Laure Gauthier : « Ce que la société abandonne d’humanité en nous, ce qu’elle massacre est au cœur de ma réflexion » (La cité dolente)

Laure Gauthier © Laure Gauthier

Singulière et fascinante cité dolente : tels sont les deux termes qui viennent à l’esprit après avoir refermé le nouveau livre de Laure Gauthier qui paraît dans la collection poche des toujours parfaites éditions LansKine. Récit poétique ou poème narratif, la cité dolente explore l’histoire d’un vieil homme qui décide de prendre une retraite définitive dans un hospice où il va faire l’expérience de ce qu’est un EHPAD. Texte poétique qu’accompagne l’enfer de Dante, texte politique qu’accompagne l’engagement de Pasolini, la cité dolente témoigne d’une réflexion sur la vieillesse dans nos sociétés. Autant de questions à poser à Laure Gauthier le temps d’un grand entretien à la veille de sa lecture à la Maison de la Poésie de Paris.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très belle cité dolente qui vient de paraître dans la nouvelle collection poche chez Lanskine. À partir de quelle expérience précise ce récit poétique qui évoque l’histoire d’un homme âgé trouvant refuge dans un EHPAD est-il né ? Comment en êtes-vous ainsi venue à présenter l’histoire de cet homme qui « avec sa voix sans souffle » rêve « de redevenir magma » ? Enfin, pour évoquer l’histoire éditoriale de ce livre, vous en parlez comme d’un « livre maudit » : en quoi vous paraissait-il important de le donner à la nouvelle collection de poche lancée par les éditions Lanskine ? 

Il y a toujours quelque chose qui surgit de l’expérience et traverse jusqu’à se transformer en texte. Disons que j’ai bien des alluvions en moi qui deviennent texte, sans que cela ne soit conscient. Néanmoins, il y a eu une circonstance aggravante qui a accéléré le processus d’écriture entre 2012 et 2014 : à ce moment-là, j’habitais l’étage d’une maison près de Paris alors que mes voisins du dessous déclinaient, jusqu’au jour où ils furent placés en EHPAD contre leur gré : auparavant, j’ai vu leur isolement et leur déchéance progressive . J’ai été confrontée à des situations traumatisantes, il m’a fallu par exemple relever la femme la tête en sang sous mes escaliers, ce qui a provoqué chez elle une sorte de démence. Son mari lui, aussi, a fait une chute dans les escaliers. Atteint de la maladie d’Alzheimer, il se levait à 4h du matin pour faire du café, se perdait dans la ville. Quand sa femme tombait de son lit la nuit, elle l’appelait à l’aide, il ne pouvait pas la relever, mais il interdisait en même temps qu’on vienne à son secours, et ainsi de suite. Cette expérience concrète est restée hors-champ de la narration mais elle a déplacé ou intensifié ma réflexion sur la grande vieillesse et sur la dépendance, la fin de vie. Quand j’ai été confrontée au déclin de ces voisins, je préparais déjà l’esquisse d’un livre sur l’Enfer de notre société du trop-plein et du trop-vide, une société qui se gorge de faits divers et nous ensevelit sous les biens de consommation ; j’avais rédigé des bribes de la cité dolente. Je ne peux pas vous dire, mais sans doute cela a compté dans le pas de côté que représente le narrateur homme et vieillissant, c’est cette incarnation-là qui a été importante pour moi. En tout cas, cela a avivé cette idée d’une civilisation qui ne laisse plus mourir, qui nous met des rustines dans tout le corps et n’a pas le courage d’affronter la mort, qui nous isole totalement ou nous parque à bon compte dans des endroits sordides où on nous met des couches d’incontinent et où l’on nous parle comme à des idiots interchangeables. La violence de cette civilisation qui se présente comme un sommet de progrès. On meurt à 90 ans au lieu de 80 mais à quel prix ! Ce que la société abandonne d’humanité en nous, ce qu’elle massacre est au cœur de ma réflexion. De mon écriture.

