Un an après Alejandro González Iñárritu, c’est au tour de James Gray d’opposer la violence des hommes à celle de la nature, de revenir sur les clichés du bon sauvage et de rappeler l’homme à sa misérable condition d’engrais sur patte. Mais là où The Revenant était aussi beau que violent, The Lost city of Z est touché par la grâce, dernier opéra du cinéaste qui en quittant New York trouve l’apaisement.
Assez curieusement, c’est depuis qu’il réalise des films consternants (depuis Tree of Life pour être précis), que Mallick peut mesurer l’influence de La Ligne Rouge sur quelques cinéastes majeurs, Iñárritu, Nichols et aujourd’hui Gray : est-ce le ras-le-bol d’un monde hypermédiatisé qui ne jure que par vitesse et modernité ? La nature devient un thème central du cinéma des années 2000 et, comme chez Chateaubriand ou Mallick, elle prend l’aspect d’un dieu terrible et magnifique.
Percy Fawcett, officier anglais devant assumer un héritage paternel honteux se voit confier une mission au cœur de la jungle bolivienne… De ce voyage périlleux en Amazonie, il reviendra couvert de gloire mais désormais nourri d’une obsession : retourner dans la forêt et y trouver une cité mythique, Z.
James Gray sort ainsi pour la première fois de New York pour la jungle amazonienne. Un budget modeste pour un projet auquel il a souvent dû renoncer, le parallèle entre le réalisateur et l’explorateur est évident : l’obstination de Percy Fawcett, son égoïsme flirtant avec la folie, ce sera celle de Gray, le cinéaste new-yorkais emporte ses obsessions jusque dans la forêt bolivienne (colombienne en fait) — la famille évidemment, les rites ou surtout les thèmes du départ et du retour, les grands sujets de James Gray qui traversent sa filmographie.
Les films de Gray s’ouvrent souvent sur des retours, des arrivées : un tueur à gage, un ex-taulard, une immigrante… La plupart des personnages centraux de son œuvre seront dans le même mouvement confrontés à la volonté de partir, de quitter New York toujours, la famille surtout. La structure de Lost city of Z est cependant faite d’incessants allers et retours. Contrairement au héros du film de Werner Herzog, Aguirre ou la colère de dieu, auquel on pensera forcément dès qu’il s’agit d’Amazonie, Fawcett reviendra de son premier voyage.

Le spectateur qui s’attend à ce que la descente du fleuve s’apparente à une descente vers le cœur des ténèbres (et l’on songera encore à Joseph Conrad) est, comme l’officier anglais, frustré, mais, grâce à un montage qui évite les ruptures de rythme, l’équilibre entre la plongée dans le monde sauvage et le retour à la civilisation est parfait. C’est même là-dessus que repose le film : d’abord parce qu’il permet d’évacuer toute idée d’exotisme facile pour recentrer le propos sur les personnages et leur évolution au fil des voyages. Surtout, parce que cette structure permet d’établir une forme de dialogue entre les deux mondes qui se répondent. Si l’Amazonie garde tout au long du film son caractère effrayant, elle devient petit à petit, dans l’esprit du spectateur comme du héros, curieusement réconfortante. Le motif de la fuite, omniprésent chez Gray, trouve là une forme d’achèvement : à l’Angleterre du début du XXe siècle, Fawcett préférera vite la jungle et la recherche de Z.
L’audacieuse photographie de Darius Khondji accentue l’opposition entre la « civilisation » établie et celle que recherche l’explorateur : l’image ocre et grise de l’Europe contrastant avec celle, verte, de la forêt… Mais, la lumière ne fonctionne pas qu’en opposition ocre/vert, elle établit au contraire un parallèle entre les deux civilisations. On savait James Gray héritier de Coppola, on retrouve ici le même goût pour l’obscurité que le réalisateur du Parrain et l’on peine parfois à distinguer nettement personnages et décors, ce qui finit d’ailleurs par donner à l’image un effet hypnotique. Les arbres gigantesques de la forêt empêchent la lumière de passer, et l’on songe alors aux séquences anglaises, quand, dans le sombre château familial et surtout dans les obscures pièces de l’Académie des sciences, on distingue à peine l’ennemi. Un jaguar surgit de nulle part, une mafia de scientifiques âgés vous tend un guet-apens dans un bureau : pour survivre, Fawcett devra avoir le regard perçant. Les obstacles, les menaces surgissent de l’obscurité.
Le monde dit civilisé n’est pas moins dangereux, il n’a cependant pas la grandeur du monde sauvage. Fawcett semblera pourtant plus à l’aise au sein d’une tribu de cannibales (où, après avoir essayé de le tuer, on l’accueillera) qu’au sein du bal donné en son honneur (mais où il n’a pas sa place car on ne fréquente un homme qu’en fonction de sa naissance) : pas de médailles sur l’uniforme, un honneur mis à mal par un père alcoolique et joueur… Pour qui viendrait d’un autre monde, tout semble étrange : on parade avec des breloques à la poitrine, on ne peut danser avec sa femme, le héros du jour ne peut manger à la table des grands de ce monde. Avant même d’entrer en Amazonie, Gray film l’Empire britannique en ethnologue, les us et coutumes d’une tribu dans laquelle tout est codifié, jusqu’au ridicule. Tout semble alors pousser Percy vers un autre monde.
La nature n’est pourtant pas idéalisée : on meurt facilement, la forêt se fiche des intentions bonnes ou mauvaises. Piranhas, maladie, serpents : Fawcett découvre un monde qui ne l’attendait pas, un monde qui était là bien avant l’Empire et qui lui survivra sûrement. Parfois, une trace du monde civilisé : un opéra, dérisoire avant-garde du monde moderne, tentative de séduire la jungle par les arts… La forêt l’engloutira, comme sont engloutis tout ceux qui pensent en triompher. Arrivé avec ses préjugés sur les bons sauvages, Fawcett réalise son erreur : les Indiens sont des esclaves et ils trahiront s’ils le peuvent. Les indigènes sont donc volontiers cannibales, soumis aux croyances et coutumes qui en font des sauvages au regard du monde civilisé. Ce même monde civilisé qui enverra ses enfants sur les champs de bataille de la Somme. De la nature, il ne reste rien. Le vert a disparu de l’image, ne reste que l’ocre d’une terre retournée par les obus, jonchée de cadavres, et où Percy doit conduire sa compagnie vers le feu ennemi. Séquence courte, que Gray film avec sobriété mais justesse. Dans la furie du massacre, sous les obus, nous songeons alors à l’Amazonie et comprenons l’obsession de Fawcett : la forêt hostile est un refuge, sauvage, terrible, mais où l’on a pas à composer avec la perversité des hommes.

