Adolfo Kaminsky, le faussaire de toutes les luttes

Détail de la couverture du livre Adolfo Kaminsky une vie de faussaire © éditions Calmann-Lévy

« En une heure, je fabrique trente papiers vierges. Si je dors une heure, trente personnes mourront… »

Adolfo Kaminsky est décédé le 9 janvier dernier à l’âge de 97 ans, huit décennies après ses débuts de faussaire de génie au service des victimes de toutes les persécutions. Si nous connaissons sa vie, nous le devons essentiellement à sa fille, Sarah Kaminsky, qui après deux ans d’enquête et une vingtaine d’interviews, publia en 2009 Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire : « il me fallait écrire ce livre, vite. Avant qu’il ne soit trop tard. Pour qu’il ne s’éteigne pas avec ses secrets, avec son histoire, pour que les énigmes de sa vie ne restent pas sans réponse. ».

Né à Buenos Aires en1925 de parents juifs russes ayant fui les persécutions tsaristes, Adolfo Kaminsky arrive en France en 1930. Il devient apprenti teinturier à Vire, en Normandie, où sa famille s’est installée. Le patron est ingénieur chimiste et c’est à ses côtés qu’il se passionne pour la chimie et apprend différentes techniques qui lui serviront en tant que faussaire : « Donc, tu vois, si je me suis intéressé à la décoloration des encres, c’était au départ en bon teinturier, pour éliminer les taches sur les vêtements. » Dans la vitrine de la pharmacie, il repère un laboratoire de chimiste à vendre et à force d’économies il se le procure. Il avale des livres entiers de formules chimiques et parfait ainsi ses connaissances. Le pharmacien s’avère être résistant et c’est à ses côtés que Kaminsky fabrique « des produits pour corroder des lignes de transmissions, rouiller des pièces de chemin de fer, et aussi des petits détonateurs. » En 1943 il est arrêté avec sa famille, interné à Drancy, antichambre des camps de la mort nazis. J’y « ai découvert les juifs et leur diversité. Je les ai aimés, je me suis aimé à travers eux, je me suis senti juif et ça ne m’a plus quitté. » Il apprendra l’algèbre et l’arithmétique, les rapports entre les mathématiques et la chimie « auprès d’un vieux monsieur qui avait été professeur à Polytechnique, du temps où les Juifs avaient encore le droit d’enseigner. » Il sera libéré au bout de trois mois, car de nationalité argentine, pays neutre.

Adolfo Kaminsky devient alors le « faussaire de Paris », le laboratoire de son réseau est « une petite chambre mansardée, tout en longueur, au dernier étage du 17, rue des Saints-Pères, et nous l’avions transformé en atelier d’artiste » comme couverture, « le laboratoire le plus ingénieux et le plus performant de France, le seul à avoir une capacité de production en nombre, car entre-temps j’avais trouvé des techniques pour ne plus avoir à falsifier des papiers existants, mais en fabriquer de tout neufs, aussi vrais que s’ils sortaient de l’Imprimerie nationale. (…) Nos services étaient mis à la disposition de tous. Les commandes pleuvaient. De plus en plus nombreuses. Le rythme que nous devions maintenir était à la limite du soutenable, parfois jusqu’à cinq cents documents par semaine. » Le laboratoire (bientôt il y en aura un second) est en liaison avec les différents réseaux juifs – des milliers de vies seront sauvées, le Mouvement de libération nationale (MLN), les Francs-Tireurs et Partisans (FTP), la Main-d’œuvre immigrée (MOI)…

Un jour, Adolfo Kaminski est informé que « dans trois jours, dix maisons d’enfants juifs vont être raflées simultanément un peu partout en région parisienne. (…) Trois cents enfants, cela voulait dire plus de neuf cents documents différents à réaliser. » Alors, « rester éveillé. Le plus longtemps possible. Lutter contre le sommeil. Le calcul est simple. En une heure, je fabrique trente papiers vierges. Si je dors une heure, trente personnes mourront… » Les papiers seront réalisés, jusqu’à ce qu’Adolfo Kaminsky s’écroule sur le sol.

Après la Libération, Adolfo Kaminsky continue : faux papiers pour permettre aux rescapés des camps d’immigrer clandestinement en Palestine, puis soutien de toutes les luttes anticoloniales et antifascistes, soutien au FLN, avec les réseaux Jeanson et Curiel, aux anti-franquistes, aux anti-Salazar au Portugal, aide à la lutte contre les colonels en Grèce, aux mouvements de libération des pays d’Amérique du Sud (Argentine, Venezuela, Salvador, Nicaragua, Colombie, Pérou, Uruguay, Chili, Mexique, Brésil, Saint-Domingue, Haïti), d’Afrique (Guinée-Bissau, Angola, Afrique du sud pendant l’Apartheid), Printemps de Prague, déserteurs américains lors de la guerre du Vietnam.

Il décide d’arrêter ses activités de faussaire en 1971 et s’installe en Algérie. Il y vivra dix ans et sera professeur de photographie dans un centre de formation professionnelle à Alger. Adolfo Kaminsky fut aussi un photographe de talent, une exposition rétrospective lui a été consacré au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, en 2019.


Il aura été faussaire pendant presque trente ans, de dix-sept ans à quarante-six ans ! Pourquoi ? Laissons-lui la parole pour terminer :

« Ma vie de faussaire est une longue résistance ininterrompue car, après le nazisme, j’ai continué à résister aux inégalités, aux ségrégations, au racisme, aux injustices, au fascisme et aux dictatures.
Je sais que ceux qui n’ont pas compris les raisons de mes engagements ultérieurs à la Seconde guerre mondiale sont nombreux. Puisque je n’étais plus en danger, pourquoi continuer à prendre le risque d’être emprisonné ou assassiné pour des conflits éloignés ?
Pourtant, mon implication au cœur de toutes ces luttes n’a été que la suite logique de mon action pendant la Résistance. En 1944, j’ai compris que la liberté pouvait se gagner par la détermination et la bravoure d’une poignée d’hommes. L’illégalité, tant qu’elle ne bafouait ni l’honneur ni les valeurs humanistes, était un moyen sérieux et efficace à envisager.
À ma façon, et avec les seules armes à ma disposition – celles des connaissances techniques, de l’ingéniosité et des utopies inébranlables -, j’ai pendant presque trente ans combattu une réalité trop pénible à observer ou à subir sans rien faire, grâce à la conviction de détenir le pouvoir de modifier le cours des choses, qu’un monde meilleur restait à inventer et que je pouvais y apporter mon concours. Un monde où plus personne n’aurait besoin d’un faussaire. J’en rêve encore. »