L’enfance, l’adolescence, la vieillesse sont des âges pour lesquels de nombreuses sociétés, mais plus encore notre société de consommation, ont tendance à « dé-singulariser » les personnes, à parler en terme de catégories générales, interchangeables, de discours, qu’ils soient médicaux, sociologiques ou analytiques : « les adolescents sont …» ou « les personnes âgées sont …», etc. C’est d’une violence inouïe que j’ai toujours ressentie comme une sorte de massacre. La dé-singularisation s’accentue dans l’ère néo-libérale et la poésie n’a jamais eu autant son mot à dire. La poésie fait face tout en se méfiant de ne pas créer de nouvelles images d’Épinal. Il y a écriture poétique là où c’est à vif et muet. C’est comme la banquise qui fond et qui réclame une vigilance politique et écologique, il faut inventer une langue vigilante pour tous les massacres qui ont lieu en sourdine.

La vieillesse est un passage d’expérience depuis la nuit des temps : un moment où l’on agit moins, mais où l’on repense à son expérience que l’on transmet. Notre société refuse cela, déjà elle refuse l’expérience, elle nous pousse à des faux-semblants, vides, quant aux vieux, ils peuvent rester dans la communauté tant qu’ils font jeunes puis ils sont dégagés, mais jamais plus on n’écoute véritablement la parole de ceux et celles qui acceptent cette expérience ultime et riche d’enseignements qui consiste à quitter lentement la vie. Dans l’enfance, je m’imaginais aux confins de ma vie dans un regard rétrospectif : une position de narratrice qui ne m’a plus jamais quittée d’où mon goût immodéré pour le futur antérieur. Cette possibilité de se projeter dans un avenir et d’adopter un regard rétrospectif, cette tension entre passé et futur permet un pas de côté salvateur. Disons que j’invite le lecteur, la lectrice à faire ce pas de côté, à anticiper, à se confronter au soir de sa propre vie pour mieux la démystifier et retrouver des forces vives, affronter « la marée de vie qui monte » à ses pieds.

Le fait de choisir un vieil homme était un décentrement nécessaire pour moi, le passage par le corps de l’autre. C’est lui qui se fraie un chemin au travers des faits divers, notamment des féminicides, qui eux sont rapportés dans une perspective impersonnelle J’écris toujours depuis cet écart entre des perspectives personnelles et impersonnelles.

L’histoire de ce texte est mouvementée, oui. J’ai écrit ce texte entre 2012 et fin 2013 et il est paru le 4 juin 2015 dans une toute nouvelle maison d’édition Châtelet-Voltaire, créée alors  par Henri-Pierre Jeudy dont les essais comptaient pour moi notamment Le désir de catastrophe (Aubier, 1990) ou encore La société du trop-plein (Eshel, 1991) : c’est donc tout naturellement que je suis allée vers lui pour ce texte. Malheureusement, 6 jours après la sortie du livre, j’étais hospitalisée et on me diagnostiquait une maladie autoimmune, le début d’une descente aux enfers, hospitalisations, frayeurs, et deux ans de sortie de route comme si j’avais pris mon texte au pied de la lettre : j’ai ainsi dû abandonner toutes mes activités et aussi toutes les lectures de ce texte. Ensuite, j’ai « fait écluse » comme le narrateur, étrangement… et à mon tour j’ai appris à prendre le temps, à aller vers d’autres versants de la vie, jusqu’à guérir complètement. Évidemment, je me suis demandé si ce texte rude m’avait trop exposée à mon tour, car il est évident que son écriture avait quelque chose d’extrême. Le texte m’a en effet semblé maudit car juste après, l’éditeur aussi a rencontré de sérieux problèmes de santé et a renoncé à son projet de maison d’édition pour se concentrer ensuite sur son œuvre littéraire. Étrangement, ce texte a vécu en Italie en 2018 grâce à la traduction de Gabriella Serrone (La città dolente, Macabor editore, 2018). J’ai lu ce texte pour la première fois dans un festival en Toscane, puis dans un autre à Rome, dans ce dialogue continué avec la littérature italienne, alors qu’il est « mort-né » en France. Vous comprendrez mon émotion quand, l’an dernier, Catherine Tourné m’a proposé de le rééditer chez LansKine, trouvant qu’il venait avec beaucoup de justesse continuer les corps caverneux et non les précéder ! Ce livre inaugure donc avec L’accouchée de Florence Pazzotu sa nouvelle collection de poche. Je l’ai retouché, abrégé, traversé autrement, en ai redistribué les vers, entendant ce texte différemment après une décennie intense et je pense qu’il pourra maintenant exister de façon plus juste. Ce livre a transformé indéniablement mon rapport au temps, et c’est sans doute cela qu’il écrit et prétend le plus : oser un autre rapport au temps.

