Les mains dans les poches : Purity de Jonathan Franzen

Franzen © Christine Marcandier

Jonathan Franzen l’écrivait en 1996 déjà, dans Perchance to Dream, un article publié dans le Harper’s : « Nous vivons dans une culture fortement binaire ».
Une phrase à laquelle on pense en lisant l’exergue de Purity, son dernier roman qui sort en poche, chez Points, « Die stets das Böse will und stets das Gute schafft », empruntée au Faust de Goethe (ou d’ailleurs au Maître et Marguerite de Boulgakov, même exergue), sans référent, sans non plus la question initiale :
« — Qui es-tu donc, à la fin ? — Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien. »

L’exergue de Purity, en allemand non traduit, ouvre à un questionnement qui n’est pas une interrogation de l’identité mais de cette binarité du bien et du mal, l’un envers de l’autre ou résultat paradoxal de l’autre. Telle est notre culture contemporaine, celle dans laquelle nous vivons, pour reprendre l’article de 1996 : notre contexte et dans Purity, la civilisation d’Internet et des lanceurs d’alerte, du journalisme en ligne, des réseaux, l’ère de la transparence et d’une forme de paranoïa, celle des mails et SMS, d’une communication accélérée et, en partie tyrannique.

Tels sont, pour les résumer à grands traits, les grandes notions brassées par cet ample fresque romanesque qui parcourt le globe (USA — Denver, Oakland, Washington —, Amérique du Sud, ex-Allemagne de l’Est) et le temps (des années 80 à aujourd’hui), à travers plusieurs personnages sur lesquels Franzen se focalise successivement.

Il y a d’abord Purity, dont le prénom donne son titre au livre pour en faire un roman philosophique à la Voltaire, un roman moral explorant une notion à travers un personnage qui l’incarne et la figure, en sera le vortex. Purity — que tous appellent Pip — est une jeune Américaine, vivant à Oakland, dans un squat, fauchée, engluée dans un job qui l’ennuie et une relation compliquée à sa mère, soumise à ce que Franzen appelle, dès la seconde page du roman des rapports « totalement pervertis par l’aléa moral », une expression d’économie, Purity est comme « une banque trop essentielle à l’économie de sa mère pour faire faillite, une employée qui peut tout se permettre parce qu’elle se sait indispensable ». Dès le début du roman, le lecteur sait que les destins individuels viendront figurer une marche du monde, un (des)équilibre collectif, une économie, dans toute l’ampleur de signification de ce terme, de l’économie privée à la plus politique, de l’intime et familial au plus général. Pip a, depuis ses études, « cent trente mille dollars de dette, toujours sa mère pour unique réconfort », puisqu’elle ignore qui est son père. C’est sur cette double absence, ce double manque qu’elle construit son avenir, trouver un job, retrouver son père (connaître son vrai nom et sa réelle date de naissance), selon une trajectoire que narre le premier récit de ce roman qui en contient plusieurs.

Sa route va croiser celle d’Andreas Wolf, le « célèbre hors-la-loi d’Internet », ex-dissident d’Allemagne de l’Est, réfugié en Bolivie pour mener à bien son Sunlight Project — et parce qu’il est sous le coup de mandats d’arrêt européen et américain « pour des faits de piratage informatique et d’espionnage ». Recrutée par Annagret qui loge un temps dans le même squat qu’elle, Purity voit dans le Sunlight Project un moyen de résoudre ses problèmes d’argent comme de retrouver son père, puisque pour Andreas Wolf « le secret c’est l’oppression et la transparence, c’est la liberté » et qu’« Internet est le plus grand outil de vérité qui existe ». Purity, c’est le second récit du roman, suit aussi la trajectoire de Wolf, de son enfance en Allemagne de l’Est à son présent de célébrité mondiale, charismatique et adulé, sorte de double fictionnel des grands lanceurs d’alerte que nous connaissons, Assange, Snowden, etc. Il en figure aussi les ambiguïtés, la pureté est son « fonds de commerce » comme le levier de sa gloire. La vie d’Andreas repose sur un secret et une béance (un crime), sur un déséquilibre entre volonté de faire le bien et « solipsisme mégalomaniaque ».

