanter cette grâce et de la partager avec mes semblables.
Quant au culte des morts, outre ce que j’en ai dit plus haut, le narrateur dans Porte du Soleil ne fait finalement qu’obéir à l’injonction exprimée à Dante au chapitre XII de la Vita nova par l’apparition spectrale d’un jeune homme vêtu de blanc : « Fili, tempus est ut praetermittantur simulacra nostra », « Mon fils, il est temps de renoncer à nos fictions », qu’on pourrait aussi bien traduire par « simulacres, leurres » ou bien encore « fantômes ». Aussi cesse-t-il au bout du compte de courir vainement après des ombres.
Dans cet élan de vie vivante, Porte du Soleil apparaît, finalement, comme un grand livre de la Renaissance, une renaissance comme retour à la vie. Cette revie comme on pourrait la désigner se signale dans votre texte par la lumière incessante, qui ne cesse de revenir. Comme si le fil directeur de votre récit était ce trajet continu vers le retour de la lumière, quitte parfois à se heurter à une « overdose de lumière » au sens propre. La lumière est chez vous toujours une puissance sensorielle, intérieure, de celle qui peut soulever « la joie extatique qui illuminait / leurs visages couverts de lumière ». En quoi, dès son titre même, Porte du Soleil est une odyssée de la luminescence intérieure ?
Les pages de ce livre en effet, un peu comme des vitraux, sont traversées par la lumière, ou pour le moins par quelque chose qu’on pourrait appeler le « sentiment de la lumière ». Mais je crois que cette même lumière rayonne et se propage avec beaucoup d’obstination sur l’ensemble du cycle. C’est la raison pour laquelle les trois volumes qui le composent sont réunis sous le titre d’Extrêmes et lumineux. Et même probablement tous mes autres livres ne cherchent-ils au fond qu’à se frayer un chemin vers la lumière, à tenter de la saisir et de la chanter. Et c’est, je crois, cette même lumière que les peintres primitifs et de la Renaissance ont su rendre avec tant de délicatesse, celle-là même qui fascine et attire irrésistiblement le narrateur dans Porte du Soleil. Il est plongé dans une profonde détresse dont il n’est probablement pas tout à fait en mesure d’identifier la cause ni la nature, et plus il se débat, plus il sombre et se blesse. Il est comme un insecte aveuglé par une source de lumière qui ne cesse de se cogner contre un obstacle invisible. Et si au bout du compte il parvient à s’en rapprocher, il finit par s’y brûler et par se consumer. Cette lumière, qui semble émaner comme vous le dite de l’« intérieur », à la fois intangible, presqu’imperceptible et cependant éblouissante, c’est pour moi tout simplement la manifestation de la grâce, mais une grâce tout à fait profane. Et peut-être au fond est-ce le regard que le narrateur porte sur le monde qui le fait tant briller et qui le rend si éblouissant.
Avant de renaître à soi, de trouver dans ce voyage la paix et la quiétude, le récit fait état de vifs tourments intérieurs, d’un puissant ébranlement qui montre combien l’esprit est torturé, en proie aux doutes, dévoré comme de l’intérieur. À l’opposé de la lumière, une grande noirceur déchire le récit, le tord, le tourmente. On pense souvent à une manière de romantisme noir, de la puissance même de ce qui innerve le romantisme frénétique : vous en sentez-vous proche ?
Certes, le livre s’efforce de dire les doutes, la violence du monde, la puissance du désir, un trouble tel qu’il confine au désespoir et presque à la folie, du moins pour un temps, mais cela, je crois, avec une légère nuance d’humour, presque de désinvolture, et j’espère une petite touche d’élégance. Il me semble aussi faire place à une certaine joie (le mot apparaît au moins à deux reprises dans le livre), au ravissement, à la douceur, à la grâce de vivre. Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer le cœur humain dans tous ses contrastes et dans toute sa complexité. « Rendre justice à l’intensité des événements » pour citer Pierre Guyotat.
Mes modèles pour l’écriture de ce livre ne sont pas les romantiques, mais la littérature antique et médiévale, Virgile, les Évangiles, saint Augustin, La Légende dorée, Dante, mais aussi, je l’ai dit, la peinture italienne du XIIIe au XVIe siècle à peu près, avec toutes ses fantasmagories, ses excès, ses simulacres. L’un des motifs principaux du livre, outre la catabase, c’est celui du chemin de croix et de ses différentes stations. Porte du Soleil est en quelque sorte un espace dans lequel se rejoue, sur un mode mineur et parfois burlesque mais non pas ironique, la Passion christique. Une Passion sécularisée en quelque sorte, n’ayant pas pour horizon la résurrection mais au contraire un acquiescement à la condition de mortel et toutefois pas « moins violente de solitude et d’abandon » (Yves Boudier : https://www.sitaudis.fr/Parutions/porte-du-soleil-de-christophe-manon-2-1675401784.php). C’est ainsi, me semble-t-il, que doit être interprété l’un des vers du dernier poème : « j’ai une vie, j’existe, je suis vivant ». Et la paix à laquelle le narrateur aspire à la toute fin n’est pas celle de l’au-delà, mais celle à laquelle il estime avoir légitimement droit désormais, ici-bas.