Pour en venir sans attendre au cœur de la cité dolente, le texte s’offre comme le récit poétique d’un homme âgé qui vient de perdre un être cher prenant retraite dans un EHPAD. Les terribles premières pages évoquent ainsi la disparition tragique de son « amante poussière » avant de présenter la décision sans retour de sa retraite : « J’irai m’oublier dans un mouroir / Voir de / Combien de vivre / Sont capables / Ceux qu’on dit en retrait. » D’emblée, ce confinement dans cette maison de retraite se donne comme un voyage paradoxal qui, au lieu de trouver à contempler la mort, choisit d’y trouver la vie, la voix égrenant la possibilité d’un « appel d’air », de l’espoir d’une « chaleur ravivée ». S’agissait-il donc pour vous de poser votre personnage au milieu de ce que vous nommez « un vivoir », loin de tout « mouroir » ?

Ce récit poétique présente un rudiment de narration : un vieil homme part s’isoler dans un hospice pour fuir les tendances mortifères de notre société de consommation et espérer avoir le temps de penser à sa vie, loin de la consommation. Je propose ce paradoxe apparent d’un hospice comme vivoir contre une société mouroir. C’est une provocation qui, je l’espère, peut nous faire un peu réagir à la fois contre ces tendances mortifères du dehors et aussi contre l’horreur des EHPAD, qui, trop souvent, sont des lieux de deshumanisation, des élevages de vieux en batterie et non plus des hospices ou des lieux de calme comme l’espérait le narrateur anonyme.

L’Enfer qui se dresse ici est exempt d’héroïsme, la traversée des cercles de l’Enfer dialoguant avec celle de La Divine Comédie ne possède pas de dimension épique, il s’agit d’une traversée humble, à même l’horreur. Depuis le début de la modernité, depuis le début du XIXe donc et le romantisme, on a été dans la « déploration » d’une perte, celle d’une unité entre l’être et l’univers. Depuis, à l’heure de l’Anthropocène, nous déplorons aussi la disparition même du vivant, des ressources écologiques, des espèces. Face à cela, il y a à la fois une urgence à agir dans le réel et aussi une urgence à ne pas se rouler dans ce sentiment de nostalgie comme dans le romantisme mais à faire face, à accepter la perte humblement et à faire l’expérience du présent et de l’avenir même si celui-ci s’annonce comme sombre : faire l’expérience du présent plutôt que de déplorer le passé prétendument glorieux, afin de trouver les sources vives en nous au moment où s’assèchent les nappes phréatiques, celles de la terre et les nôtres. Mon détour par Dante est tout sauf nostalgique, il cherche des germes d’avenir dans ce texte auquel il se réfère « de loin ». Il cherche des sources profondes à raviver, quelque chose de la violence de la société à détourner.

Ce livre, comme le précédent, invente de nouveaux repères/repaires pour faire face, toiser l’adversité, les systèmes qui nous rongent, économiques, discursifs, sociétaux. La poésie peut proposer une langue qui tienne la route de la vie et de la mort, une langue non édulcorée ou euphémistique, qui ne cède pas à ce « positivisme » d’épouvante que nous brandit le libéralisme et qui nous ravage chaque jour un peu plus. Dans le Malaise dans la culture, Freud avait bien compris que nier la part sombre de l’être, c’est sombrer dans l’instinct de mort. Nous y voilà un siècle plus tard. Même si notre totem n’est plus la religion mais la consommation et l’argent. Accepter la mort et l’obscur, c’est vivre bien sûr, c’est alléger la vie et trouver de nouvelles forces : c’est pourquoi le livre finit sur un « avant dernier chant », on ne traversera pas le Paradis, mais on imagine que la « fin », c’est un retour vers cet « enfer » désacralisé, cette société de consommation où le narrateur peut finalement vivre puisqu’il a accepté sa propre mort.

