Patrick Autréaux : « On écrit souvent là où ça cloche » (La Sainte de la famille)

Avec La Sainte de la famille, Patrick Autréaux signe sans doute son plus beau texte, le plus vibrant, le plus mystique. Après l’éclatant Pussyboy, un des récits les plus importants de ces dernières années, l’écrivain poursuit chez Verdier une quête autobiographique qui se fait cette fois involutive. C’est peut-être même uniquement l’histoire d’un trou : celui que provoque la mort de sa grand-mère qui ravive en lui le désir d’écrire l’histoire sensuelle entre toutes de Sainte Thérèse de Lisieux. Pour saluer l’un des romans majeurs de cette rentrée d’hiver, Diacritik ne pouvait manquer d’interroger le romancier le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre splendide nouveau récit, La Sainte de la famille qui vient de paraître aux éditions Verdier. Comment vous est venu le désir d’écrire ce texte filial où, comme vous le dites, vous agglutinez ici vos souvenirs qui touchent cette fois votre grand-mère, « Une maman éléphant » dont, très vite, la famille va porter le deuil ? Désiriez-vous restituer une scène en particulier qui aurait déclenché en vous le récit ? A son propos, vous ne parlez ni d’un récit ni d’un roman mais qualifiez votre livre de « constat » : pourquoi usez-vous de cette désignation générique aux accents apparemment juridiques ?

En relisant les notes préparatoires à mes derniers livres, je me suis rendu compte que s’y esquissait la reprise d’un texte sur Thérèse de Lisieux, écrit dix ans plus tôt et inédit. Quelques scènes familiales s’y mêlaient. L’une d’elle s’interrogeait sur la neutralité des souvenirs de ma toute petite enfance. Je revoyais par flashes ma grand-mère et j’avais beau fouiller mes émotions, ces images étaient dénuées d’affect, comme stérilisées. Et pourtant, on m’avait répété que je l’avais aimée. C’est cette dissonance qui m’a poussé à revenir sur ce deuil précoce. On écrit souvent là où ça cloche. Très vite, j’ai compris que ce récit inédit sur Thérèse devait jouer un rôle. Et puis, j’ai cherché comment y intégrer l’effondrement intérieur que je décris à la fin de La Sainte et qui en est devenu le moteur. Alors que je commençais d’ordonner et de développer mes notes, ce n’était pas seulement un livre qui se dessinait mais le plan d’un projet autobiographique plus vaste, partant de la petite enfance et allant vers l’adolescence et après.

Dans le même temps, par le hasard d’une sollicitation pour un article, j’ai relu plusieurs romans de Ferdinando Camon – celui sur son analyse (La Maladie humaine) et sa tétralogie familiale (Apothéose notamment). J’ai aussi découvert un entretien véhément où il évoque sa place marginale (son exclusion, dit-il) dans les divers milieux qu’il a traversés (famille, Église, Parti communiste, psychanalyse, milieu littéraire). C’était un « constat » (titre de l’article que j’ai publié dans Europe ce mois-ci) sur son parcours d’exilé de classe : une ascension sociale et ses limites. Son constat s’apparentait à celui que je fais désormais. Voilà pourquoi ce sous-titre (et non un genre littéraire). Si La Sainte de la famille est autonome, c’est aussi le premier tome de cette somme autobiographique. 

Pour en venir au cœur de votre récit filial, La Sainte de la famille offre ainsi vos souvenirs d’enfance qui s’attachent particulièrement à restituer la mémoire et les images encore vivaces en vous de votre grand-mère. Ce récit filial vient se doubler d’un récit plus proprement autobiographique où votre vie se fait l’écho de celle de la disparue, comme si votre grand-mère, par l’expérience de la maladie se tenait en double à la fois prophétique et aimant de vous-même. Vous en exposez comme suit le projet intime : « Ce livre ne sera peut-être jusqu’au bout que la recherche de détails en poussière, que je répugne à inventer et dont j’assemble les traces. Moins une histoire de famille ou celle d’un secret, que ce qui filtre rarement du passé et appartient parfois à la littérature… » Vous parlez alors de « ces émotions enfouies, souffrances et questions sans réponse ».
Ma question sera ici double : diriez-vous ainsi qu’il s’agit d’une manière d’autobiographie dédoublée et spectrale de votre grand-mère à travers le prisme de vos souffrances ? Concevez-vous finalement l’exercice du récit de soi comme à rebours d’une autobiographie, qui, pour vous, raconterait non pas la vie mais l’exercice toujours recommencé de la survie ?

