Pascal David : « Heidegger nous invite à réviser de fond en comble toutes nos habitudes de pensée » (L’histoire de l’estre)

Martin Heidegger - 3 septembre 1968 devant la montagne Saint-Victoire (détail) © courtesy François Fédier

La pensée de Martin Heidegger (1889-1976) insiste singulièrement dans le paysage philosophique et intellectuel. Les éditions Gallimard poursuivent leur publication régulière de ses œuvres – plus d’une centaine, toujours en cours de traduction en France – avec L’histoire de l’estre, un double traité d’aphorismes et de pensées, rédigé entre 1938 et 1940. Nous avons souhaité aller au plus près du texte dans un grand entretien avec le professeur émérite Pascal David, traducteur historique de Heidegger, qui a travaillé sur cet ouvrage.

Vous avez traduit les Concepts fondamentaux de Martin Heidegger (Gallimard, 1985) à l’âge de 29 ans. Comment avez-vous originellement approché l’œuvre du philosophe souabe ?

Je dirais que le hasard, parfois, fait bien les choses. Il se trouve qu’en 1973 j’ai été admis en classes préparatoires littéraires au lycée Balzac de Paris, où les cours de philosophie étaient assurés par François Vezin, qui devait devenir par la suite le traducteur d’Être et temps (Gallimard, 1986). Son enseignement m’a beaucoup marqué, au point que je suis retourné à ses cours durant les années suivantes comme auditeur libre, surtout après avoir « intégré » en 1976 l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. À vrai dire, ses cours ne portaient pas essentiellement sur Heidegger, l’auteur étudié était alors Héraclite. Mais dès qu’il mentionnait Heidegger, on sentait chez lui une incroyable familiarité avec cet auteur, avec sa pensée, et de source sûre. De fil en aiguille, j’ai pu rencontrer par la suite François Fédier et Jean Beaufret, assister à leurs cours ou séminaires. Germaniste, c’est donc tout naturellement que j’ai proposé à François Fédier de traduire le tome 51 de l’Édition intégrale des écrits de Heidegger, Concepts fondamentaux.

Où situer L’histoire de l’estre dans l’arc de son œuvre ?

L’histoire de l’estre fait partie des traités dits « historiaux », qui ne se situent plus seulement dans la perspective de l’ontologie fondamentale élaborée par le traité de 1927 Être et temps, mais de celle, précisément, de l’histoire de l’être (en allemand Seynsgeschichtlich), histoire qui ne vient pas de nous mais à nous, dont nous ne sommes pas les acteurs mais les destinataires.

François Fédier, disparu en 2021 et avec qui vous avez beaucoup travaillé, disait qu’une traduction tient avant tout de l’aventure. Comment en êtes-vous donc arrivé à proposer dans l’aventure de la traduction de ce texte « allégie » pour « Lichtung », souvent traduit par « clairière » et « faisance » pour « Machenschaft » qui s’est auparavant lu « machination » ? Enfin, quel chemin vous a conduit à rendre « être », centre de la pensée heideggerienne, par « estre » ?

Il arrive à Heidegger de dire qu’une clairière est une clairière même la nuit. La traduction de Lichtung par « allégie » reprend une traduction due à François Fédier, afin que ne soit pas perdu de vue que ce terme, chez Heidegger, ne se réfère pas uniquement à l’idée de lumière (Licht) mais encore à ce qui est léger (anglais light, allemand leicht, mais qui s’écrivait autrefois licht). Comme dans la locution allemande relevée par Heidegger den Anker lichten, soit « lever l’ancre », donc alléger. Ce qui est rendu plus léger n’est pas toutefois seulement allégé mais encore allégi, au sens aussi de soulagé. Il s’agit au fond de remonter du visible aux conditions de possibilité non-visuelles qu’il présuppose, telles qu’elles lui permettent précisément de se détacher. Non pas une trouée de lumière, mais une trouée, que Heidegger appelle aussi ouverture, à partir de laquelle advient la lumière.

Machenschaft a effectivement en allemand le sens courant de « machination » ou « manigances ». Mais ce terme, Heidegger propose de le réentendre pour caractériser tout ce qui est de l’ordre du faire, le règne de l’efficience. Dans Machenschaft il y a le verbe machen, « faire ». D’où ma proposition de traduire ce terme, tout simplement, par ce vieux mot français qu’est faisance, que l’on entend encore dans bienfaisance et malfaisance. Dans son Que sais-je ? sur L’ancien français, Pierre Guiraud écrit (p.29) : « Ce suffixe (-ance) est extrêmement vivant en ancien français : avilance, doutance, desaccordance, parlance, faisance, etc. »

À nous, donc, de savoir le réentendre ! « Estre » est tout simplement une graphie archaïsante de « être », comme en allemand seyn de sein. Mais il y a là bien sûr un enjeu philosophique, c’est que être désigne l’être de l’étant, sur lequel porte toute l’histoire de la métaphysique, tandis que estre invite à penser l’être soi-même.

