Jonathan Franzen : « C’est les années soixante-dix ? Oui, oui, oui » (Crossroads)

Jonathan Franzen, Crossroads, détail de la couverture @ éditions de l'Olivier

Signe de la nécessité des comparatismes, quand ils ne sont pas aplatissement des singularités linguistiques et culturelles mais appel à à des croisements, si les littératures européennes s’inspirent de la littérature étasunienne, certains auteurs américains reviennent aux fondamentaux du roman européen des XIXe et XXe siècles. Non pas seulement du côté des fresques sociales ou familiales ou d’une tension productive du réel et de la fiction, mais dans une fascination soulignée pour le cycle romanesque. Dernier exemple en date : Jonathan Franzen dont les éditions de l’Olivier publient Crossroads, dans une traduction d’Olivier Deparis, et premier volume de ce qui sera sans doute une trilogie, A Key to All Mythologies — en référence au Middlemarch de George Eliot.

Proust l’écrivait à propos de la Comédie Humaine, « dans Balzac, c’est rarement le roman qui est l’unité ; le roman est constitué par un cycle, dont un roman n’est qu’une partie ». Il soulignait alors sa fascination pour une scène, la rencontre de Vautrin/Carlos Herrera et Lucien de Rubempré dans Illusions perdues ce « merveilleux passage où les deux voyageurs passent devant les ruines du château de Rastignac. (…). De tels effets ne sont guère possibles que grâce à cette admirable invention de Balzac d’avoir gardé les mêmes personnages dans tous ses romans. Ainsi un rayon détaché du fond de l’œuvre, passant sur toute une vie, peut venir toucher, de sa lueur mélancolique et trouble, cette gentilhommière de Dordogne et cet arrêt des deux voyageurs. » Les ruines d’un château font (ré)apparaître, comme un spectre, la rencontre de Vautrin et Rastignac dans Le Père Goriot. Via ce « rayon », un livre surgit dans un livre, des personnages se rencontrent sans se voir, une scène se diffracte qui ne prend sa pleine puissance que dans sa sérialité. Proust, toujours : « la beauté n’est pas dans un livre, elle est dans l’ensemble ». Le cycle décuple la puissance du roman, avec ses personnages qui réapparaissent de volume en volume et poursuivent leurs parcours dans l’imaginaire des lecteurs entre deux volumes, par le retour de scènes topiques qui s’épaississent de ces récurrences et de la manière, souvent contrastée, dont les personnages s’y réfèrent. Un cycle, c’est l’imaginaire du récit autant que le récit lui-même.

On pourrait multiplier les exemples de cette esthétique du « rayon » mais il est ici question de Jonathan Franzen et de la manière dont Crossroads, au-delà de ce qu’est d’abord ce roman (un formidable page-turner, conçu pour en être un, et le pari est réussi), joue de ces rayons et d’une sérialité. A Key to All Mythologies, cycle en devenir, est un défi romanesque visant à déployer cinquante ans d’histoire collective à travers la vie d’une famille, les Hildebrandt.

Sur plusieurs générations, ce seront ces crossroads, les carrefours de leurs (et nos) existences comme autant de crises (intimes, culturelles, sociales) et de croisées des chemins ; ce sont des routes qui se rejoignent et parfois se télescopent, celles que l’on a abandonnées et tente vainement de réemprunter,  des générations qui se construisent en s’opposant aux précédentes mais aussi en rejouant, plus ou moins consciemment, ce qu’elles ont traversé. En ce sens, Crossroads est bien plus que le titre du premier volume d’une saga, ou le nom du groupe d’accueil des jeunes paroissiens fondé par Russ Hildebrandt, c’est un programme romanesque et un défi littéraire, le la d’une fugue aussi puisque le titre renvoie, d’abord, à une chanson de Robert Johnson. Un titre dont s’est emparé Cream, comme tous ces « groupes de Blancs » qui « se sont mis à singer » le blues, à piller ses standards en les vidant de la souffrance qu’ils donnaient à entendre — là encore ce sera l’un des grands sujets du roman, en une autre forme de croisement, entre héritage et spoliation…