Avant tout, j’ai suivi la dynamique du « trou » en moi. Il y avait cette expérience d’effondrement, sorte de perte de foi en la littérature (ou plutôt en ma « langue »), qui constitue le final du texte. Elle avait été l’acmé d’une crise intérieure qui avait débuté après l’écriture consécutive de mes deux derniers livres. Et je sentais qu’un lien pouvait se tisser entre ce deuil de la petite enfance, un mysticisme d’adolescent qui s’est mué en « foi » en l’écriture, et cette crise.

Je parle d’autobiographie par facilité, mais j’ai voulu ici écrire l’oubli, en une construction où les temps se chevauchent, où les vivants et les morts s’entremêlent : c’est surtout cela qui m’intéresse. On est fait de tellement de fantômes, de traits hérités ou d’images qui collent à nous (imaginez des poupées russes dont les places seraient mouvantes et où parfois la plus petite contiendrait la plus grande, le passé le présent). Écrire le moi, c’est écrire une vie sociale et intime, c’est forcément écrire le temps ; c’est écrire au présent l’imaginaire qui se dégage des expériences psychiques (les spectres en effet) ou des souvenirs. Écrire le portrait de cette grand-mère morte, c’est écrire un deuil qui souligne les lignes de faille propres à cette famille, à un contexte social aussi. Tout est lié. Mais si le désir de cerner l’oubli a instigué ce récit, il est avant tout une élaboration du présent de l’écriture. C’est pourquoi j’y intègre une pensée de ce que peut être l’écriture elle-même. J’ai fait cela avec la maladie (Se survivre notamment), le deuil (Le Dedans des choses ou Le Grand Vivant) ou l’expérience érotique (Pussyboy). Mais en abordant l’écriture de la « foi » et de ses transformations, je n’avais jamais été aussi loin dans l’intime. Je suis d’accord avec vous, mon travail se développe moins sur le mode autobiographique que selon une écriture recommencée de la survie (du moins d’une suite d’expériences ayant en commun l’extinction momentanée du langage). Et j’y reconnais aussi la dynamique générée par ce trou d’oubli que j’ai tenté d’explorer. C’est une origine possible de mon écriture. Et même si je n’enferme pas le besoin d’écrire dans une manière unique de le comprendre, je constate que j’ai tendance à reprendre les mêmes thèmes, à dessiner une spirale – ce qui circule autour d’un vide axial. C’est une figure qui m’aide à penser mon travail. 

Dans ce récit aux accents mortuaires, où vous écrivez notamment que vous avez « été mourant très souvent », apparaît, au-delà de l’autobiographie dédoublée, un troisième fil narratif : celui qui convoque et évoque la figure d’une Sainte, à la fois la grand-mère mais aussi et surtout Sainte Thérèse de Lisieux. Cette sainte exerce sur le narrateur et la narration une force d’attraction qui offre au récit la chance d’un dialogue, une manière d’échange métaphysique sur l’existence et de quête herméneutique pour percer le secret de la mort. Vous dites ainsi qu’« Un saint, quel que soit le milieu où il ou elle émerge, est aussi cela : une indocile figurine avec laquelle converser de notre propre vie, pour y lire des signes qu’on n’est pas seul à être ce qu’on croit. » Mêler sa vie, et la vôtre, était-ce l’élan vital qui porte ce livre dans son écriture hagiographique ?

Quand on a été mourant très souvent, c’est qu’on est bien en vie ; qu’on survit chaque fois d’avoir joué à celui qui s’en va. Je me suis moqué un peu de moi avec cette phrase. Pour moi enfant, Thérèse était aussi réelle qu’un personnage de fiction. Et elle aussi est une trompe-la-mort !… J’ai déjà évoqué son influence dans La Voix écrite et comment, l’ayant relue après avoir été malade (tout en la « traduisant » pour le non-croyant que je suis), ses écrits ont pris un relief que je n’avais pas perçu jusqu’alors et m’ont aidé à cerner ma « voix. » Ici j’ai choisi de réfléchir au rôle sur le long terme de ce personnage récurrent dans mes réflexions et lectures sur l’expérience intérieure, récurrent dans l’imaginaire familial, et ainsi de l’utiliser comme une thérapeute. Comme ceux qui descendent aux enfers, j’avais besoin d’un guide ayant vécu, une amie, pour aller chez les morts et, au-delà, vers la vie vivante – cette grande santé que je cherche peut-être par l’écriture.