L’autre refuge, c’est la famille. Percy Fawcett ne cesse d’aller de l’un à l’autre. Son obsession pour Z ne l’empêche pas d’aimer passionnément sa femme. Interprétée avec mesure par Sienna Miller, Nina est l’un des plus beaux personnages féminins filmés par le cinéaste. Gray refusant la facilité aux limites de la misogynie de ce genre de rôle, il n’y a ici nulle crise d’hystérie, pas de clichés mélodramatiques. Nina et Percy s’aiment. Au cœur de l’Amazonie, nous ressentons l’éloignement et l’absence de l’être aimé. Le film fonctionne justement parce que pas une seconde nous ne pouvons douter des sentiments du couple.
Pour la première fois surtout, Gray film une famille qui trouve l’apaisement. La figure d’un père qui a apporté le déshonneur ouvre le film. La révolte du fils, autre figure récurrente chez James Gray, aboutira à une véritable osmose avec le père. Au fil des voyages, nous voyons la famille évoluer, les caractères s’affirmer.
Pour la première fois dans la filmographie de Gray, le héros ne doit pas choisir entre sa famille et ses désirs. Au contraire, elle le rejoint dans son obsession, fils et père seront unis dans une ultime quête. Nina laissera Percy partir, par amour. Elle aussi sera condamnée à faire de la recherche de Z le centre de son existence…
Face au désastre de l’Europe de la première guerre mondiale, la quête d’une civilisation devient nécessité et espoir de trouver dans la jungle les traces d’un monde qui ne serait pas véritablement sauvage.
The Lost city of Z est bien le récit d’une obsession, celui d’un homme en quête d’un ailleurs. Comme dans tous les récits du genre, l’important est bien évidemment dans l’acte plus que dans sa finalité. La cité de Z existe d’abord parce qu’un homme la recherche. James Gray reste pourtant humble, Percy Fawcett n’est pas lord Greystoke, il ne comprendra jamais vraiment ce monde et ses habitants, mais, comme l’opéra, il finira en symbiose avec la nature, littéralement absorbé par l’Amazonie.

Après une vingtaine d’années à filmer des personnages devant fuir New York, James Gray a à son tour pris la route de l’inconnu.
Les États-Unis continueront à l’ignorer superbement, passant à coté de l’un des cinéastes majeurs de son époque, lui a transporté jusqu’au cœur de la forêt ses obsessions, réalisant si ce n’est son meilleur film, du moins le plus apaisé.
Au milieu du chaos, Percy trouvera une forme de paix, James Gray continuera lui à s’enfoncer dans la jungle, se doutant qu’il n’y trouvera jamais d’autres succès que d’estime, que chaque film continuera d’être une expédition à l’issue imprévisible. Les modes passeront, icônes de l’époque, James Gray passera sûrement de mode, on lui reprochera ce qu’on aime aujourd’hui, forcément un jour il décevra, nous nous trouverons une nouvelle icône new-yorkaise, lui continuera à tourner, à se battre pour voir réaliser ses projets ambitieux, comme d’autres grands maîtres avant lui ; il continuera à s’enfoncer dans la jungle, poussé par ses obsessions : le cinéma, l’opéra, l’indépendance, la famille… Z.
The Lost city of Z, film réalisé et écrit par James Gray d’après le livre de David Grann – 2 h 21 – Directeur de la Photographie : Darius Khondji – Montage : John Axelrad – Avec Charlie Hunnam, Sienna Miller, Robert Patinson, Tom Holland, Edward Ashley, Angus MacFayden. Produit par MICA Entertainment – MadRiver Pictures – Paramount Pictures – Plan B Entertainment