Elizabeth, JLG, PPDA : quelques points de contact

© Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie

La rentrée a été bousculée par des morts qui se succèdent et des procès qui attendent (qui n’auront peut-être jamais lieu). Je cherche un point de contact entre Élisabeth II, Godard, PPDA, je ne trouve pas.

Si j’ouvre la boîte de Pandore et que j’appuie sur SÉDUCTION, JEUNE FILLE, ROYAUTÉ, ça part dans tous les sens. Un petit peu plus fort sur JEUNE FILLE et aussitôt apparaissent les culottes blanches des actrices, celle de Macha Meryl dans Une femme mariée, pas vraiment sexy, une grande culotte de pensionnaire jusqu’au nombril. Godard a su la filmer comme une colombe (culotte versus colombe donnera en 1984 Je vous salue, Marie, avec Myriem Roussel). De Godard (culotte blanche traversant le champ de la caméra), à PPDA, il y a l’invisibilité de la jeune fille (le doigt de PPDA, invisible, dans la jeune fille). L’un montre (JLG, éclairage soigné), quand l’autre touche (dedans, dans la culotte de la petite stagiaire de TF1). C’est toute la différence.

Qu’en est-il de la Reine d’Angleterre, pourquoi a-t-elle eu l’idée de disparaître au milieu de ce fatras de coton et de voyeurisme ? Intouchable (on la voyait seulement de loin), inaccessible à ses sujets, le tailleur abricot avec le chapeau framboise lui allaient bien (de loin). Jeune, elle n’était pas très jolie (pour cette raison, elle n’aurait pas tourné pour Godard). Son manque de charisme a été compensé par le faste du royaume, la fourrure et le brillant de Westminster, l’imprimatur de Winston Churchill « follement amoureux d’elle », enfin, le sermon de l’archevêque de Canterbury. Tout participait au décor d’une Reine qui n’avait qu’à s’installer dans la niche au fond de l’église, et attendre, attendre, attendre. On attend toujours quelque chose ou quelqu’un, la Reine, un procès, l’autobus. (Ça peut prendre du temps).

La permanente de la Reine ne faisait pas un pli pour faire tenir l’Empire britannique (sa coiffure sera la dernière chose à se dégrader dans la tombe), au-delà des mers (le Commonwealth, ensemble d’États souverains dont l’adhésion a reposé sur une allégeance commune à la Couronne). Cependant, nous rappelle Antoine Perraud (Mediapart, 8/09/2022), le Commonwealth ne fera pas de vieux os. Le capitalisme craque sous l’effet de crises et de guerres de plus en plus dévastatrices, la reine ayant joué le rôle du dernier cercle de fer maintenant le tonneau en putréfaction… Rongée par la financiarisation galopante, l’économie de marché est au service d’une nomenklatura qui a échappé à l’impôt, sapé les services publics et désintégré la classe moyenne.

Antoine Perraud dit nomenklatura, je croyais que ce terme était réservé aux privilèges des communistes soviétiques (toques en fourrure, datchas), mais ok, donc nomenklatura versus Empire britannique. Ok pour attendre, attendre, attendre que le système s’essouffle… mais par quoi remplacer le capitalisme prédateur dont l’Angleterre royale fut un symbole résistant ?

Dans Pierrot le fou, Anna Karina répète en boucle : « Qu’est-ce que je peux faire, chais pas quoi faire », lorsque Godard nous montre un héros speed, face à une héroïne charmante un peu gnan-gnan qui s’ennuie (qu’est-ce que je peux faire à la fin ?). Actifs, aventureux, rigolos sont les personnages masculins à la réplique facile, face à des jeunes filles mignonnes mais un peu stupides. On doit cependant reconnaître à JLG qu’il avait une telle science des visages (éclairage, beauté), qu’il aurait pu rendre la Reine aussi belle qu’une actrice (de loin, de près). J’ai toujours éprouvé un plaisir immense devant ses plans séquences longs, lyriques, ses feuillages miroitants dans la lumière, quand j’éprouve un ennui royal face au peuple prosterné qui fait la queue à 3 heures du matin, pour distinguer un bout de cercueil, entreprise gigantesque de domptage et de crétinisation des masses (Antoine Perraud, ibid.).

Les obsèques de la Reine ont occupé les télévisions du monde entier dans un dispositif narratif impeccable, faisant de l’enterrement un DOCUMENT, quand la mort de Godard fut un DÉSASTRE, un choc pour les artistes (plasticiens, écrivains, cinéastes) qui lui doivent l’explosion des formes narratives traditionnelles.