Plus profondément, dans ce récit de Thérèse, de la Sainte et de vous-même, vous donnez une clef qui apparaît primordiale. Vous dites ainsi : « Chaque fois que j’ai lu tes souvenirs d’enfance, je me suis étonné de leur précision. Il y a tant de détails dont je suis mutilé. C’est peut-être pour cela que j’ai voulu un jour écrire sur toi, Thérèse : pour retrouver ce qui s’est perdu de moi. » En quoi écrire sur Thérèse consiste alors, par truchement, à rédimer une part de vous-même ? Laquelle ?

Je ne crois pas avoir pris la voie de l’hagiographie en écrivant. La sainteté est une construction institutionnelle et politique ; moi j’ai toujours parlé d’être souffrant à être souffrant, dialoguant avec elle (et avec d’autres) sans chichi. Comme je le disais, j’ai repris un manuscrit inédit dont le cœur était la perte de foi de cette jeune femme. C’est ce qui m’intéressait : comment survit-on psychiquement, alors qu’on est confronté à la mort (une tuberculose incurable), à un effondrement d’une foi qui a orienté toute notre vie ? Comment fait-on pour ne pas sombrer (ni se profaner) avant de mourir ? En effet, Thérèse malade perd la foi, c’est-à-dire que son ciel intérieur (ce que je nomme la volière) se crève et est désertifié : tout n’était qu’illusion ! Elle devient obsédée par le néant, est harcelée par des voix mentales qui lui disent : Il n’y a rien après, tu ne reverras jamais tes morts chéris. Après quoi, elle continue en se débattant intérieurement et jusqu’au bout, en voulant croire, en ne désespérant pas du « pur amour » qui la porte (à propos de cette notion, je pense à l’essai de Jacques Le Brun).

J’ai fait paraître récemment, aux Éditions du Chemin de fer, un court texte, L’Instant du toujours. Il y est justement question de ce malheur qui frappe quand l’amour en nous est occulté, ou pire quand on se met à le haïr parce qu’il nous a dupés ou trahis. C’est un livre sur la passion malheureuse (inspiré par une relecture de l’essai de Simone Weil, L’amour de Dieu et le malheur). Chez Thérèse, malgré l’incompréhension pour elle de cette éclipse intérieure, on constate qu’elle garde confiance en son Aimé silencieux. On peut bien sûr lire cela avec les outils psychanalytiques : comment faire pour que l’imago porteuse de nos projections d’amour ne se soit pas occultée ou détruite en nous avec nos déceptions et désillusions. C’est ainsi que je verrais, en non-croyant, ce qu’est peut-être l’amour de Dieu (parangon d’amour inconditionnel et source d’un salut – instance idéale pour le petit enfant) – mais aussi ce qui peut prendre sa place : pour moi, l’écriture (même si je ne suis pas sûr qu’on puisse dès lors parler d’amour).

Pour en revenir à La Sainte, mon intention très vite n’a plus été seulement de considérer la Thérèse des lettrés, mais de revenir à celle vue par ma famille et, comme cette sainte fut très populaire, telle qu’elle fut chérie (et moquée) par d’innombrables familles, parfois au-delà même du christianisme. C’est la figure de la thaumaturge qui m’attirait. Celle vers qui l’on va quand rien d’autre n’offre d’espoirs. Moins la faiseuse de miracles évidemment que l’ultime recours affectif. Se tourner vers l’irrationnel, quand on a exploré toutes les voies rationnelles et pragmatiques possibles, est parfois une façon de retrouver une sorte de liberté rêveuse : il n’y a que ceux qui n’ont jamais été condamnés qui rient de tels élans. A mes yeux, c’est quelque chose de profondément humain, c’est un élan pour ne pas étouffer de renoncement avant même de mourir, un sursaut de vie tout simplement – qui déjoue souvent le rationalisme.