Mais Purity ce sont tant d’autres personnages, le journaliste Tom Aberant et sa compagne Leila Hedou, Annagret qui connut Wolf à Berlin-Est, Anabel (la mère de Pip) etc. Toutes les figures qui composent la fresque romanesque ont plusieurs points communs : tous sont liés, d’une manière ou d’une autre, à Pip ; l’existence de chacun repose sur un secret ; tous sont en quête d’une pureté impossible (au point que la récurrence du terme tourne au tic de langage lassant). La structure du roman est, elle, proprement sidérante : le récit, choral, est composé de plusieurs chapitres, en apparence juxtaposés puisque chacun se focalise sur un personnage. Mais chaque histoire vient reprendre et recouper celle(s) qui la précède(nt), dans un double mouvement d’analepse et prolepse qui fait de chaque récit la pièce venant recomposer un puzzle, lui ajoutant angles, motifs et perspectives. A chaque fin de chapitre, l’image générale du puzzle semble achevée, pourtant une autre apparaîtra à la fin du suivant, jusqu’au final (décevant, trop mélo) du livre.

Chaque personnage du roman est une « force », pour reprendre le terme de l’exergue, chacun est animé par une idée supérieure — l’art (et la haine de son héritage) pour Anabel, le journalisme pour Tom et Leila, vérité et transparence pour Andreas, action militante pour Annagret — mais aussi par des ressorts plus intimes, plus cachés et sombres, la part personnelle et la quête plus générale entrant bien souvent en conflit. Franzen tisse dans ce roman des motifs qui sont ceux de toute son œuvre, la complexité de toute filiation, le poids de la famille sur l’individu, le mensonge et le pouvoir, les blessures qui deviennent le moteur d’une vie, les pulsions contradictoires entre peurs et tentations idéalistes, la volonté de faire de soi un autre — question posée à travers Joey dans Freedom (2011), comment devenir « quelqu’un de vraiment défini, plutôt qu’une série de personnes potentielles contradictoires » —, le pacte faustien, le legs d’un « monde brisé » ; le tout dans un texte conçu comme un page-tuner redoutable (le roman est d’ailleurs en cours d’adaptation en série TV), qui happe le lecteur malgré quelques passages un peu faibles. Mais ce déséquilibre dans la qualité du récit participe paradoxalement de la fascination qu’il exerce.

Franzen, tout en interrogeant très sérieusement le présent, s’amuse, jusqu’à mettre ironiquement en abyme sa quête du Grand Roman Américain à travers un personnage secondaire, Charles, le mari de Leila, qui s’attelle « à l’écriture du grand livre, le roman qui lui assurerait sa place dans le canon moderne américain. Jadis, il avait suffi d’écrire Le Bruit et la fureur ou Le Soleil se lève aussi. Mais à présent, la taille était essentielle. L’épaisseur, la longueur ». Difficile de ne pas sourire quand on a dans les mains les 744 pages de Purity

Jonathan Franzen s’amuse du fait que « la littérature est envahie de Jonathan. Si on ne lisait que le cahier Livres du New York Times, on croirait que c’est le prénom le plus répandu aux États-Unis. Synonyme de talent, de grandeur. D’ambition, de vitalité » ; il joue de grands référents littéraires, du Faust en exergue — citation prolongée p. 651 « passé ! un mot stupide », « « c’est passé » : que veut-on dire par là ? C’est comme si cela n’avait jamais été » — au Maître et Marguerite, en passant par Hamlet, Murakami (Chroniques de l’oiseau à ressort) et, bien sûr Dickens, auquel il emprunte le surnom de Purity, Pip, dont il donne le prénom au mari de Leila, dont il cite Les Grandes espérances page 733. Certaines références sont ironiquement exhibées, d’autres plus implicites, comme une autre manière de figurer cette esthétique du montré/caché qui articule le roman. C’est d’ailleurs l’une des théories qu’expose Andreas Wolf à Pip :

