Érotique et mystique, sensuel et spirituel : c’est à la croisée de ces aspirations et de ses désirs en apparence contradictoires que s’écrit Pussyboy de Patrick Autréaux, son plus beau récit à ce jour et sans nul doute déjà l’un des plus remarquables de cette année 2021. Contant la liaison qui l’unit un temps à Zakaria, Autréaux dévoile un texte d’une rare puissance d’intellection de la vie, du tissu impalpable qui unit un être à l’autre, même furtivement. Interrogeant le rapport ardent à la foi religieuse, Pussyboy ne se donne pas uniquement comme un récit d’une passion amoureuse mais aussi comme un questionnement mystique en action. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de Patrick Autréaux le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau Pussyboy qui vient de paraître. Comment est née en vous l’idée de cristalliser en un récit la relation qui vous a, un temps, uni à Zakaria ? Y a-t-il une scène ou une image en particulier qui vous ont décidé à écrire cette histoire qui obéissait, selon vos propres mots, à « des règles fluctuantes » ? N’y a-t-il pas enfin à l’origine de ce texte un autre de vos textes portant sur Jean Genet paru en 2018 dans la NRF, intitulé « Les Saintes Huiles de Jean Genet. De lait, de sperme et de fumée » où vous affirmez notamment qu’il s’agit toujours de « Composer ou de peindre avec ses fluides » ? Est-ce pour écrire ces fluides que Pussyboy a été notamment composé ? Est-ce que, plus généralement, Genet est à l’origine du désir d’écrire ce texte ?
Avant même l’origine, cette phrase : « Il y a des hommes qui sont aussi bien que les femmes. » Lacan, dans Encore à propos de Jean de la Croix. Plus tard, il y a eu le poème de Cavafis, Imenos, dans la traduction de Dominique Grandmont (je ne l’avais pas remarqué dans celle de Yourcenar). Et gardé comme un talisman. Il disait le cœur d’une expérience que j’étais en train de vivre. Avec lui, j’ai ouvert un fichier « usage de soi » (je lisais bien sûr Foucault à l’époque), et j’y ai noté des citations, des réminiscences, des amorces. Surtout sur ces rares moments quand on est projeté dans le temps au cours d’un acte sexuel ou quand l’effacement des repères corporels déroute complètement. J’accumulais aussi des articles et images, des shunga surtout, à thèmes homosexuels ou non, des photos (notamment celle de Pixy Liao, que j’ai tenu à avoir en bandeau). Quand on m’a proposé de participer aux rencontres de Chaminadour sur Genet, m’est venu ce texte des saintes huiles que vous évoquez. Je terminais Quand la parole attend la nuit qui m’avait coûté, et ça s’est mis à fuser. Relire Genet a eu un effet désinhibiteur plus qu’une immédiate influence. Très vite, je me suis ennuyé à écrire les actes sexuels, je voulais donner vie à ce que je lis rarement : ni les fantasmes, ni les souvenirs, ni les actes, mais les reculades du temps, ces « fusées », des incongruités, des scènes imaginaires. J’ai repris une veine déjà explorée avec Le Dedans des choses ; et un livre de bric et de broc s’est esquissé, centré sur cette relation érotiquement intense. Peu à peu s’est imposée une écriture clinicienne, qui déraillait par moment. La rencontre du très écrit et du pulsionnel fait des étincelles. C’est ainsi que j’ai pu pousser loin, déséquilibrant l’équilibre, laissant surgir des rapprochements, des coïncidences qui dérangent.
Pour en venir au cœur de Pussyboy, remarquons sans attendre que ce récit, comme la ligne cristalline d’une relation pourtant vécue comme par intermittence, s’impose comme une inflexion nouvelle dans votre œuvre. A la différence de vos précédents récits qui faisaient davantage état de la maladie ou pouvaient s’engager dans la relation de l’analyse et de la thérapie, Pussyboy s’offre comme un récit violemment et puissamment charnel. La matière autobiographique dont votre écriture se nourrit se tourne ici résolument vers un grand cri de vie. Diriez-vous pour reprendre le titre de l’un de vos précédents textes que Pussyboy, plus encore que vos récits précédents, est le récit du Grand vivant et pousse un grand cri de vie par sa narration érotique et pornographique ? Diriez-vous qu’il s’agit d’un grand récit de revie où la mort et sa menace sont repoussées à la manière d’une parenthèse le temps que le récit et le sexe durent ?
