Barthes : « et la vie stupide continue » (Journal de deuil)

Barthes, Journal de deuil (détail couverture Points)

Si les Carnets du voyage en Chine mettent en lumière l’absence de texte possible sur la Chine, sinon sous la forme fragmentaire, par essence lacunaire, des notes ou celle, condensée, d’un article pour Le Monde (« Alors, la Chine ? »), le Journal de deuil de Roland Barthes creuse une autre absence, absolue, qui n’est pas celle de l’écriture, mais celle de la mère, morte le 25 octobre 1977.

Les quelques 330 fiches écrites régulièrement, pendant près de deux ans (du lendemain de la mort au 15 septembre 1979) mettent en valeur combien tout, désormais, dira ce vide, combien cette expérience du « chagrin », si intime et paradoxalement si commune, sera le creuset des lignes, des pages, des réflexions, des analyses. Combien désormais, plus encore qu’auparavant, tout part de là.

Nathalie Léger le montre avec une très grande précision dans les premières pages de présentation du texte qu’elle a établi et annoté : c’est durant la rédaction de ce Journal de deuil que Roland Barthes prépare son cours du Collège de France sur « Le Neutre » (février-juin 1978), qu’il publie de très nombreux articles pour des journaux et revues, qu’il rédige La Chambre claire (avril-juin 1979), ainsi que le projet romanesque Vita Nova (été 79) et entame son cours sur « La Préparation du roman » (décembre 78-février 80). Vita Nova : le texte de Dante, dans sa dimension de bilan d’une expérience, de construction d’un mythe comme d’interrogation formelle pourrait convenir au Journal de deuil, même si ce dernier n’est pas un texte achevé, publié par la volonté de l’auteur mais, selon les termes magnifiques de Nathalie Léger, « l’hypothèse d’un livre désiré par lui ».

Barthes, La Préparation du roman © Christine Marcandier

La publication de ce texte était nécessaire, au sens le plus plein du terme. Barthes ne dit-il pas vouloir construire un « monument » textuel pour sa mère, perpétuer son souvenir, le graver ?

Vers le 12 avril 1978
Écrire pour se souvenir ? Non pour me souvenir mais pour combattre le déchirement de l’oubli en tant qu’il s’annonce absolu. Le – bientôt – « plus aucune trace », nulle part, en personne.
Nécessité du « monument ».
Memento illam vixice.

Souviens-toi que celle-là a vécu : le Journal de deuil est un monument à la mère, à sa voix, sa douceur, son absolu, un memento illam vixice comme un memento mori, souviens-toi que tu vas mourir, la mort d’Henriette renvoyant Barthes à sa mort inéluctable, apprivoisée (« Pour la première fois depuis deux jours, idée acceptable de ma propre mort » 27 octobre). Garder trace de « mam » pour que la mort de son fils ne soit pas une deuxième mort, par un oubli général, un « nulle part ». C’est dans ce flou temporel (« vers le 12 avril »), dans cette énonciation aussi difficile que nécessaire que se construit ce « monument » particulier fait de notes, de sentences, de quasi haïkus, d’analyses en devenir, toujours reprises, parfois contradictoires, toujours nuancées, dans cette recherche, appuyée sur la lecture de Proust… Une écriture en devenir, jamais figée, toujours recommencée, comme gardant la trace d’une (éphé)mère, de la vie, d’un à venir. D’un renouveau possible du désir.

Journal de deuil est cette « hypothèse », ce texte sans doute impossible, sinon de manière fragmentaire (le Journal de deuil dont l’inachèvement, la déconstruction font sens) ou oblique, La Chambre claire, évoquée le 23 mars 1978 : « Hâte que j’ai (sans cesse vérifiée depuis des semaines) de retrouver la liberté (débarrassé des retards) de me mettre au livre sur la Photo, c’est-à-dire d’intégrer mon chagrin à une écriture ». Le deuil ne peut s’écrire qu’« en plaques – comme la sclérose » (1er novembre), de manière « chaotique » (2 novembre). De fait, au-delà du deuil, affaire privée, c’est le « chagrin » qui focalise l’écriture de Barthes, terme éminemment littéraire, emprunté à Proust, auquel il se réfère constamment. Le « chagrin » en tant qu’objet de langage, d’enquête, d’analyse. Comment dire ce qui échappe à l’entendement, ce que Proust, justement, appelle « cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant » ?