Ce qui ne manque pas de frapper dans Porte du Soleil, c’est la puissance par laquelle vous remettez en cause la quête des origines qui, pourtant, forme le socle de votre projet. En effet, en traversant l’Italie, en allant de ville en ville, vous finissez par être convaincu par l’idée, à rebours d’une large frange de la littérature contemporaine, selon laquelle il s’agit de redonner la vie des morts. La conclusion de Porte du Soleil dévoile un art poétique de ce récit qui fait le deuil des morts en ces éloquents termes : « Les morts sont insensibles aux récits, / ils n’ont pas besoin d’être apaisés, / où ils sont plus rien ne les concerne. » Vous dites aussi : « Il faut laisser reposer en paix ». Pourriez-vous revenir sur ces fortes formules ? Pourquoi dites-vous qu’il n’y a rien à restaurer et pourquoi vous y refusez-vous ?
Tout le monde a des origines et beaucoup d’entre nous cherchent à tirer quelque gloire de ce que furent ceux qui les ont précédés dans le monde. Mais de quel droit ? En matière de généalogie dette et crédit sont pareillement irrecevables. Plutôt que sur la quête des origines, qui me paraît relativement vaine, mon travail porte sur le temps qui passe, sur la façon qu’il a de s’écouler, sur la mémoire qu’on peut conserver de certains événements. Que reste-t-il quand tout est effacé ? Comment se fabriquent les souvenirs, aussi fragiles et flous soient-ils ? C’est cette matière à la fois fragmentaire, instable et puissamment colorée, qui fait toute la richesse d’un être humain. « Ce qui demeure le poète le fonde », dit Hölderlin. Nous sommes un vaste champ de ruines, nous évoluons parmi les cendres et les gravats. Ce sont ces petits restes que je m’efforce modestement de cartographier, car j’ai le sentiment qu’on peut trouver en fouillant très attentivement d’insignifiants objets qui établissent peut-être une improbable et labile communauté. J’entends par là des affects, des émotions, dans lesquelles chacune et chacun est susceptible de se reconnaître. Car toutes et tous nous avons connu, d’une façon ou d’une autre, ces moments d’une rare intensité où nous éprouvons par exemple de la joie, de la détresse, du désir, de l’amour, de la peur ou bien de l’inquiétude.
Mais pour ce qui concerne les morts, je crois qu’il n’y a rien à restaurer, en effet, nous avons déjà amplement développé ce point. Ite missa est, comme on dit.
Dans sa traversée du vivant, qui se tourne pour une large part du côté de l’art renaissant italien, Porte du Soleil n’en est pas moins un livre aux prises avec son époque, avec la politique la plus terrible de son époque. Ainsi, vous en évoquez deux figures, l’une française avec Macron cité à plusieurs reprises et, plus développée, avec Matteo Salvini alors ministre italien d’extrême droite. Mais ces accents politiques se donnent dans une langue parodiant le langage de la liturgie catholique : « Que la volonté de Matteo Salvini soit accomplie, / lui qui protège des hommes de peau noire venus d’au-delà des mers ! » En quoi vous paraissait-il nécessaire d’évoquer politiquement l’époque que Porte du Soleil traverse ?