Vous êtes meilleur juge que moi. Dans la vallée des larmes portait déjà l’émergence violente du désir. Ici, elle est moins brouillée par le souci d’une mise en récit, même tenu en laisse. J’ai fait un peu de chemin et me suis distancé du contexte morbide de cette re-vie. Je n’ai rien à reconstruire. Oui, il s’agit bien d’une parenthèse, mais si la mort et la menace sont repoussées, une autre limite se dessine : le domaine des fantômes « féroces gardiens de nos propres censures », écrit Annie Le Brun. Un signe sans ambiguïté pour moi confirme pourtant votre intuition : je suis souvent tombé malade en terminant mes livres, malade de soulagement, si l’on veut. Pas après celui-ci. J’ai continué de jubiler, parfois en étant rattrapé par une panique presque jouissive de penser à ce que j’avais écrit. C’est un texte joyeux, je crois, même si la relation entre ces deux-là se disloque. C’est pourquoi je voulais le finir par une scène de presque recommencement. Rompre à tout prix la linéarité autant que la répétition cyclique, toutes deux mortifères. Tendre à la spirale temporelle. Et il n’y a guère que le sexe et la mystique qui offre cela, parfois la poésie – le lieu du désir agissant.
Érotique et pornographique sont deux termes qui ne cernent qu’une infime part de Pussyboy tant s’y donne à lire une puissance et une interrogation spirituelle où la raison ne cesse de le disputer au corps, à son expression, sa jouissance libérée. De fait, lorsque vous évoquez Pussyboy, vous n’hésitez pas à parler, avec force, d’« un traité de mystique appliquée ». Et on voit combien à la lecture de votre récit s’éprouve la justesse de cette remarque tant Pussyboy interroge la part de mystère liée à la relation avec Zakaria, mystère et questionnement critique qui prend un double visage mystique. Pussyboy est un texte aux accents spirituels.
Le premier consiste à interroger à mesure que l’histoire avec le jeune homme s’intensifie une série de questionnements sur la foi notamment religieuse. Zakaria est musulman et s’affirme croyant. Loin d’évacuer la question, le récit place précisément la foi au cœur de son questionnement : la croyance du jeune homme devient l’occasion d’une tendresse, une manière, comme chez Jean Genet, de vouloir encore cerner et étreindre un peu davantage le mystère de l’autre. Diriez-vous ainsi que la part mystique de Zakaria s’impose précisément dans Pussyboy comme une charge érotique supplémentaire ? S’agit-il pour vous d’un contrepoint nécessaire à la puissance du corps, et à sa jouissance qui ne cessent de se donner dans le récit lui-même ?