Rédigés entre 1938 et 1940, ces écrits sont contemporains de la plongée européenne au cœur de la deuxième guerre mondiale. Heidegger y pense particulièrement le concept de puissance dans Koinon, deuxième et courte partie du livre. Quelle résonance peut s’entendre dans le conflit qui oppose actuellement, au moment de la sortie de L’histoire de l’estre en France, la Russie et l’Ukraine ?

Je crois en effet que la résonance dont vous parlez peut difficilement passer inaperçue. En termes heideggeriens, on assiste, avec la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine (dont le nom signifie en russe comme en ukrainien « le pays en bordure ») à une surenchère inconditionnée de la volonté de puissance pour la puissance, d’une « montée en puissance » n’ayant au fond d’autre but qu’elle-même, « raison pour laquelle éclate de manière de plus en plus effrénée le combat livré pour être détenteur du pouvoir ‘’mondial.’’ » (p.194). C’est un jeu mondial qui, aux yeux de Heidegger, ne concerne pas seulement les puissances belligérantes mais toutes les « grandes puissances » d’aujourd’hui.

Je vous propose, pour poursuivre sur cette idée, d’évoquer ce long extrait qui me semble apporter une pensée tout à fait nouvelle sur la guerre. « La guerre n’est pas, comme le pense encore Clausewitz, la continuation de la politique par d’autres moyens ; si « guerre » veut dire « guerre totale », c’est-à-dire guerre déclenchée par la faisance déchaînée de l’étant, alors elle est métamorphose de la « politique », elle est un révélateur du fait que la « politique » comme toute activité vitale planifiée elle-même n’ont été qu’une exécution, cessant d’être maîtrisée, de décisions métaphysiques incontrôlées. Une telle guerre ne consiste pas à prolonger quelque chose de déjà là, mais bien à le faire entrer de gré ou de force dans l’exécution de décisions essentielles qui lui échappent. C’est pourquoi une guerre de ce genre n’admet plus « vainqueurs et vaincus»; les uns comme les autres deviennent les esclaves de l’histoire de l’estre à la mesure de laquelle d’emblée ils ne sont pas taillés, ce pour quoi ils ont été contraints à la guerre. Plus elle est déjà « réelle », et plus la « guerre totale » contraint la « politique » à revêtir la forme d’une simple exécution des impératifs et des exigences de l’étant livré à l’abandon de l’être, auquel seule l’inféodation à une planification inconditionnée assure tout compte fait la suprématie de la constante surenchère dans le pur déploiement de la puissance. »
Un conflit armé selon Heidegger est donc avant tout affaire de métaphysique et d’absence de pensée ? Comment approcher le sens de cet abandon si particulier de l’être ?

Heidegger parle en effet dans le passage sidérant que vous citez de « décisions métaphysiques incontrôlées ». Pourquoi donc ? Ce qui se fait jour avec la « guerre totale » et par tous les moyens, au mépris de tous les traités et de toutes les conventions internationales, c’est, comme on le voit aujourd’hui en Ukraine, la brutalité (p.88), quand « l’anéantissement devient un but en soi ». Or cette brutalitas, c’est selon Heidegger, le triomphe bestial de l’animal dans l’animal doué de raison ou animal rationale que nous serions d’après toute la tradition métaphysique. Alors se déchaîne, dans l’animal rationnel, l’animal qui n’a plus rien d’humain. D’autant plus urgente se fait dès lors « la possibilité d’une autre humanité » (p.153) face à la dévastation de l’humain en l’homme.

Ce que nous dit Heidegger, c’est que la politique devient dès lors la fidèle exécutrice d’impératifs auxquels elle est à son insu inféodée, et qui de loin la dépassent. Clausewitz, contemporain de Hegel, ne raisonne pas encore à l’échelle de la « guerre totale ».

Je voudrais évoquer le passage problématique suivant, repris depuis plusieurs années par les critiques de la pensée heideggerienne  : « Reste à se demander sur quoi se fonde la singulière prédisposition du monde juif à la criminalité planétaire. » Cette phrase fait son apparition ici en français pour la première fois et le premier éditeur Peter Trawny indique sans aucune explication en postface ce rajout tardif. Il ne s’agit pas de justifier ce genre de propos mais comment le traducteur qui a passé tant d’heures devant tant de phrases et de mots peut-il considérer que la pensée de Heidegger s’y voit régulièrement et hâtivement réduite ?

Vous soulignez à juste titre que l’éditeur du volume, Peter Trawny, ne fournit aucune explication quant à la disparition puis tout aussi mystérieuse réapparition de cette phrase dans la troisième édition allemande. C’est comme un prestidigitateur qui vous sortirait un lapin de son chapeau.