« Maintenant, parfois monte en moi, inopinément, comme une bulle qui crève : la constatation : elle n’est plus, elle n’est plus, à jamais et totalement. C’est mat, sans adjectif – vertigineux parce qu’insignifiant (sans interprétation possible). » (7 décembre)

Barthes se heurte au stéréotype, non plus la « brique », comme dans les Carnets du voyage en Chine, mais la « pierre » du chagrin (3 avril). Pour tenter de cerner sa propre expérience de la mort, il se heurte au discours d’autrui, à la parole collective, à la métaphore, aux expressions lexicalisées. Aux mots des autres, les amis, la famille, la littérature (Proust, Dante, Kierkegaard).

« Il y a donc, dans le deuil (celui de cette sorte, le mien), un apprivoisement radical et nouveau de la mort ; car, avant, ce n’était que savoir emprunté (gauche, venu des autres, de la philosophie, etc.), mais maintenant, c’est mon savoir. » (1er mai 1978).

C’est là un des autres paradoxes de la mort : une expérience absolue, indépassable et pourtant si commune. Une aporie du langage – contournée par tant de mots échangés, par le discours du deuil, la rhétorique de son effacement qui ne pourrait être que trahison – et ce cliché, par lequel, pourtant, advient la littérature :

Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature – ou sans être sûr que c’en ne sera pas – bien qu’en fait la littérature s’origine dans ces vérités (31 octobre).

Barthes analyse et consigne sa douleur. Se découvre (« désormais et à jamais je suis moi-même ma propre mère »), s’analyse dans sa solitude « définitive (…) ; mate, n’ayant désormais d’autre terme que ma propre mort », se reconstruit, se recentre sur lui-même. Fiche après fiche, il confronte le singulier et le collectif, l’intime et le social, s’expose, dans cette écriture du cheminement, de l’exploration, qui suit le rythme intérieur, et tente de traverser l’opacité de l’expérience, de trouver des mots à l’inexprimable. Ou plutôt, comme il l’écrivait dans la Préface aux Essais critiques (1963) : « On entend souvent dire que l’art a pour charge d’exprimer l’inexprimable. C’est le contraire qu’il faut dire : toute tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable ».

Barthes est confronté, douloureusement, à son goût pour les amphibologies du langage, ces mots doubles, ces mots polysémiques, habituellement délicieusement ambigus : « Chaque fois qu’il rencontre l’un de ces mots doubles, R.B. (…) garde au mot ses deux sens, comme si l’un d’eux clignait de l’œil à l’autre et que le sens du mot fût dans ce clin d’œil, qui fait qu’un même mot, dans une même phrase, veut dire en même temps deux choses différentes, et qu’on jouit sémantiquement de l’un par l’autre » (Roland Barthes par Roland Barthes).

Dans le Journal de deuil, le double sens est cette fois signe de la faille, de la rupture, de l’abandon du sens après la mort : insignifiant (7 décembre), événement (15 novembre), supportable (1er août), les notes égrènent ces mots (dé)possédés, qui disent une absurdité certaine de la vie après : « Je pense : mam. n’est plus là et la vie stupide continue » (18 mai 1978).

Que reste-t-il alors, dans « l’Abandon », la solitude, la déshérence ? Ces fiches, les mots, les phrases face au deuil, « vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu’il est à la lettre supportable. Mais – sans doute – c’est parce que je peux, tant bien que mal (c’est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l’écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d’intégration : j’intègre, par le langage.
Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot « intolérable » accomplit immédiatement une certaine tolérance » (1er août 1978).

Alors, pour user d’un mot amphibologique, disons simplement (et toute la fracture du livre est dans la béance de cet adverbe) que c’est un Barthes privé qui se donne à lire dans ce Journal de deuil, privé d’avenir, de douceur, d’amour, de liberté et dans son intimité, sa voix singulière, unique, brisée. Dans toute l’ampleur du privé tel qu’il l’analysait dans son Roland Barthes par Roland Barthes (1975) : « C’est en effet lorsque je divulgue mon privé que je m’expose le plus : non par peur du « scandale », mais parce que, alors, je présente mon imaginaire dans sa consistance la plus forte ; et l’imaginaire, c’est cela même sur quoi les autres ont barre : ce qui n’est protégé par aucun renversement, aucun déboîtement ». Le Journal de deuil est un livre indispensable. Nécessaire. A garder avec soi, en soi, aux côtés des Fragments d’un discours amoureux.

Roland Barthes, Journal de deuil, éd. du Seuil-IMEC, « Fictions & Cie », 2009, 280 p., 18 € et Points, 2016, 288 p., 8 € 80