Si par érotique on entend un mouvement de dévoilement, je vous répondrai oui. Même si ce ne sont pas les croyances ou l’exotisme d’une religion qui sont érotiques pour moi ici, mais le partage de cette intimité-là. C’est à mon avis la progressive confiance de Zakaria dans le narrateur qui déploie l’érotisme. Je l’ai écrit dans La Voix écrite : gêne et honte, dans notre pays en tout cas, sont souvent associées à « l’aveu » de l’émotion spirituelle, qu’elle soit religieuse ou d’une autre nature (je pense aux mystiques matérialistes, dont je me sens proche). S’imagine-t-on alors que la raison s’égare et que le pulsionnel surgit, chargé de furie, de violence, de monstres ? C’est parfois vrai. On oublie que c’est une zone d’enfance, de doutes, de fêlures, autant que de conviction. La foi est un des lieux de nudité difficiles à partager. Peut-être parce que c’est une zone de désir – une volière (un espace transitionnel, pour le dire en termes winnicottiens). Mais les instances et défenses autoritaires, patriarcales, reviennent vite à la charge : le désir reste une menace, le lieu de l’échappée, autant qu’un moteur – individuellement et collectivement. C’est ce que je voulais esquisser avec Zakaria dont la foi se raidit peu à peu, devenant plus religieuse et moins mystique. Il est assez clair que cela tient à l’interdit sexuel. Le narrateur n’y peut rien, parce que leur vie sociale est différente, parce que Zakaria clive sa vie intime de sa vie sociale. Situation assez courante, et que les avancées sociétales n’éliminent pas. Restent la famille, l’intériorisation du regard des autres. Le placard ne disparaît pas entièrement. On ne peut que le constater. Dans un tel contexte, que Zakaria se sente en confiance de n’être pas moqué ou jugé est ce que je trouve le plus bouleversant : sur ce terrain-là, si fragile, il se donne. Cela est puissamment érotique. Je crois que les amants vivent un réel partage pendant quelques mois. Très proche de l’amour. Mais comme dans la mystique arrive un moment dans l’exploration du corps, où l’on pousse vers des zones plus confuses, où l’excitation côtoie le trouble et s’inverse en dégoût, où reparaissent les démons (ces distorsions de l’imaginaire dues aux interdits et censures). Le récit se déplie en suivant le déplacement des frontières intimes. Une épreuve ascétique par le truchement du corps. C’est pourquoi que je qualifie ce texte, avec un soupçon d’ironie, de « traité de mystique appliquée. »
Cependant, la mystique appliquée que vous évoquiez plus haut ne se limite pas à interroger la foi religieuse, elle interroge aussi, de manière violemment plus immanente, la relation même entretenue avec Zakaria et la part surnaturelle qui affecte votre histoire. Zakaria semble, à chaque instant, une manière de supranature, de puissance surnaturelle qui se matérialise comme par miracle, à force d’actes de foi de votre foi. Il est comme le djinn du récit qui franchit la porte de votre appartement lorsqu’une expérience ascétique a réussi ou lorsque vous avez réussi, comme vous le dites, à le contraindre mystiquement. Peut-on ainsi dire que Pussyboy fait de Zakaria le lieu de l’exercice même d’une pratique mystique qui renvoie la passion à une manière de superstition infranchissable de chaque sujet ? Vous évoquez enfin notamment Lacan qui affirmait que les mystiques entrevoient toujours une jouissance au-delà de leur phallus : est-ce que cet au-delà du phallique est le cœur même de votre récit et votre relation ? Et plus profondément, cet au-delà du mystique doit-il prendre le nom de foi ou d’amour ?
Je crois que le narrateur aime flirter avec la logique superstitieuse, sans y croire, mais en croyant qu’elle affecte bien Zakaria. Et il se peut qu’il finisse par être « pris » (dans le sens de Favret-Saada, et sans jeu de mots). Entre eux, une des failles et ciment à la fois est une méfiance de la passion – la situation diffère de Passion simple, même si les analogies sont évidentes avec le récit d’Annie Ernaux. Tout en se donnant en des zones d’intimité très intime, spirituelle ou physique, quelque chose ne se livre pas tout à fait entre eux. Ils ne se perdent pas, sauf à de rares moments, et font aussitôt marche arrière. Banale illustration du « il n’y a pas de rapport sexuel », me direz-vous. Chacun reste finalement dans un cheminement qui échappe à l’autre. Mais ce que le narrateur n’a pas partagé avec Zakaria, il le partage avec le lecteur pour parvenir à ce point où on ne peut plus rien voir. C’est ce moment aveugle-aveuglé que je cherche en écrivant, et que symboliserait le non-partage de la douche ou du bain (grand thème biblique), de l’être humain nu avec son corps (qui se lave, se caresse, se soigne peut-être – lieu du soin maternel). Quant à la jouissance au-delà… Souvenez-vous de la grâce (i.e. érotique) qu’évoque Kleist à propos de l’éphèbe retirant une épine de son pied, ou de l’ours parant les coups du plus adroit escrimeur ? Quelque chose d’inconscient dans les gestes qui ne sont soumis qu’à la gravité (au non volontaire), celle qui fait danser les marionnettes mieux que les danseurs, et qui révèle en l’animal sauvage un aristocrate (l’élégance si économe des animaux) – et par animal, j’entends bien ce qui appartient à l’au-delà du langage, horizon deleuzien peut-être. Ne serait-ce pas aussi cela l’au-delà jouissif du phallique ?