Je savais que j’allais orienter ce récit vers cette crise de ma confiance en l’écriture ou la langue (ou je ne sais quoi qui a pris le prétexte de la littérature en moi). Comme si l’idée d’un salut, et de l’angoisse du néant qui la sous-tend, s’était transférée de la foi religieuse de jeunesse en cette autre sphère à quoi j’attribue une dimension sacrée et qui serait l’écriture. Lorsque cette foi-là s’est mise à défaillir brusquement, me sentant vaciller psychiquement, je n’ai pas vu pour m’aider meilleure compagne que cette Thérèse. Il est possible aussi qu’un reliquat de superstition ait joué son rôle et que, comme tant de malades qui ont voulu la garder près d’eux, j’ai eu confiance en son expérience chaotique pour guider l’écriture de la mienne. En un autre temps, j’avais été accompagné par quelques auteurs des camps, Primo Levi et Charlotte Delbo. Eux aussi ont d’ailleurs évoqué les mouvements irrationnels dans les situations de déréliction.

Patrick Autréaux © DR (© éditions Verdier)

Ce qui ne manque pas de frapper également dans La Sainte de la famille, c’est le caractère mystique qui soulève le texte, comme si la foi qui s’y dessine lançait un appel, se donnait comme un vocatif du monde. C’est ce que vous suggérez d’emblée en évoquant votre séjour dans un monastère : « J’y découvris qu’écrire m’ouvrirait ce non-lieu qui semblait m’attirer. Dès lors, littérature et sainteté ont eu en moi un improbable rendez-vous. » Vous dites, porté par cette interrogation mystique, que « Ecrire n’est pas prier. Et parfois si. ». En quoi ainsi l’écriture apparaît pour vous comme cette possible prière ? Quel lien mystique se tisse là ?

J’ai mis beaucoup de temps à penser cela, ces liens entre littérature et ce qu’on nomme sainteté (il faudrait expliciter ce dont ce mot est chargé dans notre culture). Je me retiendrai d’être trop affirmatif sur ce sujet, et je reprendrai pour point de départ l’effondrement. Comme j’ai commencé à sérieusement écrire en reconsidérant mon lien à la littérature au travers de mon expérience de la maladie, j’ai peu à peu transféré mes attentes et me suis constitué un « ciel » qui n’avait plus rien de la vieille foi, mais était empli d’un résidu d’espoir de rédemption par la littérature, je l’ai dit. C’est bien sûr une attente affective.

Et puis il y a eu ce grand vertige que je décris sur cette avenue à New York. Ce qui s’est alors découvert en moi, c’est un trou très ancien. Croire en ce qui s’était nommé Dieu puis œuvre littéraire l’avait illusoirement calfaté. C’est ce sans-fond que je retrouvais (quelle qu’en fût l’origine, séparation ou deuil précoces – pour le dire en termes winnicottiens – et, au-delà, cette détresse archaïque, l’Hilflosigkeit dont parle Freud). Sans-fond sur lequel il me semblait marcher en flottant. Sans-fond que j’avais tenté depuis longtemps, toujours peut-être, d’apprivoiser. Comme je l’ai dit, je traversais une crise intérieure, j’avais cessé d’écrire pendant des mois après la parution d’un de mes derniers livres, je croyais même que j’étais un écrivain mort. Et puis j’ai retrouvé de la joie à écrire : l’écriture pouvait ne plus être une planche de salut, mon désir ne tarissait finalement pas. Toutefois, me lançant dans ce récit, j’ai eu l’impression d’un au revoir. A quoi ? Je ne sais pas vraiment. J’ai écrit avec en moi un trou ouvert, vers quoi je reviens, que je voudrais cerner, mais où ce qui était douloureux s’est éteint ou dont je suis détaché. Me semble-t-il. Car je sens bien que, cernant le trou en écrivant, on risque de l’approfondir et y ranimer des spectres. On croit endiguer et ça nous déborde. Je mesure la fragilité de ce compromis avec le gouffre. Écrire n’offre pas le salut mais son illusion, et souvent le vertige ! Les deux mêlés.

Dans le dédoublement biographique qui fonde La Sainte de la famille, vous en venez à évoquer une question qui vous est chère, celle de la thérapie. A l’instar de vos précédents récits, la thérapie rentre dans un faisceau d’interrogations sur la poétique même du récit et plus largement sur la manière dont écrire peut entretenir ou non des liens avec la guérison. Vous dites ainsi en visionnant Docteur Jivago que vous vous destinez alors à être, dites-vous, poète et médecin. Est-ce que finalement La Sainte de la famille est l’accomplissement ultime de cette promesse faite à soi d’être médecin et poète ?