Le texte ne s’arc-boute pas seulement contre la dé-singularisation, et la maltraitance de la vieillesse, il se hérisse contre l’ensevelissement organisé sous les biens, comment ne pas. Il fait en ce sens suite à je neige (entre les mots de villon) (LansKine, 2018) et aux corps caverneux (LansKine, 2022). Le premier chant est un hommage au début du Décaméron de Boccace où le narrateur fuit la peste à Florence pour s’isoler à la compagne avec des amis et raconter une histoire, loin des affres de l’époque. Le livre traverse celles de notre société. Ce qui manque à notre société, c’est la respiration, ce sont des endroits où penser, respirer, lever les yeux, ressentir, imaginer sans consommer ni acheter. A force de nous remplir de gestes vides, d’assignations à agir, on tue l’expérience. A la fin de son dernier essai La peau fragile du monde, Jean-Luc Nancy évoque cette nécessité de ne plus être dans la déploration, mais d’accepter l’adversité et d’y faire face. Arriver à faire l’expérience du monde et des choses même si la vie est menacée. Faire face. Que ce soit après une catastrophe individuelle ou collective. Il revient à la poésie de réinjecter dans le monde des moments de retraits, des contre-temps. La « retraite » au sens premier, ce gain d’expérience, de recul. Accepter de vieillir et que notre regard sur le monde se déplace si nous prenons le temps de l’accepter. Il m’a semblé important de montrer cet « auto-enfermement » comme une chance. Je rappelle que j’ai écrit ce texte en 2012-13, donc bien loin du confinement de 2020, qui n’a pas du tout le même sens. L’urgence aujourd’hui est de savoir « faire écluse », entendre ce qu’est la vie loin de l’accumulation d’objets et de sollicitation : « Et, j’ai levé la main / Dans un moment-péplum, / Moi-Moise / J’ai fait écluse » (la cité dolente, p. 48).

Plus largement, s’agit-il, par le poème et par l’évocation de la maison de retraite, de trouver pour le personnage un espace du « contre-rythme » ?

J’entends dans ce texte la « maison de retraite » au sens premier. Je construis des abris, comme les « corps caverneux » en étaient. C’est une belle chose qu’un être, parvenu au soir de sa vie, trouve une maison de « retraite », si celle-ci toutefois n’est pas un mouroir. Un espace collectif et solidaire où penser à la vie. La poésie d’une certaine façon offre aussi une « maison de retraite », offre un contre-rythme. Il ne s’agit bien sûr pas seulement de nous retirer du monde, il ne s’agit pas d’escapisme, mais bien d’une jachère qui permet de revenir affronter les adversités, savoir alors mieux les voir et les entendre, et donc aussi les nommer. Auparavant, dans les corps caverneux, je proposais de trouver ces « creux », ces grottes en nous, ici il s’agit de trouver dans la collectivité, dans la société des espaces de repli. Je crois en effet à ces lieux désertés longtemps de la poésie, mais ces lieux que nous avons en commun : la poésie est un lieu de rencontre entre la collectivité et la singularité ; le nous et le je entrent en tension dans le texte et se rejoignent.

Par ailleurs, dans tous mes livres, on trouve une alternance entre moments en prose et en vers : la prose ici est la langue de l’attaque ; la part de prose est plus développée que dans mes autres textes car les attaques sont particulièrement extrêmes. Le récit est interrompu, il est entrecoupé de vers isolés, aussi de quelques petits poèmes qui sont des « écluses », qui font irruption et obstacle à la violence : c’est ici la fonction du poème, « des racines contre le ravinement de la langue ». Au moment où je cite un fait divers, – une femme blessée à la tête par son mari à coup de fer à repasser, tondue, brûlée puis recouverte d’urine -, quelques vers épars viennent, en marge de la langue journalistique, dé-violenter le regard et tracent un autre chemin.

Laure Gauthier © Frank Ferville

 Si la quête de la vie apparaît comme un élément moteur, ce séjour en maison de retraite se place aussi et surtout sous le signe de l’observation de « l’odeur muette de la fin ». L’homme qui vient là engage une description presque anthropologique des corps en fin de vie : une lente décomposition en direct devient l’objet poétique lui-même, un foyer de sensations que l’homme observe patiemment, évoquant notamment un « vieillard ondulant, mouillé, l’oreille cotonneuse, apercevant à la surface l’équipe laborieuse et tirant, soudain, à soi le fil d’argent » ou encore convenant de ce que « La mort est plus silencieuse qu’une série ». En quoi s’agissait-il pour vous de rendre, par le poème, la sensation au plus près ?

