Droit de réponse de Robin Lagarrigue

À la suite de la publication sur Diacritik de l’article de Delphine Edy intitulé La critique ne peut ignorer sa responsabilité. Éléments de réponse à Robin Lagarrigue, Robin Lagarrigue a demandé un droit de réponse que nous publions aujourd’hui.

« Madame,

Je vous remercie pour l’intérêt que vous avez porté à l’article paru dans la Revue des deux mondes proposant un regard croisé Ernaux-Houellebecq. J’avoue cependant avoir eu beaucoup de mal à lire votre réponse : la démultiplication de références abondamment théoriques, souvent lointaines par rapport à notre discussion n’en facilite ni la clarté ni la fluidité. Plusieurs fois ces références me sont apparues comme malmenées, escamotées, déformées. Je prendrai deux exemples.

Tout d’abord, je ne crois pas du tout à un « nihilisme » d’Annie Ernaux que vous me prêtez. A ce titre, le rapprochement que vous effectuez avec la fin de l’histoire de Fukuyama – que je ne cite pas- semble résulter d’une lecture assez sommaire du politiste américain. Il est vrai que ces dernières années l’on a usé et abusé de ce couple Fukuyama/fin de l’histoire comme s’il n’y avait de fin de l’histoire que « fukuyamienne ». L’analyse de Fukuyama sur l’avènement irrésistible d’une démocratie de marché planétaire à l’issue de la guerre froide n’a pas grand- chose à voir avec Ernaux, ou franchement pas immédiatement. Ernaux est effectivement une fin de l’histoire par rapport à la longue ligne de ses ancêtres qui n’ont jamais eu accès au savoir et à l’avoir. Elle le redira régulièrement, elle n’a jamais bien trouvé sa place dans ce monde des sachants, des possédants, et c’est là qu’il y a du déracinement : plus du monde ancien mais pas complètement du nouveau.

J’arrive à la seconde objection : je crois encore moins en un prétendu enracinement exclusif ou dangereusement xénophobe – pour reprendre votre propos- que pourrait offrir l’ouvrage éponyme de Simone Weil. L’œuvre de Simone Weil ne se résume pas malheureusement à une émission de radio, aussi inspirée soit-elle : dans l’Enracinement la philosophe retrace le destin des travailleurs dépossédés de leurs récits, de leurs imaginaires et qui vont, roulés sur les routes de l’exploitation dans un monde où l’émancipation demeure une fiction bourgeoise, inaccessible aux hommes et aux femmes. Et il y dans cette optique un rapprochement frappant avec la propre expérience d’Ernaux.

Venons-en au fond et à la discussion sur l’expérience d’Ernaux. L’écriture transfigure l’existence, comment en douter, d’autres l’on dit comme Jorge Semprun dans L’Ecriture ou la Vie. Si le regard rétrospectif réexamine les événements pour en tirer une force d’âme dites- vous, c’est aussi que l’épreuve passée, désormais lointaine, les plaies se sont apaisées de telle façon que la mise en récit peut être opérée. S’il y a une sincérité indéniable chez Ernaux, elle ne peut excéder les limites du pacte autobiographique. Il demeure toujours une part que l’auteur ne livre jamais, celle de l’intime, de la vie intérieure dont on ne saura jamais rien pour reprendre le mot de Garcia Marquez à son biographe. Or dans votre appréciation de l’œuvre d’Ernaux, vous reprenez, vous récitez sans la discuter sa propre mise en récit rétrospective. La distance critique vis-à-vis de l’auteur ne vous paraît pas être une option, ce qui est pourtant le point de départ de celui ou celle qui veut être critique d’une œuvre, sauf à être un porte-parole ou plutôt porte flingue en l’espèce. Mais rassurez-vous, nul besoin de dégainer, je suis un non-violent.

Je ne prétends pas disséquer par le menu les romans d’Ernaux mais il me semble capital de resituer son expérience dans son contexte culturel historique assez exceptionnel. Annie Ernaux fait partie de ces générations d’après-guerre pour qui l’accession au progrès social, à l’éducation et au confort n’ouvre pas à de plus grandes joies. Relisons ensemble son expérience de femme des années 1960-1970 : celle d’enseignante, de mère, d’épouse, d’amante, est-elle plus heureuse que ces aïeules éreintées par l’existence ? J’en doute sincèrement. On peut gloser à l’infini sur la portée thérapeutique de la réécriture des expériences passées – qui a sa part indiscutable d’authenticité- le récit d’Ernaux est toujours auto-centré – au sens littéral du terme – sur ses propres expériences malheureuses et il ne s’en dégage pas une allégresse communicative. Parce qu’il y a – mais ce terrain ne vous intéresse pas – pour ces générations d’après-guerre un basculement civilisationnel où l’individuation des personnes, l’excroissance du « je » cache en fait une victoire en trompe l’œil.

La trajectoire des personnages des Particules élémentaires et celle d’Ernaux pose la même question: l’ascension sociale par l’éducation ne conduit pas nécessairement à plus d’épanouissement et interroge finalement sur la portée de l’émancipation contemporaine

Votre réponse ne discute pas ou si peu cette lecture croisée d’Ernaux-Houellebecq.

L’idée même d’envisager qu’Ernaux pourrait être un personnage des romans de Houellebecq, car c’est l’objet de mon propos, vous est sans doute insupportable, alors vous l’évacuez en contestant d’abord sa légitimité. Le procédé est éculé.

Ce parti d’une réplique ad hominem pris est d’ailleurs assumé dès le départ – combien de fois d’ailleurs me citez-vous nommément – cet homme n’est pas digne, légitime pour s’exprimer sur Ernaux.

Je refuse l’idée que certains plus que d’autres puissent s’arroger la délivrance de brevets de légitimité afin de garantir une sinistre police des expressions. Quels sont vos titres pour cela Madame ? Croyez-vous une seconde qu’il faudrait être titré pour participer au débat public ? Et je pose volontiers la question en guise de provocation car les titres en littérature n’ont aucune importance. Les expressions et réflexions sur les œuvres n’appartiennent ni comme naguère à une oligarchie capable et autorisée ni à des avant-gardes sachantes éclairant les masses.

Car il y a quelque chose d’irréductible que vous n’acceptez pas : la littérature, ses auteurs, leurs œuvres sont universels, ils appartiennent à toutes et tous. Chaque lecteur détient une parcelle inestimable d’interprétation, de compréhension et d’appréciation d’une œuvre. Le face à face du public avec une œuvre est à chaque fois un « choc émotionnel » renouvelé pour reprendre le mot de Malraux. Et j’avoue avoir dévoré les romans d’Annie Ernaux qui disent quelques choses d’extrêmement précieux, sur sa génération et sur la façon de raconter son époque qui à bien des égards est toujours la nôtre. »

Robin Lagarrigue