Jonathan Franzen : « J’aime assez l’idée de voler le mot libre » (Freedom)

Franzen © Christine Marcandier

En 2002, dans Pourquoi s’en faire ?, Jonathan Franzen annonçait vouloir « écrire de la fiction pour le plaisir et le divertissement » et abandonner son « sentiment de responsabilité sociale en tant que romancier ». La déclaration pourrait sonner comme une forme de renoncement, voire une poétique déceptive, l’écrivain ne cachait d’ailleurs pas son « désespoir au sujet du roman américain ». De fait sa déclaration était liée à la prise de conscience que d’autres « médias frappants » rivalisent désormais avec le roman sur le terrain du social. C’est donc là moins un renoncement qu’une ambition immense, celle de concurrencer d’autres saisies prosaïques et instantanées du réel, ce que prouve la lecture de Freedom, initialement paru en France en 2011 (2010 aux USA) et qui nous revient dans la superbe « Bibliothèque de l’Olivier ».

(Re)lire Freedom, une décennie plus tard, c’est prendre en effet la mesure de ce qu’est le roman pour Franzen comme de la justesse de son principe : une saisie de nos quotidiens contemporains qui n’est ni « l’universel reportage » ni un cadre sociologique donnant un sens immédiat et univoque au récit. Freedom est certes un roman sur la famille, la politique, la liberté, la société, un récit d’un « réalisme dépressif » mettant en parallèle mal être intime et collectif, à l’échelle d’un couple comme d’une famille (les Berglund) ou d’un pays (l’Amérique de Bush à Obama), sur trois générations. Mais il n’est pas seulement, ou pas prioritairement ce roman : Freedom est surtout un page turner comme les Américains désignent ces romans qui vous emportent, vous happent, ne vous lâchent plus. Et pour certains textes, plus rares mais auxquels Freedom appartient, si le plaisir vous (em)porte d’abord, vous prenez très vite conscience que le récit concentre et diffracte une époque et vous donne les clés pour la comprendre.

Pour le dire en simplifiant l’intrigue à l’extrême, Freedom est le récit d’un triangle amoureux. Patty Berglund est mariée à Walter. Mais il y a aussi Richard Katz dans le tableau, dont Patty fut amoureuse et qui s’avère être le meilleur ami de son mari. Or, dans les affaires de coeur, rien n’est jamais vraiment over. Demeurent regrets, impasses, potentialités d’ailleurs. À travers une chronique familiale des seventies aux années 10, révélant les failles sous le glacis parfait, les renoncements consentis par Patty comme par Walter pour fonder leur famille, Franzen dissèque une génération qui avait rêvé de changer le monde et se trouve engluée dans ses petits arrangements, ses compromis devenus des remords et ses ratages. À travers l’anatomie des Berglund, c’est aussi tout un pays qui entre dans le champ, une nation bien loin de l’american dream qu’elle promet et devrait incarner. Le contexte social, historique est là, dans une profusion de noms de lieux et de personnes réelles, d’évènements attestés, déployant la fresque fictive.

Mais si l’histoire contemporaine est un cadre, c’est bien la fiction qui est au centre du récit : Joey lit Expiation de Ian McEwan, Richard est plongé dans Thomas Bernhard (« son nouvel écrivain préféré »), Patty Berglund lit Conrad et Tolstoï et voit dans Guerre et Paix le miroir de ses propres interrogations : « L’effet que ces pages eurent sur elle, leur pertinence, fut quasiment psychédélique ». Elle achève le roman en un « marathon de trois jours » et il lui semble « avoir vécu une existence entière durant cette parenthèse », à la fois dans et hors du monde, expérience qui, bien sûr, attend à son tour le lecteur de Freedom. Patty, lectrice, est aussi auteur : à la demande de son thérapeute, elle narre sa vie de couple avec Walter, ses rapports complexes à sa mère, à ses propres enfants, son amour impossible pour ce guitariste de rock, Richard, le meilleur ami de son mari… Elle écrit une « autobiographie de Patty Berglund par Patty Berglund », en deux parties, mise en abyme de l’acte d’écrire au sein de la fiction. Elle tente de comprendre ses choix, ses erreurs, de cerner une vérité de son existence. L’écriture, Franzen l’analysait à travers l’œuvre de Rilke dans La Zone d’inconfort, ce n’est pas seulement écrire mais bien être écrit — « au lieu d’une focalisation sur le moi, une mise en perspective sur le monde ». L’écriture est processus et procès. Patty donne son manuscrit à lire à Richard, manière de lui dire, trop tard, tout ce qu’ils ont manqué. Richard, par vengeance ou altruisme, met le texte entre les mains de Walter, ce qui aura des conséquences en cascade sur la vie des trois personnages — et met en avant les effets de l’écriture sur le réel. Là est le sujet de Freedom : est-on libre d’écrire sur soi et quelles en seront les conséquences sur les proches ?