Au chant V, le vieil homme anticipe sa fin, il observe la sensation de ses doigts devenus rêches au bord de la mort tout comme il observe ses « codétenus » marcher « à bon train vers la sortie ». Il est important de ne pas laisser ces sensations hors champ de la poésie ou de l’art. De leur donner une langue, un vers. Plus on enterre les paroles de la vieillesse ou du corps mourant, plus on leste la vie. Il est évident que notre société refoule la mort. Cette frayeur entraîne une tétanie. On est peut-être allé trop loin dans les idéologies et la volonté de  mourir pour des idées, mais nous sommes aujourd’hui dans une société qui est dans un refus absolu de mort, dans une conservation épouvantable de la vie : on ouvre des musées de toutes parts, on nous pousse à l’autoarchive, à tout photographier, nous-mêmes y compris, et à garder nos moindres traces, les plus insignifiantes notamment sur les réseaux comme si c’étaient des reliques, et enfin on nous répare en âge organe après organe sans nous laisser mourir, en refusant un vrai débat sur l’euthanasie et, dans un même temps, on ne veut plus regarder les vieillards ni les morts que l’on dégage dans les périphéries des villes ou villages dans ce paradoxe insoutenable : on ne les laisse plus mourir, on les maintient à tout prix, comme si la mort était le pire, mais on ne veut plus les voir, on les enferme dans des EHPAD. On est une société où l’on délaisse les enfants pour le travail et les loisirs et où l’on abandonne les vieux, de même qu’on élève les animaux en batterie. Heureusement des voix s’élèvent contre. La poésie est toujours du côté des voix étouffées.

Ce texte rencontre G. Bataille pour mieux s’en éloigner. Décidément. Déjà dans les corps caverneux je le frôlais, notamment son essai sur Lascaux, mais dans une tension contradictoire. Cette fois, je partage avec le Bataille de La haine de la poésie l’idée selon laquelle la poésie doit nécessairement pouvoir regarder la mort en face et s’exposer. En revanche, la cité dolente s’écrit à contre-courant de sa complaisance envers la mort, pour affirmer le courage de l’affirmation de la vie. Le texte fait des allusions aussi discrètes que critiques au Collège de sociologie et aux positions de Bataille et de Leiris face à la ‘puissance’ des mythes. Je pense notamment au petit essai de Leiris « la littérature considérée comme une tauromachie » dans lequel il fait l’apologie de la corrida et d’une littérature « forte » et critique les « grâces vaines de ballerines » ( De la littérature considérée comme une tauromachie, in L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1939, p. 11). Dans la cité dolente, le vieux narrateur adresse un chant à la puissance de la douceur et de l’amour du prochain. Il est pour ainsi dire alors « du côté de villon », de la philanthropie, pas de Bataille. Le texte dit « mon regard de BALLERINE ». Le texte offre un « sauvetage » à la fois de la ballerine et du taureau : le taureau y est un principe régulateur, équivalent de la Béatrice chez Dante, il incarne l’animalité sans la perversion qui fait face à la vie et trace son chemin sans ignorer la mort ni jouir de celle-ci.

J’oppose également à la figure du torero celle de bastien, un enfant tué par son père dans un lave-linge en 2012, et j’imagine que le regard de cet enfant a dû être amour au travers du hublot de la machine à laver avant que le père n’appuie sur la fonction prélavage. A mes yeux, la puissance de cet amour maintenu a davantage de force et marque davantage de courage que l’acte de mise à mort du taureau, en tous les cas un courage nécessaire et d’une beauté que n’atteint pas la corrida. Je crains l’héroïsation de la grandeur comme la peste, c’est pourquoi ma relecture de l’Enfer de Dante n’évoque que des anonymes et des actes apparemment anodins. Il me semble qu’on assiste aujourd’hui à une sorte de nostalgie des mythes et des épopées, des grands récits fondateurs, des textes liés aux territoires : cela est à double tranchant et peut préfigurer des retours à des formes de nationalismes et de politiques réactionnaires. J’oppose à cela la force des fragiles, et choisis le conte contre l’épopée, un genre hybride, féminin, cosmopolite et ouvert : les êtres hybrides comme Mélusine dans mon prochain récit mélusine reloaded sont des êtres qui traversent les territoires et les cultures.

En quoi s’agissait-il également pour vous de restituer finalement ce que Bichat nommait « la mort en détail » du vieillard qui aussi celle de l’homme qui parle ?

Ce qui m’importait, c’est surtout le changement de perspective :  placer cet homme âgé dans une situation de futur antérieur. Il évoque concrètement sa mort et en mourant fictivement, en s’approchant de sa fin en pensée, en repensant à sa vie, en acceptant sa mort, il se libère du mortifère et se dégage. Donc la déchéance évoquée n’est qu’une traversée de l’expérience pour mener à l’acceptation de la mort qui est essentielle car cela combat la complaisance mortifère et l’éthique du « bonheur » factice du libéralisme. Même la pire des morts, celle où l’on finit seul, délaissé en sortant du bloc opératoire sous un drap synthétique à l’odeur de lessive artificielle est finalement acceptable et acceptée.