Crossroads s’ouvre en décembre 1971, à la veille de Noël, dans une banlieue de Chicago, la fictive petite ville de New Prospect. Y vivent les Hildebrandt, père pasteur, mère au foyer (plus pour longtemps), et leurs quatre enfants. Le romancier les saisit dans un moment de crise, familiale comme intime, personnelle comme collective — nous sommes en pleine guerre du Vietnam et vague de contestation politique, comme de libération sexuelle. Russ Hildebrandt, marié avec Marion, se sent irrésistiblement attiré par l’une de ses nouvelles paroissiennes, Frances Cottrell. Cette potentielle aventure électrisante signerait la fin de son mariage, il le sait, elle met en danger sa position dans la communauté et rejoue un épisode traumatique de sa vie de pasteur, « l’humiliation de Russ trois ans plus tôt ». Marion n’est pas dupe, elle voit son mari changer, s’enferrer dans ses mensonges, elle se sait devenue « invisible » mais au lieu de s’enfermer dans le pathos surjoué de la femme blessée, elle puise dans cette crise une forme de libération, l’occasion (in)opportune d’en finir avec ses propres démons et ses mensonges antérieurs.

Quant aux enfants Hildebrandt, rien ne va plus. Il y a, pour Clem, la tentation soudaine d’écouter son « moi animal » et de s’engager dans l’armée, de partir combattre au Vietnam, pour des raisons qui n’ont rien de militaire : en finir avec la fac, se trouver alors que plus rien n’a de sens, contrarier le père pacifiste « féroce » au point d’avoir interdit tout jeu de guerre, comme le Risk, à ses enfants. Il y a la pente fatale de l’herbe, des médicaments et de l’alcool pour Perry qui voudrait à toute force « être bienveillant. Ou, à défaut, moins malveillant. Même si les raisons de cette résolution trahissaient un fond de malveillance peut-être indécrottable », Perry qui tente d’échapper à sa dépression dans les paradis artificiels, une manière aussi d’étouffer sa sensibilité et son intelligence trop vive — au lycée « il se sentait comme un astronaute qui se serait baladé trop longtemps sur la Lune et aurait raté le vol de retour ». Il y a Becky, amoureuse et bourrelée entre sa volonté d’être parfaite et pieuse et son attirance pour Tanner, « Apollon en pantalon pattes d’ef », le choix complexe d’une fac pour enfin « être loin d’une famille trop étriquée pour elle ». Il y a Judson, le plus jeune, encore préservé. Les quatre enfants sont comme des champs de forces contradictoires, ayant hérité de manière contrastée des caractères de leur père et de leur mère, comme des rayons composites depuis une formule initiale. Seuls les réunissent leur désir de se mettre en danger et leur opposition à leur père, à ce qu’il représente dans la petite ville de New Project, à ce que chacun devine de la crise que traverse le couple parental, en écho à ses propres découvertes du monde et de l’amour. Le récit suit les trahisons, les petits arrangements avec la morale, les blessures que l’on s’inflige, la culpabilité et les remords qui freinent les perspectives de liberté.

Dans la vie de Russ Hildebrandt, il n’y a pas que la jeune et attirante Frances qui est un problème. Il y a le si cool Rick Ambrose devenu un rival et un véritable aimant pour les jeunes de la communauté, enfants Hildebrandt inclus. Russ et Rick figurent deux manières opposées de se définir face à la religion comme face à l’évolution des mœurs. L’époque et ses tensions, politiques comme sociales, se voient incarnées dans ces deux personnages qui se déchirent. Jonathan Franzen l’a souligné, les personnages sont la pierre angulaire de son livre, c’est à travers eux qu’il décrit des crises, la manière dont le quotidien dit un moment, dont le mineur peut devenir le prisme du collectif. Dans Crossroads tous les personnages font face à une décision majeure à prendre, que tout entrave. La décision de chacun.e aura des conséquences sur tous les autres.