Comme dans l’expérience mystique, il y a enfin, au cœur de Pussyboy, le souhait profond, esquissé à plusieurs reprises, de vouloir trouver non le silence mais la fin du langage. Entre Zakaria et vous, se dessine le vœu d’atteindre à une relation d’une plénitude absolue qui rendrait le langage aussi vain que superflu comme de toutes ses forces le mystique retente l’union non entravée par le langage toujours vécu comme un obstacle, l’opacité ultime – celle toujours en trop.
N’est-ce pas ce désir mystique qui transparaît dans les réflexions suivantes : « De l’extérieur, si je me revois accomplir les galipettes usuelles, rien ne devait paraître différent d’un porno standard, mais du dedans je sentais qu’il y avait encore entre ces loulous et moi un écran, un opercule, un tampon d’esprit. Ils n’étaient pas assez animal ou l’étaient trop, c’est-à-dire qu’ils le jouaient. Plus qu’un dérèglement, je cherchais l’extinction du langage. » ? Est-ce que cette extinction est donc votre souhait mystique ultime ?
Vous avez raison de différencier « silence » et « extinction du langage. » Il y a aussi un silence mélancolique, qui est une atteinte plus douloureuse du langage. J’en ai fait de brèves expériences. Quand la langue maternelle se dérobe, quand l’envie du français s’éteint, et que je surnage en anglais, langue qui n’est pas aimée mais à quoi je m’accroche par des bouts de poèmes dans ces moments-là. C’est l’expérience d’un exilé, que je ne suis pas socialement, mais que parfois je deviens spirituellement face à ce trou qui me chasse de moi-même. Mais ce dont on parle ici, c’est autre chose. La peinture l’aborde mieux peut-être, même parasitée de commentaires et de mots. La musique bien sûr. Plus rarement la littérature, la poésie parfois. Serait-ce tendre à cet « infans », l’enfant d’avant le langage (J.-B. Pontalis ou E. Gomez-Mango l’ont beaucoup évoqué) ? Cet enfant d’avant, qui ne sait pas nommer, c’est celui que visent, je crois, les mystiques. Mais on ne le touche que par effraction, à l’improviste (se sentir bébé) dans un acte intime, où confiance et abandon sont possibles (ça peut être aussi des effractions de refoulés traumatiques, les psychanalystes ont décrit cela). Alors on est propulsé : à la fois retour et au-delà. Comme vous le voyez, ma lecture n’est pas spiritualiste, mais celle d’un matérialiste mystique. Pour en revenir à cette extinction du langage, je pense à Melville. Cette zone, il l’entrevoit en écrivant Moby Dick, ce prodigieux coup de sonde. Il exprime quelque chose qui le laisse supposer dans une de ses lettres, alors qu’il termine ce roman démesuré. Il écrit qu’il « atteint à présent la couche la plus profonde du bulbe et que bientôt la fleur se flétrira. » Il a pourtant écrit longtemps encore. Son livre n’a pas épuisé la langue en lui, mais lui a peut-être fait pressentir ce moment de l’extinction du langage – parce qu’on sait « tout ce qu’un homme peut apprendre » (Genet à propos du vieux Rembrandt). Je réfléchis beaucoup à cela, à ces expériences où on se tait, où on n’a plus besoin de s’exprimer. Pour moi, écrire ce serait viser cela : n’avoir plus besoin d’écrire, et encore moins de parler, mais sans forcément se taire (ni mourir). Et ça ne s’atteint pas au bout d’un cheminement mais se touche par à-coups, par coups de sonde (ce qui signifie qu’une œuvre est inévitablement inachevée – non close). C’est plus un horizon qui se dérobe à l’œuvre que son aboutissement ; le sommet d’une montagne ennuagée, où ont lieu les rencontres dont personne ne peut rendre compte… Si Pussyboy est né dans le sillage d’un roman qui avait ravivé beaucoup de souffrances, il est aussi une réponse riante à la mélancolie. Vous parliez de re-vie tout à l’heure ; et j’ai écrit en souriant souvent, en pouffant même. C’était en moi Baubô qui déride Déméter l’ombrageuse, en retroussant sa jupe pour lui montrer son sexe. Dans le rire, le langage s’éteint, non ? C’est peut-être pourquoi les mystiques authentiques sont des gens joyeux (je pense à Thérèse Martin, jeune femme pour qui j’ai une grande tendresse).