Vraiment beaucoup de livres ont été écrits sur Thérèse, la plupart depuis un référentiel religieux. Des essais psychanalytiques aussi. Son histoire familiale est chargée, très mortifère. Mais dans ce cadre, translaté en partie au couvent (trois de ses sœurs et une cousine proche sont entrées dans le même carmel), et au sein de son référentiel catholique (celui français réactionnaire du XIXe), elle a réussi à s’échapper. Elle s’est réinscrite dans la lignée des mystiques qui, à la fin du Moyen âge dans les béguinages, ont privilégié la dimension féminine ou maternante de la transcendance. Les livres de Jacques Maître, sociologue du catholicisme de la fin du XIXe, sont éclairants à ce sujet. Maître s’est servi d’une grille de lecture winnicottienne pour son étude du parcours thérésien. Fort de ces travaux, on peut lire cette sainte comme une analysante. Et on le sait, qui s’analyse devient souvent thérapeute. J’ai joué avec cela. D’autant que cette jeune moniale a été déclarée Docteure de l’Église (la troisième femme seulement à l’avoir été). Comment ne pas jouer de ce titre ? Là encore, du fait d’analogies biographiques, j’ai mêlé son destin à celui de ma famille. D’autant que les petites découvertes personnelles que j’ai faites grâce à elle m’ont mené en analyse ! Par ailleurs, c’est après m’être replongé dans ses textes que j’ai compris comment j’allais écrire mon premier récit, Dans la vallée des larmes. Il m’a fallu longtemps, sinuer autour de ce que je sentais devoir écrire, pour accepter d’aborder cet intime de la sphère intérieure, cette volière. Cela, me semble-t-il, m’éloigne de l’autobiographie ou de l’autofiction, et se rapproche de l’autographie à la Leiris peut-être ou de certains textes de Bataille.

Pour en venir à votre question, je suis embarrassé par le mot promesse. Mon vœu de devenir médecin était une forme d’injonction inconsciente, surgie d’un contexte familial (faire le miracle non advenu dans mon enfance !). Je l’ai transformée avec le temps, m’en suis en partie détaché. Il n’est pas impossible que le devenir écrivain ait été aussi induit par mon grand-père (je l’évoque brièvement par l’allusion à une revue qu’il m’offrait adolescent). Mais c’est surtout après avoir été malade et avoir repoussé violemment ma vie professionnelle, en laquelle quelque chose d’essentiel en moi n’était pas épanoui, que j’ai retrouvé cette fameuse note de Deleuze, citant Le Clézio : « Un jour, on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine. » Serait-ce là que s’esquisse l’accomplissement des promesses d’antan ? Même si je n’enferme pas la littérature dans une visée utilitariste évidemment. Entendre médecine au sens d’art qui libère, d’art qui rend à la joie. Deleuze encore.

Sondant toujours la manière dont l’écriture se tisse, vous ne manquez pas d’ouvrir une nouvelle interrogation poétique avec La Sainte de la famille en évoquant le boitement. Si le boitement ne manque pas de convoquer Œdipe, il renvoie plus largement à la forme littéraire que vous recherchez, telle que vous l’exposez avec force comme suit : « Il se peut même que je cherche depuis une forme littéraire qui me permette de dépasser ces représentations spatiales, pour leur adjoindre sans les abolir des dimensions qui intègrent temps et espace, combat et calme, pour restituer aussi un continuum ponctué de décrochés. Je boitais pour de bon désormais… » Avant de conclure : « Ecrire, c’était boiter ». Pouvez-vous revenir sur cette vision de l’écriture comme boitement ? En quoi offre-t-elle la possibilité d’une forme ?

Deux fois, je cite un vers de Rückert qu’évoque Freud lui-même à la fin de Au-delà du principe de plaisir : « Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant. » Ce vers m’a toujours paru un rien énigmatique, tout en s’adressant à moi profondément : d’abord parce qu’enfant j’ai été opéré d’un pied et que je boite légèrement ; mais aussi parce que j’ai toujours senti que quelque chose n’allait pas de soi en moi, comme nous tous certes, mais qui m’a souvent donné l’impression d’un inconfort dans les milieux auxquels j’étais censé appartenir. Évidemment ma sexualité, et puis la distance d’avec mon milieu d’origine, et puis un esprit critique qu’on m’a reproché toute ma vie dans ma famille ; et aussi, une tendance à refuser les attachements institutionnels, à préférer les anarchistes à n’importe quels autres penseurs. La confrontation avec la maladie a accentué cette tendance à ne pas pouvoir marcher droit et m’a ouvert à une autre parole (version personnelle de l’empoignade de Jacob avec le Sans-nom), et je n’écris plus de la même façon depuis, évidemment.

