Lucie Taïeb : écrire la fiction (Capitaine Vertu)

Lucie Taïeb, Capitaine vertu © éditions de l'Ogre

Le roman de Lucie Taïeb commence par la phrase : « Dans sa tête loge une armée ». Celle-ci condense la logique du livre : livre mental, récit d’une psyché ; l’intérieur et l’extérieur se confondent, en tout cas communiquent ; la présence étrange d’une armée, d’une violence, d’un groupe contestataire apparaissant on ne sait pourquoi ni précisément comment. Le rêve, l’imaginaire, le fantasme, voire le fantastique structurent ce livre au profit d’une écriture où réel et fiction deviennent indiscernables.

Capitaine Vertu, le « personnage » principal, s’invente une identité, en change, embrassant volontiers la contradiction, l’incohérence : « Elle était flic et elle rêvait de chaos ». La question de l’identité est une des lignes directrices du livre, à commencer par l’identité du livre lui-même : s’agit-il d’une enquête ? d’une quête ? d’un texte politique ? d’une série onirique ? du point de vue d’une conscience ou de plusieurs ? Le livre de Lucie Taïeb est tout cela à la fois, tantôt ceci et tantôt cela, tantôt ceci et cela en même temps, glissant de l’un à l’autre, mêlant l’un et l’autre, brouillant les distinctions, les dimensions. Un regard policier, demandeur de papiers d’identité, exigeant des cadres ordonnés, ne s’y retrouverait pas. Le livre est nomade, rejetant les choix dichotomiques, les binarismes évidents, les répartitions rassurantes d’un monde fliqué.

L’époque, la situation demeurent indistinctes, étant référées autant à un environnement connu, banal, qu’à une dystopie où s’exerce un pouvoir policier, où s’est développée une société lobotomisée. Nous sommes aux prises avec « un réel qui se dérobe », à l’intérieur d’un monde où une « répression » s’exerce, une répression sanglante. Ce sont des mouvements sociaux qui sont réprimés, des mouvements de protestation, face à un pouvoir dont la violence est le moyen et la finalité. Quelles sont ces contestations ? Quel est ce pouvoir ? Nous ne le savons pas, ceux-ci étant, comme à l’intérieur d’un rêve, évoqués plus qu’explicités, aperçus comme de biais, d’une façon à la fois évidente et floue. Le rêve, cependant, peut être révélateur, l’image floue peut être porteuse de vérité, la fiction dystopique peut être ce qui dit le mieux, en le concentrant, le réel qui est le nôtre, ce réel social et politique dans lequel nous sommes pris aujourd’hui comme dans le rêve cauchemardesque d’un pouvoir violent qui est à lui-même sa propre finalité.

Ce n’est pas un hasard si le personnage de capitaine Vertu est capitaine de police, si le récit concerne des enquêtes et une enquête en particulier : l’enquêteur est en quête de la vérité, il considère des signes qui sont à interpréter, il est une sorte d’herméneute face à des signes obscurs qu’il s’agit de transformer en signes clairs, porteurs d’une vérité. Or, dans le roman de Lucie Taïeb, les signes demeurent obscurs, ils sont des signes flottants, ambigus, et la vérité soit demeure ambiguë, soit s’efface, s’obscurcit davantage. Que signifie ce sac, apparaissant ou disparaissant mystérieusement, dont l’origine et la fonction restent flous ? Que signifie telle photographie effectivement floue ? Est-elle le moyen d’une vérité claire ou bien le support d’une fiction possible reliée à d’autres fictions également possibles ? Le monde de Capitaine Vertu est un monde de signes vagues, flottants, vides, et qui demeurent tels. L’enquête est un trajet à travers ces signes, à travers leur obscurité – comme l’est le trajet du rêveur qui erre à travers des images qui paraissent désigner un sens mais un sens qui ne cesse de fuir, de se dérober, qui se pluralise et par là se nie en tant que signification. Le livre de Lucie Taïeb correspond à cette logique du rêve, à la logique d’une enquête infinie à travers un paysage de signes qui ne portent aucune signification évidente et univoque.

Il s’agit du monde de la fiction, si l’on entend par fiction non le fait d’inventer une narration imaginaire mais d’écrire avec des signes obscurs, avec des significations plurielles, avec une suspension du sens, en embrassant l’errance du rêve, l’errance d’une écriture qui n’est qu’errance. Il est évident qu’à l’intérieur de cette écriture, l’identité n’est plus possible puisque celle-ci nécessite des signes clairs, univoques, stables, définitifs – l’inverse du nomadisme propre à l’espace de la fiction. L’enquête, alors, est sans fin, elle est une quête qui ne se termine pas en une résolution, en une vérité. Règnent l’ambiguïté, le vague, la répétition qui est l’affirmation des possibles. Capitaine Vertu est un livre de fiction, il est une écriture de fiction proche, par exemple, des œuvres de Robbe-Grillet qui déploient le même espace de la fiction.

Le personnage de capitaine Vertu est de fait une figure de la fiction, concentrant en elle les qualités de la fiction. Personnage énigmatique, pluriel, tantôt policière zélée, tantôt étrangement proche des criminels, tantôt encore une autre femme prise dans une histoire très différente, dans une généalogie mafieuse, ambiguë. Elle existe sur plusieurs séries à la fois, impossible à stabiliser, à situer selon des coordonnées fixes et définitives. Le récit peut mettre en scène son zèle, son attachement à la vérité, sa volonté de faire le mieux possible son métier d’enquêtrice. Mais déjà, lors de ce premier moment du texte, capitaine Vertu est une énigme pour ses collègues, son comportement, ses qualités étant étranges, difficiles à cerner, à comprendre, ouvrant le champ à des interprétations qui ne se referment pas en une signification claire.

Le récit se continue par une rupture, un changement brusque, une disparition de ce même personnage qui devient autre, se transforme en une énigme encore plus opaque pour les autres comme pour elle-même. La logique de la fiction se radicalise : les possibilités se multiplient, les images du rêve envahissent le réel, les identités se dissolvent ou s’entrechoquent, les fils narratifs gonflent leurs dimensions, embrassent des champs habituellement distincts, et les certitudes sont prises dans des variations qui les rendent incertaines.

La vérité est en crise, la fiction envahit tout. Le capitaine Vertu, devenue une autre, est surtout devenue, encore plus qu’avant, une figure constituée d’images variables et étranges, parcourant et joignant des espaces irréconciliables, juxtaposant plusieurs versions d’elle-même sans qu’aucune ne s’impose contre les autres. Cette figure génère des images, des discours, et elle est elle-même en proie à des discours et images flottants, entre les visions du rêve et le réel qui est tout aussi onirique. A moins que le rêve ne soit la réalité, que la distinction entre les deux n’ait plus de sens ?

Si Capitaine Vertu est le roman d’une quête (quête de soi, quête du sens, quête de la vérité), cette quête est surtout la forme du rapport au monde lorsque le monde a basculé dans l’espace de la fiction : l’inverse du roman de formation, un roman plutôt de la perte, de l’énigme persistante, de l’identité impossible au profit d’une fiction généralisée. C’est cet espace de la fiction que déplie Lucie Taïeb : espace de l’écriture, espace d’une écriture sans fin, comme la quête est elle-même sans fin.

Lucie Taïeb, Capitaine Vertu, éditions de l’Ogre, août 2022, 140 p., 17 €