Après les morts célèbres, ou plutôt en même temps, il y a  eu la rentrée littéraire avec une quantité d’ouvrages diversement intéressants. Le livre d’Hélène Devynck, Impunité, fait figure de DOCUMENT et de DÉSASTRE, en même temps. Ses personnages, bien réels, étaient des jeunes filles au moment de l’action (action, lumière, silence), jolies, certaines auraient pu figurer dans un film de JLG, avoir le rôle principal, rôle ici accordé (prescrit) à une vedette du petit écran qui les accueille dans son bureau après le 20h (vlan !, black-out, bruit de porte refermée… et pour connaître la suite, il faut lire le livre d’Hélène Devynck).

Finalement, l’affaire PPDA aura été le combat de la parole contre l’image, dialectique que Godard aura explorée, interrogée, mise en perspective pendant 50 ans. Combat inégal lorsque l’image est absente (la preuve du viol). D’où ce livre qui agit comme un baume, une exigence de réparation : y sont réunis les témoignages de harcèlement sexuel de dizaines de femmes, classés sans suite par la justice.

Dans ses cinés-tracts de la fin des années 60, Godard croyait à une Révolution possible (même si La Chinoise, avec le recul, nous apparaît comme une fable pop).  Il aura été difficile de dépasser le déterminisme de classe pour un militant issu de la bourgeoisie, et déçu, en même temps, par la bourgeoisie. La Révolution restera une image, juste une image. Pas d’habitus chez PPDA : dans son bureau, ont défilé toutes les jeunes filles, accueillies quelles que soient leurs origines sociales.

Si je cherche le point de contact entre Famille royale et PPDA, il me suffit de cocher sur la case Andrew et je vois le doigt du prince trempé dans l’affaire Epstein.

Entre PPDA et JLG, il y a la jeunesse convoitée des jeunes filles, cadrées dans une belle lumière. Si PPDA avait été JLG, il aurait fait du viol un art majeur, une esthétique avec le seul visage pour horizon : un viol sans sexe, de loin, juste pour contempler la beauté de la femme, l’inclinaison de sa nuque. Un critique de cinéma du Guardian a écrit que Godard était le Robespierre du cinéma, son critique le plus implacable, mais cadrer un visage n’est pas couper une tête. Combien faut-il de témoignages non prescrits pour couper la tête et la queue des violeurs ? On a dit que ces jeunes filles se racontaient des histoires, se faisaient un cinéma pour pas grand-chose…

Plus sérieusement, le livre d’Hélène Devynck résonne comme un DOCUMENT désastreux. Il révèle un ensemble de confessions qui témoignent d’une réalité crue, sans montage, une réalité toute nue : une star des médias reçoit après le 20h, dans son bureau, la petite stagiaire du moment (ensuite, il se jette sur la fille, langue et doigt, etc). Ok, mais où est la littérature, l’effort esthétique n’est-il pas masqué par la violence des témoignages (leur mise à plat) ? Si ce livre peut servir à ÇA (témoigner de l’impunité), il restera utile. On ne demande pas aux victimes d’être littéraires, parce que le Journal de 20h, sur TF1, est un art moyen, un artisanat (on le fait avec les mains, le doigt, etc.).

Autre point de contact entre la REINE et PPDA, le consentement. Le peuple anglais s’est prosterné devant le cercueil monté sur un affût de canon, la petite stagiaire a fait la génuflexion devant le grand pénis audiovisuel. À chaque fois, il y a eu accord, aveuglement, résolution. Dire non ne suffisait pas. Il fallait le faire fermement et durablement. Oui mais comment ? En coupant l’organe fautif ? Pour le moment, c’est la parole des victimes qui est castrée.

« Vivre dans un monde où un pénis qui va et vient dans votre bouche (ou ailleurs) quand vous cherchez du travail, est une éventualité que les femmes devraient avoir en tête. Je n’ai pas grandi dans ce monde-là. Ce n’est pas un monde où il fait bon vivre ».

© Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle

En revanche, il fait bon vivre parmi les arbres frémissants au bord d’un lac suisse, dans la nature tamisée par une lumière d’automne, vivre pour admirer encore et encore le visage à contre-jour de Marina Vlady dans le premier plan de Deux ou trois choses que je sais d’elle, vivre pour observer le maillot de corps immaculé d’Isabelle Huppert dans Passion. Ces plan séquences délicats et subtils nous font mieux vivre une actualité délétère. Le livre d’Hélène Devynck, par-delà le fait de savoir si la littérature peut changer le monde, a le mérite de susciter une prise de conscience, une mise en garde.

« Nous, les violées, formons un sous-groupe, le petit peuple de la honte. On voudrait bien qu’il change de camp ».

Hélène Devynck, Impunité, éditions du Seuil, septembre 2022, 272 p., 19 €