Dès ses trois épigraphes Nein, nein, nein ! est un récit, une histoire de fous (Baldwin), de confession nécessaire parce qu’impossible (Cioran), de « ciel couleur Juifs » (Zusak) : Jerry Stahl est ce fou qui ne peut oublier, qui part en voyage organisé pour tenter d’échapper à sa dépression suite à un énième mariage raté et une carrière en vrac et tenter d’en finir avec son art d’« orchestrer sa propre destruction ». Mais pas n’importe quel voyage : la Shoah en autocar, direction les camps d’extermination, cap vers sa mémoire et le passé, vraiment ?
Jerry Stahl a une alerte Google Holocauste. Il découvre que certains jouent à chat au Stutthof ou qu’il existe une tendance trauma porn sur TikTok. Il lui faut voir, il réserve une « petite escapade holocaustienne » en autocar avec l’agence Globule. Tout le rebute dans ce projet : le groupe, le voyage organisé, le bus, les lieux de visite mais il lui faut affronter ses démons (« j’avais besoin de me rendre au Pays des Vrais Nazis »). En septembre 2016, il prend donc un avion en direction de l’Europe et se lance dans cette « exploration routière, où nous butinerons de camp en camp ». Dès ce chapitre introductif, le ton est donné : en lisant ce texte qui virevolte sur toute la gamme du gag à l’ironie, du nonsense à la causticité noire, on rit beaucoup.
À Auschwitz, un groupe d’Asiatiques va prendre Jerry Stahl (écrivain, scénariste pour Alf, Clair de lune, Les Experts ou Twin Peaks) pour… Jerry Seinfeld et lui demander des selfies, la guide a un « accent britannique à vous faire douter de votre propre intelligence », les menus au restaurant sont imposés et le kielbasa, plat de viande polonais, est une torture pour notre auteur, végétarien (comme Hitler, ne peut-il s’empêcher de penser). On rit en lisant les aventures de l’auteur avec sa valise connectée récalcitrante… mais cette drôlerie irrésistible n’est évidemment que la façade d’un malaise profond, quand notre touriste de l’extrême découvre les « Juifs miniatures en bois » vendus à Varsovie, des Zydki supposés porter bonheur et garantir de larges rentrées d’argent si vous en placez un près de votre porte d’entrée. L’humour dévastateur de Jerry Stahl décape tout ce que l’on pourrait penser pittoresque, banal ou connu, su ou déjà lu — lui-même a une bibliothèque sur le sujet pouvant rivaliser avec une librairie spécialisée.
De fait, si le récit demeure drôle du début à la fin, un crescendo d’ironie et cynisme épouse le malaise croissant du narrateur, parano — ce qu’il n’est pas en général, « mais bon, en général, je ne suis pas en Pologne » —, dépressif, accumulant les impairs et articulant sa destruction intérieure à l’extermination historique pour atteindre des sommets dans le énième degré qui sert une observation impitoyable du monde contemporain. Le rire est ici à la fois salvateur et profondément déstabilisant. Il est une mise en perspective de tout ce qui heurte très profondément celui qui pensait avoir tout lu sur la Shoah et découvre combien, face aux lieux de ces crimes de masse, cette érudition n’est d’aucun secours. C’est l’expérience qui attend aussi le lecteur : indécence des visiteurs dans des camps qui sont pour eux des « parcs d’attractions », dans lesquels ils se baladent en micro shorts ou torses nus, regrettant que Birkenau ait interdit la chasse aux Pokémons et s’empiffrant à la cafet’ du camp (après avoir comparé le four crématoire à un four à pizzas) ; antisémitisme endémique en Pologne (Stahl se fait agresser devant un MacDo), révisionnisme de certains touristes (ce seraient des camps reconstitués) ; dégoût face aux restaurants pour touristes sur les lieux mêmes où des millions de personnes moururent gazées mais aussi de maladie et de faim — et le raffinement dans l’abject y est poussé jusqu’à servir du porc. Sidération face au guide qui conseille de mettre des « chaussures confortables » pour arpenter Auschwitz, on marche beaucoup, face à Tripadvisor qui mentionne que les toilettes derrière les chambres à gaz sont gratuites. Ceci pour le présent et l’expérience du tourisme de masse dans les camps d’extermination ou les villes jouxtant ces lieux, comme s’il était aussi naturel de vivre aujourd’hui aux abords (voire dans) un camp que de n’avoir rien remarqué lors qu’ils fonctionnaient à plein régime..
Face à l’indécence, Jerry Stahl rappelle l’Histoire. Il décrit le ghetto de Varsovie comme un « cercueil vertical à ciel ouvert », un « génocide à petit feu », les nazis ayant calculé qu’à moins de 800 calories par jour, 500 000 Juifs entassés sur 3 km2 mourraient en moins d’un an. L’échec des calculs a conduit à trouver des solutions radicales, la solution finale. Il décrypte alors le « dispositif théâtral pervers » des nazis, les « leurres meurtriers » : les numéros sur les crochets des vestiaires des chambres à gaz pour que les condamnés, sommés de retenir ce numéro, pensent qu’ils reviendront récupérer leurs affaires après leur douche, les toises pour faire croire qu’on l’on mesure la taille des prisonniers avant de les abattre d’une balle à bout portant dans la nuque… Stahl rappelle les faits, les chiffres, dit combien il est atterré par la rigueur industrielle des camps et des méthodes d’extermination, il n’élude rien. Mais il souligne aussi une « évidence : sans la puanteur, sans le sang, sans les lamentations, ce n’est pas l’enfer. Juste le musée de l’enfer ». Alors, pour donner la mesure de de l’impensable, il rappelle la montée des fascismes et du nazisme, leurs échos avec aujourd’hui, « ce vingt-et-unième siècle placé sous le signe des fachos » — Trump vient d’être élu, l’Europe bascule vers les extrêmes, Esso a tranquillement utilisé un slogan nazi 12 ans plus tôt, « Jedem das seine », il raconte les perversions sexuelles et le porno de la nazisploitation, ou comment une chaîne allemande de supermarché utilisant le slogan de Buchenwald pour vendre… des barbecues.
La question centrale que pose ce livre, avec brio et une ironie dévastatrice, est celle de notre rapport à ce passé : comment se souvenir sans trahir ? Comment prendre et donner la mesure de cette Histoire qui n’est pas un simple passé ? Jerry Stahl prend conscience que, puisque rien ne peut dire l’horreur et l’abjection à une telle échelle, seuls des détails sont à même de concentrer l’incommensurable et de la rendre perceptibles. Ils sont « ces petites choses qui ancrent dans le réel la grande chose qui nous occupe ».
Dans chaque camp, l’auteur a le sentiment d’être scruté par des fantômes, de marcher sur les cendres des morts. « Tout autour de nous, le sang du passé crie et houspille le présent ». C’est aussi ce que fait ce livre, contre-pied à une époque à ce point abreuvée d’horreurs considérées comme des divertissements qu’elles émoussent ou saturent nos capacités de perception. Les abominations nazies ne sont pas des « statistiques » et des chiffres, des lieux investis par un tourisme de masse indécent, ce furent des « atrocités de chair et d’os ». Le « chemin de croix nazi » de l’auteur, et de son lecteur à sa suite, est un électrochoc. Comme l’écrit Jerry Stahl dans les dernières lignes de Nein, nein, nein !, « la Shoah n’était guère une exception. L’exception, ce sont les laps de temps entre chaque holocauste ».
Jerry Stahl, Nein, nein, nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, traduit de l’anglais (USA) par Morgane Saysana, éditions Rivages, janvier 2023, 352 p., 22 €