Horizon : Journal de nage de Chantal Thomas

Journal de nage (détail de la couverture © éditions du Seuil)

Trop de gens, dont on se fiche complètement, ont cru bon de publier leurs réflexions et pensées, généralement d’une atroce banalité, fébrilement notées durant les deux confinements subis depuis 2020. Aussi, l’on en veut presque à Chantal Thomas d’avoir inscrit le terme de « Journal » sur la couverture de son dernier livre. Ce choix risquant, en effet, de décourager ceux qui ne seraient pas déjà des amoureux de son écriture. Et ce serait tellement, tellement dommage !

Car même s’il s’agit effectivement d’un journal , démarré lorsque nous n’avions droit qu’à une heure de sortie quotidienne, alors que tous les jardins et espaces verts nous étaient interdits, ce petit récit vagabond, éblouissant d’intelligence, d’humour, de douce érudition et d’élégante nostalgie, prend place immédiatement parmi les livres que l’on a envie d’offrir à tous ceux que l’on estime, de ces livres qui demeurent, également, à portée de mains, indispensables réconforts dans nos vies malmenées. Journal de nage s’ouvre sur quelques pages d’angoisse non datées que cette voyageuse impulsive, désormais empêchée, et sans savoir pour combien de temps, abrège pudiquement. Sa peur, à elle, c’est de voir disparaître « le simple plaisir d’aller, de rencontrer, de partager, alors qu’un système d’alarme s’est introduit en nous et que, celui-ci une fois installé, il est difficile de l’enlever ».

Comme pour nous tous, « ce qui sauve » en ces jours de solitude c’est la musique – Mozart, Purcell comme Leonard Cohen ou le Buena Vista Social Club – et les livres, surtout le Journal (encore un) de Kafka qui est, pour elle, « l’écrivain de l’obstacle », c’est à dire pour qui « un obstacle aboli se change aussitôt en un nouvel obstacle. » Dans sa lecture, partagée entre rire et effroi, Chantal Thomas ressent, comme d’habitude avec l’écrivain pragois, « une douceur d’étreinte ». Celle là-même que nous allons ressentir en tournant les pages, celles qui nous emmènent avec elle, lorsque s’ouvrent les portes de la cage, à l’éblouissement du retour vers la Méditerranée. Retour vers « sa » plage, celle de sa mère, l’intrépide Jackie, nageuse de tous temps, qui termina ses jours à Nice et dont elle nous avait si joliment parlé dans ses Souvenirs de la marée basse en 2017.

Dans ce premier récit de ses souvenirs d’enfance, l’ancienne disciple de Roland Barthes s’était enfin autorisée la première personne. Comme s’il avait fallu, après les essais et les romans, la reconnaissance et les succès, les voyages et les amours, parvenir à un certain apaisement de l’âme, avec sans doute, les années passant, le besoin, que veut souvent ignorer la jeunesse gourmande d’ailleurs, d’ouvrir une fenêtre sur l’intime. Comme le fit Barthes lui-même, après la mort de sa mère bien aimée, avec Journal de deuil (tiens, encore un journal…).

Entrée enfin dans l’eau en ce jour pur et frais de juin, la nageuse assoiffée de fraîcheur et avide d’horizon va s’atteler à ce qu’elle sait être une entreprise paradoxale : « saisir l’insaisissable, doter d’une mémoire ce qui, se traçant sur les flots, est voué à l’effacement immédiat ». Elle se fixe un objectif, entre le si bref « c’est ça » du haïku, et la sinueuse phrase proustienne qui opère la résurrection d’un « déjà mort ». « Vouloir les deux, écrit-elle. Une utopie bien sûr. » Mais un pari réussi pour qui va se laisser porter, envelopper dans ce récit apparemment écrit au fil de l’eau, de ses baignades et des trajets entre l’appartement et la plage, et qui attrape au passage les bribes de vie entraperçues, les conversations, les figures, certaines baroques, tout en se remémorant, à partir d’un détail, d’une couleur, d’une voix, tout ce qui constitue l’étoffe et l’épaisseur de la vie. Enfuie pour toujours, et pourtant encore là, pour toujours.

Ainsi, lisant le beau livre de Florence Delay, Un été à Miradour, elle y relève ce souvenir de sa mère, Madelou, nageant dans les rouleaux de la côte landaise une drôle de nage asymétrique dont ses filles ont hérité. Et, le lendemain matin, en hommage à cette autre mère nageuse, Chantal Thomas va changer sa brasse classique habituelle pour cette version rigolote de l’indienne. « Une citation nagée », écrit-elle. Puis, lorsque le vent bouscule la surface, que les vagues rendent la baignade difficile, et raccourcissent son rituel, elle se souvient de sa propre mère, Jackie, qui revenait folle de rage à la maison si l’état de la mer (sur le bassin d’Arcachon de son enfance) ne lui permettait pas sa baignade quotidienne. « Ma mère était une terrible claqueuse de porte, se souvient-elle. À son opposé, j’ai grandi en m’efforçant de faire le moins de bruit possible. »

Songeant à Barthes et à sa douleur d’orphelin (« le chagrin, comme une pierre, à mon cou, au fond de moi », Journal de deuil, 24 mars 1978), la fille de Jackie relève alors le geste automatique des hommes en bord de mer :prendre des galets pour faire des ricochets. « Est-ce une tentative inconsciente de ruser avec le poids de la pierre au fond de soi ? De lui donner la légèreté d’un oiseau ? (…) La fluidification du malheur, ou son évaporation, perspective espérée s’il en fût, peut, un jour, s’avérer impossible. »

Alors qu’août s’étire et que la lumière change, une fleur de bougainvillée, violet délavé, dérive sur la mer, verdâtre ce jour-là. Chantal Thomas se souvient du maillot de bain violet qu’elle avait offert à sa mère, alors qu’elle savait qu’elle ne le mettrait jamais, Jackie ayant oublié jusqu’aux gestes pour nager. « Chose qui déchire le cœur », note-t-elle.

Modestement intitulé Journal de nage, ce lumineux récit d’un été radieux, seule avec la mer, des livres et des ombres légères, de celle qui, dorénavant membre de l’Académie Française est donc officiellement immortelle, ce livre est une pure merveille.  Parfaitement élégant, déchirant, réconfortant. Léger en apparence. Aussi profond que l’océan. Peut-on dire d’un livre que c’est un ami ?

Chantal Thomas, Journal de nage, éditions du Seuil, « Fiction et Cie », mai 2022, 16O p., 17 €