En évoquant le dernier drap, le bloc opératoire, l’incontinence, ce déclin progressif, j’ai davantage pensé à ces fins sordides qu’on nous impose, loin de tous, enfermés dans des hôpitaux, dans une détresse sauvage plutôt qu’au doux déclin qu’évoque Bichat, organe après organe, comme une pente douce. La mort en détail est l’espoir du deuxième chant mais le narrateur « dé-chante » vite. Car on ne laisse plus mourir les gens ainsi. On ne les laisse pas apprivoiser ce lent déclin, on médicamente à outrance, on maintient en vie jusqu’à l’indigne. Ici l’Enfer n’est justement pas de vieillir ni de mourir ; l’homme choit dans plusieurs cercles infernaux, la salle d’opération, la vie des EHPAD comme l’envahissement de l’espace commun par la presse gratuite et à scandales, dernières lectures des occidentaux. Le fait divers symbolise l’Occident consumériste avec sa mise à mal de l’expérience, sa destruction de la langue et sa jouissance mortifère. Après avoir traversé et accepté sa mort fictive, dépossédé de tout objet et tout amour, le narrateur accepte de ressortir, d’accepter l’âge et de faire face au monde, « les pieds nus et les mains vides ».

Plus largement, cette question de la mise en évidence de la souffrance en EHPAD appelle deux autres interrogations. La première consiste à se demander en quoi vous avez cherché à faire de votre texte poétique un texte politique et social dénonçant la dégradation des conditions de vie dans les maisons de retraite. On sait que la question est déjà au cœur de votre dernier texte, les corps caverneux : en quoi ici ce récit peut-il se concevoir comme une critique active de ces maisons de retraite où l’homme pâtit « de l’enveloppe douloureuse à la matière indéterminée » ?

Je pense que j’ai cherché cette fois, comme à chaque fois que j’écris, à trouver une langue qui résiste et ne soit pas en deçà des tendances mortifères de la société. Le premier chant évoque le sucre qu’on nous fait ingurgiter, les jeunes devenant des « enfants haribo », les vitrines qui couvrent les villes, la « selfisation » générale et le délaissement de l’autre, et la déforestation, des phénomènes qui rongent la vie à sa source pour nous pousser à la surface et dans les grandes surfaces. Donc en fuyant un Enfer extérieur, le narrateur tombe dans d’autres cercles de l’Enfer que sont les EHPAD, les hôpitaux et aussi la collectivité et son goût avide pour le sensationnel et les faits divers qui font irruption. Vrais ou faux faits divers, ils sont ce qui reste de la langue, la langue de la communication, plus moribonde que lui, dévastée jusqu’à l’os. Bien qu’il soit un récit, qu’il ne présente que des rudiments de narration, ce texte est poésie en ce sens que c’est la langue qui porte les tensions et fait avancer le récit : elle met en tension ces agressions que sont par exemple l’expérience de la cantine où les pensionnaires de l’hospice racontent l’histoire de bastien, ce moment où le texte bascule à nouveau : ce fait divers a défrayé la chronique en 2012 et vient rejoindre le faux fait divers d’un mari qui vient de tuer son épouse et cherche des scies appropriées à la découpe du cou. La langue déraille et je vais chercher loin le détail pour, ensuite, faire obstacle à la violence et puiser dans des couches poétiques plus profondes et proposer une remontée vers la douceur et l’espoir. Je cherche des ressources insoupçonnées avec l’espoir d’activer cela en la personne qui traverse le texte. C’est en ce sens que le livre est politique.

La question de ce que sont les hospices aujourd’hui, avec ces abréviations terribles, les Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes, affleurent à bien des moments dans le texte. Tandis que pendant des siècles, on vieillissait dans les maisons familiales, à observer les autres plus jeunes ou assis sur un banc public à voir passer la vie, on meurt seul, médicamenté à des âges canoniques.  Mais à quel prix ? Combien sont parqués devant des écrans toute la journée, forcés à l’incontinence, faute de temps et de personnel, ficelés dans des lits à barreaux dès 19h, réveillés pour la douche à 6h. Il est grand temps de s’interroger sur la vieillesse, aussi sur l’inhumanité de l’excès de soins et du maintien à tout prix en vie.

