Julien Gracq : Aventure de l’écriture (La maison)

Julien Gracq (DR)

L’inédit de Julien Gracq, La maison, est un très court récit mais, par là-même, particulièrement intense, un concentré lumineux de littérature. L’écriture y déroule une aventure qui est celle de perceptions qui, nomades, s’articulent sur un même plan à un nomadisme du monde et de la pensée. Le monde autant que la pensée ou la perception sortent de leurs limites, exhibent l’étrangeté de leur existence aberrante.

Le narrateur n’a pas de nom, nous ne savons ni qui il est, ni précisément ce qu’il fait sinon prendre régulièrement un bus pour effectuer un trajet entre V. et A., à travers la vallée de « la M. », en passant par le « petit bourg de G. ». Nous savons que l’époque est celle d’un passé correspondant au temps « qui était celui de l’occupation allemande ». Des repères, donc, abstraits, minimaux, suffisants pour fixer les coordonnées d’un espace-temps d’abord mental, d’un monde indissociable de la pensée qui le réorganise et le nomme à sa façon, comme de simples coordonnées sur une carte, des annotations objectives. On retient l’idée de trajet entre des points différenciés, selon une durée mécanique, à une époque qui n’est qu’une date. A l’intérieur du cadre délimité par ces éléments schématiques, se répètent des habitudes : le même bus pris avec régularité, le même entassement des voyageurs qui se reproduit de semaine en semaine, les mêmes « pavés cahotants du petit bourg de G. », le même paysage traversé, défilant derrière les vitres du car.

Le début du récit construit les frontières et conditions d’une perception réduite à l’habituel, dominée par la pensée organisatrice, techniciste – d’un monde et d’une pensée liés de manière déjà connue, répétitive, par le moyen d’une habitude. Les vitres du bus découpent un paysage défilant comme un spectacle, une série d’images sur un écran regardé par des spectateurs demeurant extérieurs. Le cadre de la vitre est ici ce qui encadre, découpe dans le monde des images reconnaissables, délimitées ; ce qui sépare un intérieur d’un extérieur ; ce qui maintient la pensée dans son exercice habituel et abstrait ; ce qui filtre ou produit pour la perception les objets qu’elle saisit autant que les conditions de cette saisie, et qu’elle maintient à distance (la distance impliquée par le seul regard).

D’un morceau du paysage émanent pourtant une étrangeté, une énigme : « Il me serait difficile de dire quelle singularité apparente pouvait river chaque fois aussi intensément mon regard à cette zone étroite » ; « une étendue confuse de taillis maigres de chênes et de châtaigniers » ; « étendue miséreuse et maladive ». Quelque chose dans le paysage dérègle l’ordre du paysage, de la perception, de la pensée : les mots viennent à manquer (« il me serait difficile de dire ») ; le regard est fasciné plus que dominant, ordonnateur, attiré plus que simplement à distance ; à la différence de ce qui est vu et reconnu habituellement à travers les vitres du bus, ce morceau de paysage est un désordre, un ensemble non identifiable (« étendue confuse ») ; cet ensemble produit une perception trouble, elle-même confuse et non habituelle, claire, réduite à sa fonction d’identification et de reconnaissance. C’est un autre monde ou un autre état du monde qui est perçu, un autre rapport au monde qui existe là, et cette perception implique un autre état de la pensée, une passion de la pensée qui l’affecte, la désoriente, la perturbe. Le narrateur pressent la possibilité d’un basculement hors de la carte et de ses coordonnées abstraites, hors du monde commun et banal, hors de la pensée et de la perception communes – hors de ce qui, du fait de sa reproduction recommencée, circonscrit le domaine de l’Être et façonne l’Être en tant que tel (l’Être n’est qu’une habitude) : vers le possible, vers des possibles très différents, vers une bifurcation de ce qui est pour l’apparition de tout à fait autre chose…