Lue au premier degré, cette phrase est effectivement insoutenable et indéfendable, surtout dans le contexte de la persécution des Juifs qui, à partir de la Conférence de Wannsee de janvier 1942, devait prendre la tournure d’une extermination planifiée et industrielle sous le nom de « solution finale ». Et d’autant plus indéfendable chez un auteur qui par ailleurs a pu qualifier l’antisémitisme d’ « aussi insensé qu’abject » (tome 97, p.159). Il reste toutefois à se demander de quoi Heidegger parle ici au juste. Le terme clef est Verbrechen, le « crime », mais qui s’entend en allemand à partir de brechen (anglais : to break), donc : fracture, rupture, in-fraction. Verbrechertum, c’est l’empire de la cassure ou fracture qui transforme la terre en une simple planète. Il ne s’agit pas du tout au fond de « criminalité » mais de l’atteinte à l’intégrité de la terre réduite à une planète, astre errant, dont l’homme ne serait plus, comme disait Cournot, que le « concessionnaire », et qu’il ne pourrait plus habiter. En ayant pour slogan Save our planet ! l’écologie veut lancer un cri d’alarme, mais ce slogan est aussi un cri de guerre et participe d’une dévastation de la terre. Heidegger semble comprendre le projet cartésien de domination de la terre (« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ») comme lointaine postérité de l’injonction de la Genèse (1:28) « soumettez-vous la ». Mais la Genèse nous dit aussi (2:15) que l’homme doit prendre soin de la terre, la garder, la sauvegarder, non la détruire, et c’est ici que l’exégèse de Heidegger trouve peut-être ses limites, voire ses œillères.

Tout cela, j’avais cru bon de le signaler dans une note du traducteur, afin de fournir quelques éléments ou pistes d’interprétation aux lecteurs, mais Marcel Gauchet, qui supervise les traductions de Heidegger auprès des éditions Gallimard, a cru préférable de la censurer.

Dans ces textes comme dans les dits Cahiers noirs que vous avez en partie traduits (Réflexions VII à XI écrits en 1938 et 1939, Gallimard 2018), l’écriture du philosophe paraît fonctionner par visions pointant dans une grande célérité. Comme dans ce passage : L’estre ne manquera pas, quand son heure aura sonné, de se défendre de tout ce que l’homme a bien pu fabriquer, les dieux eux-mêmes alors de reprendre du service auprès de lui, et lui de rejeter ce qui répugne le plus à son essence plénière – la faisance. La pensée de Martin Heidegger est-elle in fine eschatologique ou bien annonciatrice du retour des dieux ?

Il y aurait beaucoup à dire sur l’eschatologie, ce qui est relatif aux fins dernières, dans la pensée de Heidegger, à qui il arrive d’employer ce terme. Annonciation du retour des dieux, ce serait trop dire. Tout au plus s’agit-il, pour Heidegger, de préparer la possibilité d’une profonde mutation ou métamorphose de notre rapport et de notre accès au divin, l’initiative lui étant laissée.

À revers de la pratique philosophique actuelle comme de celle de son époque qui visent toutes deux une efficacité pratique slalomant entre les subjectivités reines, Heidegger écrit : « La pensée de l’histoire de l’estre n’apporte pas de solutions à des énigmes et n’apporte aucun réconfort à ce qui se trouve dans le besoin. Elle consiste à se tenir instamment dans l’essence plénière de la vérité. Et que demander de plus essentiel à la pensée ? » La vérité est-elle l’horizon de sa philosophie ?

Oui, à condition d’entendre par là « l’essence plénière de la vérité », et non la certitude dont elle devient synonyme à l’époque moderne. Pour nous autres, n’est vrai que ce qui est sûr et certain. Pour les Grecs, c’est plutôt ce qui ne nous échappe pas. C’est la désoccultation ou déclosion, l’alètheia qui aura bien été nommée par les Grecs, mais non pensée comme telle. Il s’agit donc en quelque sorte de penser ce à partir de quoi nous pensons, mais que nous ne pensons pas encore.

Une centaine d’ouvrages toujours en cours de traduction en France, des lecteurs dans le monde entier 46 ans après sa disparition et malgré des attaques régulières contre son œuvre : bien qu’il réfute souvent dans ses textes toute personnification de son statut, qu’est-ce qui continue de faire de Heidegger un penseur unique et singulier ?

Ce qui continue de faire de Heidegger « un penseur unique et singulier », c’est ce que Jean Beaufret a pu appeler son « énormité », en ce sens que Heidegger nous invite à réviser de fond en comble toutes nos habitudes de pensée, en nous invitant à remonter de la métaphysique qui nous dicte à notre insu tous nos faits et gestes à la « pensée de l’être ». C’est la fin de la philosophie, mais approfondie en un commencement de la pensée : « l’autre commencement ».

Martin Heidegger, L’histoire de l’estre, traduit de l’allemand par Pascal David et Hubert Carron, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 256 p., décembre 2022, 28 € — Lire les premières pages