La poésie est politique, elle est en avant des questionnements de la Cité. Elle peut interroger comment se déplace la barbarie mais aussi indiquer des chemins du futur. Les êtres isolés, les animaux élevés en batterie, les abattoirs inhumains, les maisons de retraites infâmes, les hôpitaux d’épouvante, le patriarcat qui engendre des féminicides, le tout sur fond d’une injustice sociale criante. C’est un des endroits à interroger d’urgence. Comment peut-on laisser faire ça sans broncher ? La poésie peut donner une langue à la fois à l’enfant bastien passé à la machine à laver, à la femme tondue, brûlée au fer à repasser et recouverte d’urine par son mari comme aux cantines des hospices. Qui dit la frayeur des millions de vieillards allongés, leurs angoisses sans nom ? L’odeur de leur angoisse est-elle proche de celle des animaux dans la file de l’abattoir? Est-ce là le progrès de la rationalité ? Il y a des endroits de deshumanisation qui apparaissent aussi dans « ehpad-mélodie » (les corps caverneux), où une mère mourante s’accroche à son souvenir d’un tableau aperçu dans l’enfance, une image qui freine sa déchéance. Oui, il faut redéployer ces images en nous, ces mots hirsutes qui retiennent la terre de nos souvenirs, de nos expériences et  qui font barrage à la grande « surface » qui nous broie. Donner voix à cette immense détresse sans langue.

À ce titre, porté par une puissance sociale indéniable, la cité dolente regarde du côté de Pier Paolo Pasolini dont vous donnez une réflexion qui rassemble le projet politique même de votre texte : « J’aurais voulu hurler mais au lieu de ça, je restai muet ». La visée ultime de la cité dolente n’est-il pas précisément par la poésie d’articuler un cri qui, autrement, aurait été inaudible ?

La cité dolente regarde vers la poésie de Pier Paolo Pasolini, et aussi vers son œuvre cinématographique. D’ailleurs, dans un poème de Pasolini, « le jour de ma mort », le moi lyrique, jeune, anticipe sa mort. Encore une affinité. Et ce « lyrisme » s’apparente chez le poète italien à une conscience politique aigüe. Villon nous tendait la main, avec un geste de don, Pasolini dans sa passion politique, nous la tend aussi. Mettre en tension l’expérience personnelle et celle de la cité est ce remous de langue qui me parle. Le vers que je cite en exergue du premier chant et qui revient ensuite dans le texte est le seul vers que je connaisse par cœur, je me le dis régulièrement depuis mes 17 ans, quand j’ai découvert Pasolini en classe d’italien. Son retravail de la violence et la force visionnaire de ses films sont aussi une marque qui laisse une empreinte dans le texte. « J’aurais voulu hurler mais au lieu de ça, je restai muet » est le leitmotiv pour ainsi dire du texte. Je pense que la poésie est cela aujourd’hui : un porte-voix pour tous ceux et celles qui ne peuvent pas crier. On est loin du cri expressionniste autour de la Première Guerre mondiale. On est dans un effondrement muet, des plaintes atomisées, séparées à qui il faut donner une langue vivante.

Enfin ma dernière question, et non des moindres, voudrait porter sur la réécriture qui est prégnante dans la cité dolente, celle qui convoque le Dante de L’Enfer. De la division en chants jusqu’à la représentation des corps se décharnant en Enfer, votre récit rend explicitement hommage à l’œuvre du poète florentin. En quoi vous importait-il de notamment placer votre travail sous l’égide de Dante ? 

Toute écriture, toute parole est la ré-énonciation d’une parole préexistante qu’on remet en circulation et qu’on offre à l’avenir, une image dialectique: c’est de là que j’écris, cherchant non pas dans les ruines du passé, comme chez Walter Benjamin, mais plutôt dans l’oublié ou les trous, ce qui est resté hors-champ et contient pour notre présent une image du futur, nous aide à dépasser l’ornière et à nous adresser à ceux et celle qui viendront, à imaginer un chemin non advenu.