« Tu veux connaître ma théorie sur les secrets ?
— J’ai le choix ?
— Ma théorie est que l’identité consiste en deux impératifs contradictoires.
— D’accord.
— Il y a l’impératif de garder les secrets, et celui de les faire connaître. Comment sais-tu que tu es un individu distinct des autres ? En gardant certaines choses pour toi. Tu les tiens enfermées en toi, parce que si tu ne le fais pas, il n’y a plus de distinction entre l’intérieur et l’extérieur. C’est même les secrets qui te permettent de savoir que tu as un for intérieur. Un exhibitionniste radical est une personne qui a renoncé à son identité. Mais l’identité au milieu du vide est tout aussi dénuée de sens. Tôt ou tard, l’intérieur de toi a besoin d’un témoin. Sinon, tu n’es qu’une vache, un chat, une pierre, un objet du monde prisonnier de son statut d’objet. Pour avoir une identité, tu dois croire que d’autres identités existent également. Tu as besoin de proximité avec d’autres gens. Et comment construit-on la proximité ? En partageant des secrets
. »

Purity embrasse tous les genres possibles du roman, du thriller au Bildungsroman, en passant par la chronique familiale, le récit d’un crime, l’intrigue amoureuse, comme autant de lectures du monde, dont aucune ne peut être assignée directement à l’auteur. Ainsi cette représentation du nouvel axe mondial, exposée par Wolf, qui ne serait plus celle d’un affrontement Est-Ouest — le mur est tombé, Andreas en fut le témoin — mais celle qui oppose les gouvernements aux grandes entreprises technologiques de la « néo-économie » (Facebook, Apple, Google, Amazon, Microsoft, etc.) :

« A toutes les questions, petites ou grandes, la réponse était le socialisme. En remplaçant le socialisme par les réseaux, on obtenait Internet. Ses plateformes concurrentes étaient unies dans leur ambition à définir tous les compartiments de notre existence. (…) Le Nouveau Régime recyclait même les mots clés de l’ancienne République, collectif, collaboratif. (…) Comme ses prédécesseurs, le nouveau politburo se présentait comme l’ennemi de l’élite et l’ami des masses ».

Cette vision est-elle celle de Franzen ? Peut-on lui attribuer ce qui se dit, dans Purity, du journalisme aujourd’hui, de ses rapports aux lanceurs d’alerte, aux réseaux sociaux, à cette écriture nouvelle liée à Internet et au participatif ? L’auteur — comme l’était Balzac dans Illusions perdues, dont le titre aurait pu être celui de Purity, dont ce roman est en partie le pendant américain et contemporain — est le centre absent du récit, la ligne de fuite de ses focales, ne délivrant aucune vérité établie, démontrant que la puissance de la fiction est moins dans la longueur et l’épaisseur (!) que dans sa capacité sidérante à démonter les mécanismes du monde et des êtres comme les ressorts romanesques.

« Quelqu’un devrait raconter la vraie version de l’histoire », dit Pip à la fin du livre, peut-être est-ce Jonathan Franzen. Et l’on repense à la phrase de Rilke  qu’analyse Franzen dans La Zone d’inconfort : « Aber diesmal werde ich geschrieben werden. Cette fois je serai écrit. Malte envisage le moment où, au lieu d’être l’auteur de l’écriture (« j’écris »), il en sera le produit (« je suis écrit ») : au lieu d’un acte, une transmission ; au lieu d’une focalisation sur le moi, une mise en perspective sur le monde. » L’écriture est procès, ce que démontre une nouvelle fois Jonathan Franzen avec Purity.

Jonathan Franzen, Purity, traduit de l’américain par Olivier Deparis, éditions de l’Olivier, Points, 840 p., 9 € 40