Tout le livre est une sorte de récit légendaire, c’est d’une certaine façon la légende dorée d’une banale famille de ritals. Quoique leur histoire soit absolument dénuée d’intérêt, elle peut entrer dans la légende par le récit. C’est le pouvoir de la littérature, ou du moins de celui qui tient la chronique. Quant au pouvoir politique, qui est toujours, quel qu’il soit, insensé et illégitime, qui ne peut en aucun cas avoir la moindre légitimité contrairement à ce qu’il prétend lui-même, il était tout à fait logique de remettre à leur place comme on dit les figures qui l’incarnent, celle qu’elles occupent à juste titre dans les légendes et les chroniques, c’est-à-dire tout en bas, en guise de repère temporel. Ils ne sont que cela, rien que cela et rien de plus. « C’était au temps de Truc, à l’époque de Bidule, sous le règne de Machin. » Hop, c’est fini, on n’en parle plus. Ils sont proprement expulsés du territoire de la chronique, relégués à sa frontière extrême, à sa marge. Et je dois avouer que j’ai pris un plaisir immense à leur rendre cette justice. Au mieux on ne se souvient des puissants, de tel empereur, de tel roi ou de tel prince et de leurs semblables, que par leurs conquêtes ou par les crimes et toutes les injustices dont ils se sont rendus coupables. Ce sont de tout petits tyrans. On ne connaît Ponce Pilate que parce qu’il a condamné le Christ. Et peut-être devraient-ils être reconnaissants à celui qui tient la chronique de ne pas tout à fait disparaître. Au moins il me semble que ces figures-là il est bon de ne pas les laisser jouir de leur impunité et de ne pas les laisser reposer en paix.
Enfin, la politique, du moins ce qu’on nomme ainsi communément, et qui n’est autre que le gouvernement des hommes, ce qui n’est certes pas un art, quoi qu’on en dise, intervient tellement dans nos vies, de façon si intrusive et brutale, qu’il me paraît tout à fait impossible de l’ignorer quand on s’efforce de parler du monde tel qu’il est.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la forme de votre récit qui se présente comme un roman en vers, un roman tissé de vers libres. Si on vous sait également poète, Porte du Soleil paraît cependant explorer une narration poétique qui ressortit à ce qui pourrait s’apparenter à ce que le Moyen Âge désignait comme une cantilène. Porté par un élan mystique, qui se voit à l’œuvre aussi dans vos vers, la cantilène répond à un double mouvement qui est au cœur de Porte du Soleil : un élan mélancolique vers un passé irrécupérable mais aussi une projection vers l’avenir. Ma question sera double : pourquoi avoir choisi le roman en vers ? Comment désignez-vous formellement ce roman poétique : est-ce que cantilène en serait le nom ?
Un livre est toujours le résultat de la rencontre plus ou moins fortuite entre un désir (une intention) et une forme. La forme, dans ce cas précis, c’est celle d’un poème narratif ou d’un roman en vers, selon que l’on se place d’un côté ou de l’autre du miroir des genres, peu importe. En vers libres, j’insiste là-dessus, et non en prose coupée ou en « phrases flottantes » comme dirait Christoph Ransmayr, ce qui n’est pas du tout la même chose. Outre ce choix, qui au fond ne fait qu’opérer un retour à une certaine tradition (on pourrait bien entendu citer la littérature antique ou celle du Moyen Âge, sans oublier Byron ou Pouchkine, par exemple), le véritable enjeu formel c’est qu’à chaque page correspond l’espace d’un poème. Ainsi, comme l’a si justement remarqué Jean-Claude Pinson, « le flux narratif propre au récit trouve-t-il à s’allier avec la stase (l’arrêt, le ralentissement sur les mots) définitoire du poème moderne (https://www.sitaudis.fr/Parutions/christophe-manon-porte-du-soleil-1671515518.php) ». C’est à mes yeux cette caractéristique opérant comme contrainte de basse intensité qui constitue le point névralgique du livre. C’est cela qui lui donne, du moins j’en ai l’impression, sa véritable dynamique, sa relative vivacité, et même sa langue. À mon retour d’Italie, j’avais pratiquement renoncé à l’écriture du livre, car je m’étais englué dans une prose qui ne me satisfaisait pas. Ce n’est que deux ans plus tard, en reprenant mes notes je ne sais plus par quel hasard, que ces choix formels se sont imposés sans lesquels le livre n’aurait probablement jamais existé ou n’aurait du moins pas du tout pris la même tournure (cette alternance d’accélérations et de stations), même dans son contenu narratif.
Mais vous identifiez parfaitement le double mouvement du livre, à la fois mélancolique et résolument tourné vers l’avenir et vers la vie. Et si on retient que cantilène vient du latin cantare, « chanter », qui a donné également cantilena, « chant, chanson », alors, oui, j’en accepte bien volontiers le nom pour Porte du Soleil, même si je récuse catégoriquement toute forme de mysticisme. Il ne faut pas confondre un intérêt pour certaines choses parce qu’elles appartiennent au territoire de l’expérience humaine et un élan vers ces mêmes choses. Je ne vois pas pourquoi, par exemple, n’ayant pas de foi religieuse, je devrais pour autant me résoudre à abandonner les territoires de la grâce.
Christophe Manon, Porte du Soleil, éditions Verdier, février 2023, 128 p., 16 € 50