J’ai un tropisme pour le Moyen Âge ou plutôt notre société en a un car sans doute notre ère est au seuil d’un basculement et est secouée par une grande tension entre rationalité et anti-rationalité. Certes, c’était déjà présent avant, notamment dans la littérature romantique. Mais cela se pose de façon plus radicale que jamais. On sait que la rationalité n’a pas su empêcher les camps de la mort ni le nazisme, et à la fois que le droit individuel et collectif se développe là où la rationalité est développée, c’est le « paradoxe des lumières » ou encore la « dialectique de la raison » telle qu’Horkheimer et Adorno la définissent. Les excès du rationalisme sont récupérés par le libéralisme dans un verrouillage des sujets aussi aliénant que la religion. Devant ce danger, le goût pour l’irrationnel affleure et, c’est le paradoxe, on le sait, certaines contrées de la vie et du droit étaient moins malmenées avant la Renaissance et avant les Lumières, tout comme l’animalité ou le corps qui étaient moins séparés de la vie psychique et affective. C’est une question lancinante aujourd’hui où revient la question du mythe, des pratiques de chamanisme, la place du corps dans la société, la réintroduction de rites etc. Le texte traverse ces questions comme les corps caverneux mettaient en tension l’Allégorie de la caverne avec l’enseignement des grottes préhistoriques. J’ai dialogué avec Villon qui se situe à cette charnière entre Moyen Âge et Renaissance, de même que dans mon prochain texte outrechanter (à paraître en juin 2024 à La lettre volée) je dialogue avec l’histoire d’Héloïse et Abélard, mais aussi avec le conte chinois du Moyen Âge Le serpent blanc. Et je viens de terminer d’écrire mélusine reloaded. A aucun moment, il ne s’agit d’une déploration romantique ou moderne, d’une idéalisation, mais bien plutôt de remettre en jeu des questions pour les transformer et sortir de l’ornière du présent.

J’ai toujours eu une fascination pour Dante et pour la fureur éruptive de sa langue aussi pour cette dialectique entre puissance charnelle et esprit encyclopédique. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour les œuvres qui parviennent à passer les frontières des langues et des époques et à nous parler encore avec la même force. Au moment d’écrire ce texte, à partir de 2012 donc, j’ai lu et relu différentes traductions en français de La Divine Comédie  (André Pésard, Jacqueline Risset, Didier-Marc Guarin, …) mais aussi des traductions en anglais et en allemand de l’époque romantique et contemporaine notamment. Cette mobilité du texte me fascine, ce qui résiste au temps, passe de langue en langue. Pourtant, je n’ai jamais tenté de m’inscrire dans les pas du texte, ni dans l’imitation de ses vers. Je continue mon propre projet, déjà esquissé avec marie weiss rot / marie blanc rouge, kaspar hauser et avec je neige (entre les mots de villon), une poésie des anonymes, un refus de toute panthéonisation mais aussi de toute héroïsation en vers libres et interrompus de prose ou plutôt entravés de prose. Le motif de la traversée est essentielle, la traversée de l’Enfer sur terre. Loin de déplorer comme certain.e.s le « manque de culture » de nos générations qui ne savent plus à qui Dante fait allusion dans les chants de l’Enfer, et qui doivent vérifier à chaque page vingt fois dans les notes qui est qui, je fais partie des optimistes qui trouvent que le texte, même débarrassé d’une partie de ses références précises, garde sa pure force éruptive et sa puissance poétique.

Ce dialogue avec Dante s’inscrit dans le prolongement de mes écrits qui cherchent à dialoguer avec des « lieux communs », à construire des lieux en commun : non pas des mythes, des grands noms, mais des histoires comme celle de l’orphelin Kaspar Hauser ou des faits divers anonymes, des poésies populaires comme celle de François Villon, des légendes comme celle de la fée Mélusine, des lieux comme les grottes préhistoriques ou les cantines, les hypermarchés et les Ehpad, les musées, mais aussi l’œuvre d’Antonin Artaud ou la Divine Comédie de Dante. C’est, à chaque génération, le dialogue transformé et réactualisé avec le passé qui nous permet de modifier le présent et d’inventer des rives d’avenir.

Cet Enfer s’arrête à l’avant-dernier chant. La fin est tronquée mais fait signe sur ce qu’est le seul Paradis arpentable : le simple fait de vivre « les mains vides et les pieds nus », la vie acceptée pour elle-même.

Lecture à la Maison de la poésie le vendredi 24 mars à 20h accompagnée de Serge Teyssot-Gay

Laure Gauthier, la cité dolente, éditions LansKine poche, mars 2023, 64 pages, 8 €