Le narrateur est étrangement fasciné par cette zone du paysage qui, comme les vitres du bus mais différemment, découpe ou délimite dans le tissu paysager un espace singulier, inattendu, porteur d’une vie chaotique autant que d’une mort diffuse, échappant à la logique connue, troublant la perception, la pensée, l’état habituel du monde. Même de loin, même depuis l’intérieur protégé du bus, le narrateur perçoit là une autre logique où l’ordre se dissout, où les identités différenciées tendent à se mêler, où ce qui est glisse vers le chaos, où le regard surplombant et maîtrisant est pris dans un vortex qui l’aveugle, l’entraîne dans une errance. Au sein de cet ensemble singulier, autre chose attire surtout le narrateur : une maison, une villa, « une maison où se pendre – une retraite pour le pire veuvage ». Cette maison est étrange, par sa présence ici, en ce lieu, par sa configuration, par l’effet que son seul spectacle produit : le silence, l’idée de mort, l’aimantation du regard… Dans l’ordinaire du trajet en bus surgit un extraordinaire, non pas un « spectaculaire » mais une réalité banale (un bois, une maison), pourtant destructrice de l’ordre commun, de la logique courante des choses, de la pensée, de la perception, du monde.

La maison est un texte qui met en scène l’échec de la volonté, de la maîtrise de soi et du monde par la volonté, l’ordre des fins articulé par un sujet souverain : le narrateur veut faire tel trajet en bus, il prévoit de regarder, toujours de loin, cette maison qui l’intrigue ; or, la volonté qui est la sienne, le plan qui est le sien, son projet, vont se désagréger du fait d’un basculement de l’ordre des choses, absorbés par une logique plus grande du réel (« J’avais pensé […] profiter de ce battement assez bref pour un simple coup d’œil à la bâtisse, mais […] »). Un mouvement du monde fait basculer le narrateur dans une présence qui est celle d’un chaos, d’un monde d’eau, de boue, d’enchevêtrements obscurs : pluie, vent, errance à travers un « labyrinthe », « l’esprit tout entier en proie à un suspens involontaire ». Une autre topologie, un autre rapport aux éléments, au paysage (qui n’en est plus un car la distance du regard constitutive de l’idée de paysage est abolie), un autre rapport au monde et à soi s’imposent. La perception est assaillie par ce qui la déborde, la reconnaissance échoue, la pensée se perd dans ce monde du chaos.

Dans La maison, Julien Gracq construit un plan qui imbrique la perception, la pensée, le monde : d’abord selon des relations habituelles, répétées, puis selon des rapports dominés par le chaos, le désordre. De fait, dans la suite du texte, se multiplient les perceptions aberrantes, la pensée se découvre traversée d’idées pareillement aberrantes, idées que la pensée ne peut plus penser, c’est-à-dire identifier, réduire au connu ; le monde apparaît selon la forme d’un objet là encore aberrant, impliquant des relations qui échappent à la perception comme à la pensée, des perceptions qui ne sont possibles que par l’échec de la perception (absence, invisibilité) comme la pensée n’est possible que par une impossibilité de la pensée. La maison est un objet = X, une maison qui se soustrait à l’idée de maison, qui se retire de sa propre définition : une ruine, à l’architecture étrange, mal fichue, imprégnée de mort ou d’une vie mais passée, changeant selon le côté qui est regardé, articulant des points de vue incohérents. Des visions se lèvent, des sons, des impressions plus que la saisie de choses définies – jusqu’à une apparition incompréhensible, celle peut-être d’un fantôme, ou d’une sorte de sirène au chant qui invite autant à la vie qu’à la mort, peut-être…

