Mathieu Lindon : « Les deuils sont ininterprétables » (Une archive)

Lorsque son père est mort, en 2001, une éditrice a contacté Mathieu Lindon pour qu’il écrive une biographie : il a immédiatement accepté pour qu’aucun autre ne le fasse. Une archive est d’abord un livre longtemps empêché.

Irène Lindon a refusé l’accès des archives Minuit à Benoît Peeters, Mathieu Lindon n’a jamais écrit ce livre de commande. D’autres livres ont paru, le très beau Jérôme Lindon de Jean Echenoz ou Les Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission d’Anne Simonin dont l’étude s’arrête justement l’année de naissance de Mathieu Lindon. Et Irène Lindon vient de se « défaire » de cette maison qu’elle a portée après la mort du père, désormais propriété de Gallimard. Alors il devient possible d’écrire sur « ce capital affectif et financier si distingué », de raconter une « vie dans les livres », de dire cet éditeur qui fut son père : « j’ai grandi dans une vision à la fois légendaire et quotidienne des éditions de Minuit ». Une archive n’est pourtant ni une autobiographie ni une biographie, ni un tombeau, ce n’est ni le récit d’une vocation d’écrivain ni la vie d’un éditeur depuis le plus proche, sa famille, son fils. Une archive échappe à toute définition générique, c’est un texte à part, à la fois passionnant et infiniment bouleversant parce qu’il rassemble et explore ce qui fait, depuis toujours, la puissance des textes de Mathieu Lindon : l’intime dans une justesse de ton inouïe, dire ouvertement ce qui fut sans jamais abandonner une forme de pudeur qui est aussi un respect, un Ce qu’aimer veut dire.

Dans ce livre tout s’énonce depuis l’espace, dans la précision d’une distance : au plus près — « moi, je m’en fiche des archives. Je suis une archive à moi tout seul » — mais sans jamais être resté dans l’ombre ou la seule orbite d’un père si rapidement devenu une légende. Mathieu Lindon ne sera pas éditeur mais journaliste et écrivain. Quand il commence par publier un livre chez Minuit, c’est sous pseudonyme, les autres paraîtront chez P.O.L. Ces deux lieux (Libération et P.O.L) seront sa « place », son espace à soi, « pour en finir littérairement avec ça, l’héritage du prestige et de la famille ». Bien sûr, il a tout vécu de Minuit, le père qui reprend en 1948 la maison fondée durant l’Occupation par Vercors, « aussi mauvais gestionnaire que grand résistant », les années économiquement compliquées, l’engagement durant la guerre d’Algérie et l’appartement familial plastiqué, le premier Nobel (Beckett), les prix Goncourt, l’accompagnement de trois générations majeures d’écrivains, son combat pour le prix unique du livre ou contre le photocopillage au sein du Syndicat national de l’édition. Il sait aussi que catalogue de Jérôme Lindon fut sa « raison d’être », son « œuvre » — un « chef d’œuvre inconnu » dont seule sa mort fixerait l’état même s’il souhaitait « qu’il lui survive ». Jamais dans l’hagiographie, le fils dit aussi l’intransigeance de ce père, « les manières de notaire qu’il pouvait avoir dans les choses les plus intimes », son obsession maniaque du travail. C’est aussi ça, l’enfance de Mathieu Lindon, comme de son frère et de sa sœur, un appartement « prolongement des éditions », où ont lieu les cocktails après les prix littéraires, la bibliothèque qui archive les éditions originales dédicacées des auteurs Minuit (depuis données à la BNF). « Rien n’était à distance ». Comment devenir soi quand tout, du patronyme aux lieux de l’enfance, porte la marque et le « capital social » comme intellectuel Minuit ? Comment dire le père, indissociable de l’éditeur et trouver sa place de fils et d’écrivain ? Comment écrire quand la mort contraint à « cet amour à archiver malgré soi » ?

Ce fut l’enjeu d’une vie, c’est celui de ce livre, tout de juste pudeur pour évoquer tout ce que l’on ne sait pas forcément de Jérôme Lindon, de ses rêves empêchés : l’écriture sous le nom de Louis Palomb, les rapports si complexes à son fils aîné, la maîtresse pendant des années, la méfiance et les obsessions quand il s’agit de la transmission de Minuit, les lettres posthumes à ses enfants ou son petit-fils. Mais, jamais le propos de Mathieu Lindon n’est de l’ordre du règlement de compte ou de l’amertume. Il narre ce qui fut, n’est jamais dans l’impudique ou le sensationnel, il dit un homme qui fut un immense éditeur et son père, il expose ce que ce « et » détermina de sa propre existence, de celle de sa mère, son frère, sa sœur. On se construit dans et par ces altérités à la fois aimées et imposantes : si Ce qu’aimer veut dire évoquait Jérôme Lindon, Une archive revient à Foucault ou Hervelino. Dire une vie, c’est raconter ces autres qui nous ont fait, des deuils « ininterprétables », une langue à jamais marquée par eux aussi comme ces expressions lexicalisées que le fils hérite du père, un langage Lindon ­— « pire que les crabes », « foutre tant pis », qui ne sont dans aucun dictionnaire mais désormais indissociables des scènes narrées dans Une archive.