Un ami m’a fait remarquer un jour que j’avais l’habitude de marcher sur le bord des trottoirs. Et c’est vrai, j’aime marcher là où je peux vaciller, où je cherche l’équilibre et m’amuse du déséquilibre. Je m’y sens bien, je m’y sens juste, j’y joue. Or dans l’écriture, je ne perçois de justesse que placé à cet endroit-là ; même pour des affirmations qui pourraient sembler péremptoires, je tente de les écrire de sorte qu’elles soient dites depuis ce bord du trottoir. Boiter, c’est peut-être tenter d’écrire de tous les endroits à la fois – sinon de les concilier, du moins de tenir compte de l’instabilité. Cela induit une démarche chaloupée, sinueuse, si l’on veut, qui est pour moi devenue l’écriture elle-même. On m’a reproché parfois ma ponctuation ou des phrases complexes ; j’entends les critiques, mais c’est un symptôme profond, mon corps et mon esprit sont comme cela. Les œuvres qui tendent à la simplification des êtres humains, même si elles aident à comprendre ou à se libérer, je m’en méfie, leur vérité me semble une menace pour la biodiversité de la pensée ! Je ne sais au fond si la boiterie en soi offre la possibilité d’une forme, mais je suis assez sûr qu’écrire c’est faire de son corps-esprit une langue, que donc on y transmute des symptômes (intimes, sociaux, etc). Même s’ils ne sont pas, bien entendu, l’explication ultime d’une langue.  

Ma dernière question voudrait porter sur les lectures qui ont pu accompagner l’écriture de La Sainte de la famille. Vous évoquez, adolescent, l’approche patiente d’un volume de Jankélévitch, La Mort, mais aussi la découverte de la poésie de Max Jacob. Quelles sont les autrices et les auteurs qui ont guidé ici votre chemin d’écriture ?

Sur Thérèse, j’ai relu des textes clés à mes yeux. L’un de Maurice Bellet sur l’illusion. Ces deux de Jacques Maître : L’Orpheline de la Bérésina et Mystique et féminité, où il évoque la féminisation du divin dans la mystique rhénane. Quelques-uns de l’éditeur scientifique des œuvres de Thérèse, Claude Langlois, surtout celui sur les Derniers entretiens, dont la composition et l’authenticité ont été sujettes à polémique. J’ai très peu lu ou relu d’ouvrages littéraires (sauf La Légende du saint buveur de Joseph Roth, pour lequel j’ai beaucoup de tendresse et dont j’ai toujours imaginé un extrait en exergue de mon récit), mais plutôt des essais sur les saints et sorciers guérisseurs, en Occident et ailleurs (par ex. Le Sens du mal, Marc Augé et Claudine Herzlich). Je souhaitais penser à la Thérèse de ma famille, celle des petites gens, comme le symptôme d’un besoin anthropologique. J’avais été très impressionné par une collection d’ex-voto de l’époque gallo-romaine au musée de Châtillon-sur-Seine. Cela faisait penser à ceux qu’on voit dans le monde hispanophone et, dans leur forme plus abstraite, à ces plaques de marbres dans les églises. Un besoin analogue s’exprime là. Demander, dire merci, témoigner de son impuissance. Autant que la psychanalyse, l’anthropologie est une source essentielle de réflexion et de préparation, comme tout ce qui joue avec le relativisme et les universaux. J’ai tendance à vouloir aller au bout des possibles rationnels dans la compréhension des phénomènes (et sentiments), pour ensuite tenter de cerner ce qui échappe, ce qui résiste et relève de l’imaginaire subjectif, ce qui garde une aura un peu mystérieuse, et que la pensée n’épuise pas. C’est à partir de là que j’écris, le plus souvent.

Enfin, réfléchissant au projet plus large de ce Constat, je relisais en parallèle Camon, comme je vous le disais, et aussi Pascal et Clarice Lispector (à cause de leur métaphysique de l’abîme, et en vue de deux articles à paraître). Mais surtout, j’ai relu les Confessions de Rousseau et Les Rêveries. Il me fallait revenir aux sources modernes de l’autobiographie pour mieux comprendre ce que je vais continuer de faire.

Patrick Autréaux, La Sainte de la famille, Verdier, janvier 2023, 160 p., 18 €