Comme pour les vitres du bus, le thème de la fenêtre est ici mobilisé mais, cette fois, ce qui est cadré par celle-ci n’est plus reconnaissable, identifiable, n’est plus un objet saisissable et clairement nommable du fait du cadre qui le fait exister : un corps, des zones d’un corps beau et inquiétant à la fois, mortel et désirable, porteur d’une promesse comme d’une menace. Le remplacement de la vitre du bus par la fenêtre de la maison est le passage d’un cadre qui organise la pensée, la perception, le monde selon des coordonnées connues, produisant du reconnaissable, du maîtrisable, à un autre qui, comme un trou béant, l’entrée d’une caverne obscure, laisse s’exprimer la puissance d’un invisible qui échappe autant à la perception claire qu’à la pensée précise et familière. On ne sait plus ce qui est vu, on ne sait pas ce qu’est cette étrange apparition fascinante ; le monde, la perception, la pensée sont définitivement pris dans un autre destin, un écroulement qui est aussi la vie d’une autre vie.

Ce sont deux trajets différents, en un sens contradictoires, que Gracq dessine dans ce récit. Le trajet en bus, de tel point à tel point, selon une ligne claire immuable, par lequel se déroulent des habitudes : un monde habituel, une pensée et une perception réduites à ces habitudes, à ce qui est reconnaissable, identifiable. Ce trajet, autant spatial que mental, est cependant contrarié par un autre, très différent, celui qui conduit, qui attire le narrateur dans un espace étrange, confus, inattendu, échappant à sa volonté comme à sa pensée – un monde chaotique qui est l’inverse du panorama habituel. Deux types de trajet donc, deux types de monde, deux types de pensée et de perception : un à travers un monde similaire à une carte, un trajet qui est une action maîtrisée ; et un mouvement involontaire, une bifurcation profonde, radicale, dans l’ordre de la pensée, de la perception, de l’Être : un égarement qui est sans doute aussi celui de l’écrivain, de l’écriture.

On pourrait penser que Gracq reprend dans La maison des éléments de la littérature fantastique. Ce ne serait pourtant pas tout à fait exact puisqu’ici le fantastique ne se distingue pas du réel, il n’est pas une autre réalité, une autre dimension distincte de la réalité, mais il est identique à la réalité. Ou plutôt, la réalité n’est elle-même qu’un ensemble de découpages, de cadrages qui extraient de la réalité des possibles qui s’excluent, qui la réduisent ou au contraire la laissent être dans son extension maximale : lorsque cette extension est effectuée, le réel et le fantastique, le réel et le rêve, le réel et l’hallucination ne se distinguent plus, ils forment un même tissu aux dessins aberrants, aux trames compliquées, aux bords vagues, insituables. Et ce réel – ou un autre mot qu’il faudrait trouver – implique une désorientation de la pensée, de la perception, une aberration définitoire du monde. C’est cela qu’écrit La maison : l’écriture de ce monde et de ce rapport au monde aberrants mais dont l’aberration n’est pas le fait d’une subjectivité défaillante, étant au contraire la réalité même du monde, de la pensée, de la perception, une aventure du monde, de la pensée, de la perception – l’aberration de l’écriture elle-même comme puissance de création de ce plan, de ce tissu aux emmêlements chaotiques.

Comme certains livres également très brefs de Duras ou de Beckett, cet inédit de Julien Gracq n’avait sans doute pas vocation à être inséré dans un volume plus grand, réalisant au contraire par sa brièveté le maximum d’intensité de cette écriture qui est l’écriture même, similaire à la concentration du poème, au foudroiement du poème (même s’il y a des poèmes longs). La maison serait la mise en écriture de ce que peut l’écriture, de sa puissance (peut-être celle de l’art en général) : faire exister le réel dans son extension maximale, un réel où le monde, la pensée, la perception deviennent égaux, indissociables l’un de l’autre, autant que le rêve, le fantastique, le délire, la mort et la vie, articulés selon un plan d’immanence dont la loi sans lois est celle du chaos.

Julien Gracq, La maison, postface de Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes, éditions Corti, 84 p., 15 €.
En librairie le 30 mars. Le récit est suivi de la reproduction en fac-similé du plan de celui-ci ainsi que des deux états du manuscrit.