La puissance de ce livre est aussi dans son humour, son sens de la scène, le sourire pour dire la force — celle de sa mère, « qui a toujours aimé le romanesque », par exemple quand l’appartement familial est plastiqué, mais pas seulement. Les anecdotes et moments que tisse Une archive ne sont pas chronologiques, ils obéissent à une nécessité intérieure, celle de la mémoire et de l’écriture qui ne se contentent jamais, ni l’un ni l’autre, d’un récit prétendument ordonné. Ainsi se compose l’archive, « jalon pour le présent ou pour l’avenir » : « L’archive n’est en rien liée au passé, si ce n’est qu’elle le représente, en témoigne — son intérêt est de pouvoir être utilisée et donc détachée de cette temporalité. L’archive est vivante (…) ».

Jérôme Lindon est vivant dans ces pages, indissociable de ce fils qui peut enfin l’écrire et se demande s’il est lui-même « l’archive de l’enfant » qu’il a été. Mathieu raconte Jérôme et Lindon dit Lindon, à la fois l’histoire d’un éditeur hors pair qui a préféré ne pas publier certains livres, non parce qu’ils étaient mauvais mais parce qu’ils auraient plus de succès ailleurs, d’un père et ami, comme en témoignent ces photos de l’album familial, prises par Claude Simon lors de la traditionnelle partie de pétanque du dimanche après-midi à Étretat. On y voit Mathieu et son frère jouant « avec une concentration d’athlètes olympiques peu courante chez les petits garçons que nous étions ». Telle est Une archive, à la fois album familial, témoignage sur une des plus belles pages de l’édition française, récit de soi, roman d’un père (« ce qui, dans ce j’écris au long de ce texte, tient lieu de roman n’est pas tant dans les faits que leur interprétation »). C’est aussi la prose de l’écrivain Mathieu Lindon, qui peut, dès la première phrase du livre, décaler légèrement la syntaxe, au bord de l’incorrection, faisant de cette béance le signe d’un ininterprétable, du deuil impossible d’un père qu’aucun livre de son fils n’avait jusqu’alors pu pleinement dire, d’un père dont le nom et la légende appartiennent aussi à d’autres, à la littérature. Pensons aussi à l’hommage à Paul Otchakovsky-Laurens, son éditeur, « un ami littéraire (….) quand l’amitié et la littérature sont indémêlables », à ce quand qui est aussi un puisque, la syntaxe si singulière de Mathieu Lindon venant faire de ce quand le précipité d’un livre qui interroge autant une temporalité qu’une libération de toute causalité.

« Les éditions étaient plus qu’un symbole pour moi. Elles n’étaient pas ma chair et mon sang mais de ma chair et de mon sang, pas mon identité mais une partie d’elle. Elles étaient là, familières, même quand je n’avais aucun rapport spécial avec elles, sinon qu’elles avaient été là et le seraient toujours », écrit Mathieu Lindon, page 173. C’est ce « là » qu’explore Mathieu Lindon, une place à la fois au cœur de soi et à part, familière et familiale. Une archive est une forme de détachement d’une « emprise » comme le récit d’une famille qui a « vécu de et dans l’écriture ». C’est faire d’un homme le personnage d’une œuvre et non plus seulement un père ou un éditeur, c’est faire d’une vie (et d’un faisceau de vies) un récit qui interroge les frontières si poreuses du réel et de sa mise en fiction. « Et tout texte est un roman, toute biographie, toute autobiographie, tout souvenir — il faut bien du romanesque pour que de la réalité entre dans des phrases, pour qu’on puisse l’y injecter et qu’ensuite elles sachent la déverser ». Au cœur de ces pages se faufile aussi un roman empêché que Mathieu Lindon nomme son « texte abandonné », qui permet de dire, par stations et étapes, ce qui se refuse à l’écriture, il est comme la contre-épreuve de cette Archive qui, elle, parvient enfin à s’écrire et nous est offerte, immense don/contre-don de soi à cet autre qui nous a (dé)construit.

Une archive est ce livre qui trouve l’évidence d’une forme pour dire ce qui échappe et s’impose, ce qu’est l’autre à soi. « À son enterrement, la rabbine a commencé son intervention en prononçant quelques mots s’appliquant à divers membres de la famille : “Il aurait détesté qu’on parle trop de lui. Mais il aurait vraiment détesté qu’on n’en parle pas assez.” On doit vous archiver juste comme il faut ». C’est cette place, cette note juste que trouve Mathieu Lindon dans ce livre. Il fait d’un « ça » (« pour en finir littérairement avec ça »), un héritage entre amour et contrainte, le « là » (« elles avaient été là et le seraient toujours ») d’une écriture. Une archive est ce ça et là.

Mathieu Lindon, Une archive, éditions P.O.L, janvier 2023, 240 p., 19 € — Lire un extrait