Jonathan Franzen excelle à composer des romans mondes, qui absorbent le réel pour mieux le donner à comprendre. Cette dimension répond à une volonté, explicitée dans Pourquoi s’en faire ?, de « plonger les personnages d’un roman dans un cadre social dynamique » enrichit l’histoire racontée. Quant à la « splendeur » du roman, elle réside « dans la mise en relation de l’expérience privée et du contexte public ». Patty voit une plaque sur le mur de l’université, « gravée des sages paroles de la promotion 1920 : FAIS BON USAGE DE TA LIBERTÉ ». Nous avons toutes et tous une définition théorique de la liberté. Mais que suppose son usage ? Seule la mise en récit des disjonctions que ces réponses créent dans une cellule familiale et amicale, dans un système politique lui aussi axé sur « les libertés individuelles » permet de dire ce que masque l’impératif théorique.

Le titre même du livre en est le signal : comme plus tard Purity (2016), sous une apparence factuelle et notionnelle, Freedom énonce combien la fiction permet de se libérer de sa propre histoire. C’est pourquoi chacun des personnages du roman est d’abord une projection de l’auteur. Si l’on s’en tient au couple au centre du roman, Patty Berglund écrit une autobiographie dont le style ne se démarque pas vraiment de celui de Jonathan Franzen lui-même ; Walter a un « problème oiseau » (titre de la dernière partie, déjà, de Zone d’inconfort), il hait les chats de ses voisins parce qu’ils exterminent les oiseaux, Walter qui voudrait croire en son couple et hésite à répondre à l’amour de sa jeune assistante. Et chacun des lecteurs se retrouve aussi dans ces personnages, dans leurs interrogations ordinaires : quel monde laisserons-nous à nos enfants et en quoi nous ressemblent-ils un peu alors qu’ils semblent rompre avec tout ce en quoi nous tentions de croire ? Qu’est-ce que la liberté quand un pays impose par la force armée ce qu’elle présente comme un idéal de civilisation, comme les USA alors en Afghanistan ou en Irak ? Qu’est-ce qu’un état libéral et en quoi suppose-t-il « des restrictions croissantes sur <l>es libertés individuelles », qu’est-ce qui pousse une population à l’accepter ? Comment aimer librement si cette passion contrecarre tout ce qu’une vie conjugale a construit ?

Freedom est une mise à distance du monde, de la sphère intime comme familiale ou sociale, et une manière de dire leur fragmentation. Chaque personnage tente de « trouver son identité dans un monde polyvalent », titre d’un colloque universitaire auquel Patty renonce à assister. Walter n’en dort plus : « c’est le même problème partout. C’est comme Internet, ou la télé par câble – il n’y a jamais de centre, aucun accord communal, juste des milliards de petits bruits perturbants. (…) Intellectuellement et culturellement, on ne fait que rebondir partout comme des balles de billard, réagissant au dernier stimulus aléatoire ». Walter «ne savait pas quoi faire, il ne savait pas comment vivre. Chaque chose nouvelle qu’il rencontrait dans sa vie le poussait dans une direction qui le convainquait totalement de sa justesse, et puis la chose suivante apparaissait et le poussait dans la direction opposée, qui lui semblait tout aussi juste. Il n’y avait pas de récit dominant : il avait l’impression d’être une boule de flipper uniquement réactive, dont le seul objet était de rester en mouvement simplement pour rester en mouvement. (…) Comment faire, pour vivre ? ». Joey a lui aussi le sentiment d’être « une série de personnes potentielles contradictoires ». Mais si l’époque est fragmentée, si le réel semble ne plus avoir de sens et de centre et aller « vite, bien trop vite », le roman redonne une perspective à cette dispersion, elle l’organise en croisant des points de vue, des milieux, des histoires, sans en aplatir la complexité. Si le réel n’offre plus de « récit dominant », le roman sait être à la mesure de cette diffraction, sa plasticité lui permet de s’ajuster au chaos apparent et de lui donner un sens. « Les mots n’avaient pas de limites, les mots créaient leur propre monde », se dit justement Joey dans Freedom. Là est la liberté de l’écrivain, dans cet entre-deux de la fiction et du réel, du collectif et de l’intime, pour notre plus grand « plaisir et divertissement ».

Jonathan Franzen, Freedom, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke, Éditions de l’Olivier, collection « Bibliothèque de l’Olivier », novembre 2021, 752 p., 13 € 90