Si, dans Pussyboy, l’érotisme et la pornographie forment le cœur de la narration, le désir d’écrire paraît cependant ne pas se limiter au récit des ébats. La relation qui se noue à Zakaria témoigne d’un désir d’écrire qui se fait plus large et multiple : il prend, en premier lieu, une indéniable forme critique, celle d’un questionnement social et politique qui pose, entre le narrateur et son amant, la question d’un écart notamment dans la manière dont il parle français, dont il commet encore des erreurs de prononciation ou de conjugaison. Vous dites ainsi : « Sans doute est-ce cette distance qui m’a tout de suite fait entrevoir l’exception que pouvait être cette relation au regard de toutes celles que j’avais eues. Sans doute est-ce cela qui me fait, sous couvert d’érotique, vouloir écrire. » Peut-on ainsi dire que, bien plus que le corps et l’érotisme, l’écriture fournit une manière d’interrogation sur avec l’être adoré ?
En me distançant de l’écriture des ébats, il était évident que je ne pouvais faire l’économie du questionnement social et politique. Zakaria est un personnage, un peu composé, et j’ai souhaité lui prêter des traits communs à bien des proches (immigrés ou non, et pas seulement maghrébins). Sans nier l’influence sociale sur cette relation, je voulais moins souligner l’écart, en raison d’un usage bancal de la langue, que la tendresse complice de sentir une langue boiteuse. Remarquez que Zakaria ne heurte la grammaire que dans la grande excitation. J’ai grandi avec des gens qui parlaient avec des fautes, ou chez qui refaisaient surface, dans les moments d’intense émotion, un accent, des mots de patois ou la langue régionale. Cela m’a toujours bouleversé, attendri ou attristé, selon les circonstances. Ces écarts ont constitué et constituent encore le paysage sonore de mon quotidien (sans omettre que je vis en partie dans un pays non-francophone et que moi aussi je parle avec un accent, et en faisant des fautes, la langue de l’autre), je les aime profondément. Outre qu’ils témoignent d’une réalité sociale, ou qu’ils sont, comme dit Alain Fleischer, des « fantômes dans la langue », ils appartiennent au registre du chant et donc du corps – gosier, lèvres, dents. C’est en cela qu’ils participent ici de l’érotisme.
Un aspect remarquable de Pussyboy consiste également à réactiver le mythe de l’androgyne, tel que notamment Platon le rapporte dans Le Banquet. Dès le mot-valise du titre qui mêle féminin et masculin, le récit joue, à plusieurs reprises, d’une permutation des places, des rôles et aussi bien des stéréotypes sociaux et sexuels entre homme et femme. Pussyboy paraît ainsi construire une manière d’androgyne comme union rêvée mais impossible entre homme et femme, un double corps : discursif et narratif tel qu’il est exposé dans le récit, et organique qui flamboie avec le terme même de « pussyboy ». Seriez-vous d’accord avec ce propos ?
