Redécouvrir Paul Valéry aujourd’hui

Paul Valéry, Cours de poétique I et II et Paul Valéry photographié par Henri Manuel vers 1925 (Wikicommons)

Le cours de poétique donné au Collège de France par le grand poète et penseur Paul Valéry fait partie de ces œuvres volontiers évoquées par les uns et les autres alors même que nous ne pouvons pas les lire et en vérifier le contenu. En dépit de son absence, ce cours est donc éminemment présent dans notre imaginaire de lecteur et participe pleinement de l’image que nous nous faisons de la littérature. Et c’est sur la foi des deux seuls textes publiés de son vivant par l’écrivain que la critique et les auteurs s’y réfèrent : « De l’enseignement de la poétique au Collège de France » – qui était le programme d’enseignement que Valéry avait distribué aux professeurs du Collège pour présenter son projet et sa candidature ; la « Première leçon du cours de poétique », qui reprenait le contenu de sa leçon inaugurale. Comblant un important vide éditorial, William Marx, spécialiste de Valéry et lui-même professeur au Collège de France, a mené l’enquête pour reconstituer ce chef-d’œuvre de la pensée du XXe siècle dont il publie chez Gallimard une édition critique en deux volumes.

Né à Sète en 1871, Paul Valéry fut d’abord l’auteur de poèmes symbolistes avant d’être victime d’une crise intellectuelle en octobre 1892, au cours de la « nuit de Gênes » où il renonce à la poésie pour se consacrer entièrement à la rigueur de la vie de l’esprit. C’est seulement au début des années 1910 qu’il renoue avec la poésie et publie ses grands chefs-d’œuvre que sont La Jeune Parque (1917) et Charmes (1922). En 1937, il est élu au Collège de France pour y dispenser des cours de poétique jusqu’à sa mort en 1945. Des cours de poétique et non de poésie. C’est-à-dire de cette discipline qui interroge les propriétés du discours littéraire et identifie les lois générales permettant de rendre compte des œuvres. Le mot, jadis employé par Aristote dans sa célèbre Poétique, sera popularisé longtemps après la mort de Valéry par plusieurs chercheurs, comme Gérard Genette, ainsi que par la revue Poétique fondée par le même Gérard Genette, Hélène Cixous et Tzvetan Todorov.

Si rien ne prédisposait le poète à se faire enseignant, celui-ci avait toutefois développé depuis près de vingt ans une réflexion forte et personnelle sur la création et l’art, aussi bien dans des conférences et des textes théoriques comme Eupalinos et Variété, que dans le secret de ses immenses Cahiers, que les Éditions Gallimard commenceront à publier dans les années 1970, une trentaine d’années après son décès.

Dans une introduction aussi accessible qu’érudite, William Marx retrace pour nous l’aventure intellectuelle hors norme que furent ces cours de poétique. Il rappelle que « la posture anti-historique de Valéry pouvait paraître aller à contre-courant du mouvement de scientifisation et d’historicisation des études littéraires promu en France, depuis le début du XXe siècle, par Gustave Lanson », si bien que son élection au Collège de France ne s’imposait pas, à l’époque, avec l’évidence qu’on lui trouve aujourd’hui.

William Marx revient aussi sur la singulière fortune posthume de ce cours de poétique qui, en raison des deux seuls textes publiés du vivant de l’auteur, était devenu « le serpent de mer de la critique et de la théorie littéraires : on en parlait sans l’avoir jamais vu ». « On s’y référait uniquement par ouï-dire, simplement parce qu’on savait qu’il avait eu lieu ; parce qu’on savait que Paul Valéry, dans ses textes publiés comme dans ses Cahiers privés, développa une réflexion essentielle sur la littérature et sur les arts, qui fait toujours autorité parmi les critiques, les philosophes, les écrivains ; parce qu’on subodorait que ce cours aussi avait dû avoir une importance particulière pour lui ; parce qu’on en trouvait, ici et là, des traces chez des auditeurs du cours. »

L’introduction de William Marx fait dans le même temps la lumière sur les difficultés et les principes d’édition du texte ainsi que sur les supports utilisés, à savoir les documents préparatoires des leçons de Valéry et des transcriptions complètes de quelques-unes d’entre elles, soit plus de 2500 feuillets conservés dans le fonds Valéry du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.

William Marx dépeint aussi le contexte de ces cours et en propose une analyse année par année, qui en fait apparaître les lignes de force et rend visible le cheminement intellectuel de Valéry au cours de ces années d’enseignement. William Marx démontre ainsi que le cours de poétique « constituait la synthèse la plus accomplie de toute la pensée » de Valéry : « l’écrivain et le théoricien s’y donnait tout entier, sans rien cacher des complexités et des difficultés de ses conceptions. » C’est en effet dans ces cours que Valéry rassemble toute sa réflexion sur l’esprit, le corps, l’art, la littérature, la science, la société, la civilisation, bref sur l’homme, dans ce qui se présente comme une véritable somme ou une « anthropologie totale de la vie de l’esprit ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la littérature n’est donc pas le thème principal de ces cours, puisque Valéry se penche plutôt sur ce qu’il nomme les « œuvres de l’esprit », dans un pas de côté qui l’autorise à désacraliser la littérature en n’en faisant qu’« un cas particulier de l’activité humaine », au même titre que les jeux, les arts, la musique ou la science. La littérature peut ainsi devenir l’objet d’un discours à prétention scientifique ; et la poétique telle que la conçoit Valéry une science totale de l’homme, envisagé dans son corps biologique comme dans son corps social, Valéry développant même une approche sociologique qui apparaît dans la cinquième année du cours. On est ainsi frappé par la cohérence de sa réflexion sur la création, bien que Valéry modifie progressivement certaines de ses positions, notamment sous l’influence de l’évolution des sciences humaines et sociales à l’époque. C’est pourquoi William Marx peut affirmer que ces cours sont un « authentique monument de la pensée, échappant aux cadres préétablis et dessinant de manière fulgurante certaines des évolutions les plus radicales de l’entreprise théorique au XXe et au XXIe siècle. » Il avance ainsi qu’il est tout à fait juste de « parler d’œuvre à propos du cours de poétique ».

Et c’est grâce à cette œuvre que le lecteur découvrira l’image d’un auteur relativement différente de celle qui s’est imposée dans l’imaginaire collectif – à savoir celle d’un poète résumant la poésie à un pur exercice mental, s’éloignant du réel pour survaloriser l’œuvre et se défaisant de toute approche biographique. C’est donc aussi et surtout un autre Valéry que nous sommes amenés à rencontrer, en percevant à quel point cette image est finalement bien réductrice et ne permet pas de saisir la richesse de la pensée de l’auteur du « Cimetière marin ». La publication du cours de poétique de Valéry apparaît dès lors comme une puissante invitation à relire un poète assurément moins lu aujourd’hui que par le passé et qu’on gagnera à redécouvrir ou à découvrir.

Paul Valéry, Cours de poétique : Le corps et l’esprit (1937-1940), tome 1 et Cours de poétique : Le langage, la société, l’histoire (1940-1945), tome 2, éditions de William Marx, Gallimard, « Bibliothèque des idées », janvier 2023, 688 et 752 p., 28 et 29 € — Feuilleter le tome 1 et ici le tome 2