C’est aussi la raison pour laquelle la religion est au centre de ce livre : elle est supposée aider dans ces décisions, donner des principes qui peuvent guider, elle se révèle de bien peu de poids face à l’abîme. La religion est là aussi pour interroger ce qui fait communauté, ce qui relie (religere) ou ces liens qui cèdent quand la crise s’avère la plus forte, cristallisée par un voyage de groupe en Arizona. Tout, des cadeaux de Noël à la répartition possible d’un héritage laissée à Becky par sa tante, dit la difficulté, essentielle, du partage. Aucune morale dans ce livre, aucune solution simple, mais « la conscience que le bien et le mal étaient inextricablement mêlés » dans des vies aussi banales, aussi complexes que celles des lecteurs, autour de deux moments symboliques qui structurent le livre, L’Avent et Pâques.

Franzen © Christine Marcandier

Le roman, pour suivre les Hildebrandt de fin 1971 à 1974, s’appuie sur une structure polyphonique : chaque chapitre suit un personnage différent et offre donc le regard singulier d’une subjectivité sur une situation d’ensemble. Le lecteur reconstitue le puzzle de cette situation à travers ces voix qui se croisent, des récits d’un même moment qui parfois se contredisent. Diffracter les chapitres entre les personnages n’est pas seulement une manière de montrer l’action sous plusieurs angles ou de rendre, formellement, le chaos qui secoue la cellule familiale ou la communauté de New Project, c’est une redoutable mécanique de suspens et de relance de l’action, avec des retours en arrière qui ralentissent l’avancée du récit ou des ellipses. Par ailleurs, c’est une manière de montrer combien ces seventies sont une époque d’aspirations contrastées, profondément antagonistes, scindant chaque ensemble (un personnage, une famille, une assemblée).

Franzen s’inscrit donc, avec Crossroads, dans le grand défi littéraire des « œuvres-monde », ce fantasme d’œuvre totale à même de concentrer à la fois une époque et une histoire du genre romanesque, d’être tout ensemble une représentation et une lecture analytique du monde, sans que le discours n’impose un effet de sourdine à la puissance d’entraînement du récit. Crossroads, c’est tout ce qui fait Franzen (une virtuosité narrative brillantissime) et un tournant dans son œuvre, par cet intérêt pour le cycle (qu’on pourrait aussi rapprocher de sa tentation de la série TV), par la volonté de l’auteur de s’extraire du moule du roman US, male and white pour écrire sur les Navajos ou l’émancipation féminine. Les lecteurs fidèles du romancier américain seront fascinés par les échos de ce roman aux précédents — mariage, crise de la vocation, influence de la spiritualité et des croyances sur le quotidien et les désirs (Purity), questionnement de la liberté individuelle (Freedom), poids de la famille (Les Corrections). Ils seront éblouis par la manière dont la fiction vient donner une nouvelle ampleur aux réflexions plus autobiographiques de La Zone d’inconfort.

On peut cependant lire Crossroads sans ces références comme on pourra, n’en doutons pas, lire indépendamment chaque volume de la trilogie en devenir — celui-ci s’achève d’ailleurs sur un « il savait déjà ce qu’il allait faire ». Mais là est la force de Franzen : on peut le lire de manières très différentes et ne rien rater. Lire Crossroads avec toutes ses strates intertextuelles, c’est en saisir la portée dans une histoire des formes littéraires. Le lire sans ces strates, c’est reconnaître la puissance d’un romancier qui sait offrir à ses lecteurs des histoires immédiatement accessibles. Là était la puissance du romanesque au XIXe, là celle que retrouve le très grand roman américain quand il est signé Franzen.

Jonathan Franzen, Crossroads, trad. de l’anglais (USA) par Olivier Deparis, éditions de l’Olivier, septembre 2022, 704 p., 26 €