Votre analyse est très juste. Cela fait partie d’un travail conscient de construction. C’est une ligne essentielle du livre : arriver jusqu’à l’oxymore (figure par excellence de la mystique) du « plus je me sens femme, plus je bande. » Et dans la dérégulation que provoque l’intensité érotique, parvenir à faire valser les rôles, les identifications, les fantasmes et petites fixations du désir, tout en cartographiant son corps par le désir. Cela me semble une réelle réappropriation par le sujet de ce dont on le (et il se) prive souvent : ces remontées et traces de la sexualité infantile (se sentir bébé devant un sexe, devant des seins, devant des fesses, c’est-à-dire halluciner des parties du corps de l’autre, qui deviennent lieu de projection archaïque. Les psychanalystes après Mélanie Klein ont décrit cela). J’ai soigneusement évité les termes stéréotypés sur les rôles. De l’anti-Grindr ? Du refus à catégoriser ? Si on peut repérer des rôles au début, ils sont vite mis en doute, effacés, rendus plus flous, effrangés (même si on sait le plaisir qu’on peut prendre à se ranger dans une catégorie – mais c’est un autre sujet). Chacun fait un pas vers l’autre, et cède sur ce qu’il croit initialement être sa place ou l’attente de l’autre. En ce sens, on rejoint l’androgyne. On pousse la limite vers un décloisonnement imprévu de la sexualité. Peut-être est-ce que je me leurre, mais je crois qu’on est ici conduit vers une bisexualité psychique vécue. J’avais imaginé un titre, puis sous-titre, qui devait être Récit au carré blanc, mais il tirait trop l’attention sur la censure. Thème présent, mais qui n’est au fond qu’une résistance conséquente à cette avancée vers l’androgyne. J’y ai renoncé et pussyboy, terme d’argot américain et oxymore polysémique, s’est imposé. Il m’amusait, et je trouvais qu’il mettait dans le mille.
Enfin mon ultime question voudrait porter sur les influences littéraires qui ont pu présider à l’écriture de Pussboy. Si, d’évidence, comme nous l’avons évoqué à l’entame de cet entretien, Jean Genet en est la figure majeure, on ne peut cependant manquer de penser, dans la peinture de la passion, à trois autres figures : Annie Ernaux, pour Passion simple où est questionné l’obsession pour l’être aimé ; Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux où est notamment interrogé l’attente de l’être aimé ; enfin Hervé Guibert dans Fou de Vincent pour la relation érotique. Est-ce que vous avez pensé à ces écrivains ? Est-ce que d’autres auteurs ont pu jouer pour vous un rôle dans l’écriture de Pussyboy ?
Les écrivains que vous citez ne sont pas loin. Toutefois, moins Barthes ou Guibert qu’Ernaux ou Genet. Il y a eu les essais de Quignard. Puis Dustan, dont la relecture m’a moins convaincu que sa découverte, à peu près à l’époque de ce récit d’ailleurs ; mais il m’a ramené vers Sade, notamment à cette expérience de pensée et psychopathia sexualis avant l’heure que sont les 120 journées. Et avec Sade, Annie Le Brun, placée au seuil de Pussyboy. Il y a eu La Grande nouvelle, lu et relu, de Jean-Pierre Brisset. Et aussi Héliogabale de Artaud, ou Agua Viva de Clarice Lispector, un des récits que j’aimerais savoir par cœur. Enfin certains essais de Catherine Millot, La Vie parfaite notamment, et, dans ce recueil, son texte sur Madame Guyon qui prolonge la mystique selon Lacan. Je citerai à part Claude Louis-Combet, que je connais un peu, et qui depuis longtemps avec sa femme m’incite à suivre la veine de Le Dedans des choses, avec laquelle j’ai eu ici la sensation de renouer. Dans son œuvre à lui, entre corps, mythe et mystique, il y a une altérité de regard autant qu’une proximité qui me permet de recevoir de sa démarche sans en être encombré. C’est rare et précieux… Même si je n’ai pas cité la plupart de ces auteurs et autrices, je savais d’emblée que j’allais tisser Pussyboy avec des citations. Mais des citations qui m’habitent depuis longtemps. Plutôt que d’asséner des références, je voulais dépayser le lecteur avec des vers ou morceaux de prose qu’il pourrait connaître, sans que les mots des autres m’aident à démontrer, légitimer ou illustrer quoi que ce soit. Ils se sont imposés par des associations qui me faisaient sourire. Ce sont donc des clins d’œil au lecteur, qui décalent ce qu’on pourrait lire comme une autobiographie érotique, et laissent entendre : vous ne lisez pas ce que vous croyez. Comme la pipe de Magritte.
Patrick Autréaux, Pussyboy, Verdier, mars 2021, 128 p., 14 €