Serge Bozon : « Avec Don Juan, mon rêve était de faire un film hanté et énigmatique »

Serge Bozon, Don Juan © Films Pelleas

Avec Don Juan Serge Bozon signe indiscutablement son meilleur film et l’un des plus remarquables de ce début d’année. Car, loin de souscrire au mythe d’un Don Juan séducteur auquel Tirso de Molina, Molière puis Mozart nous ont habitué, Bozon offre un séducteur qui ne parvient plus à séduire : Laurent, un acteur qui doit interpréter Dom Juan, est abandonné par Julie, la femme qu’il aime. Le film devient alors une magistrale traversée du désamour avant que, comme chez Hitchcock, Julie ne revienne pour une seconde chance. Réinterprétation neuve du mythe, variation inédite sur les tourments de la passion, Don Juan de Serge Bozon ouvre à des questions que Diacritik ne pouvait aller manquer de poser au cinéaste le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable nouveau film, Don Juan qui vient de sortir en salles au moment même de sa sélection à Cannes. Comment vous est venue l’idée de travailler sur ce mythe qui, de Tirso de Molina à Baudelaire en passant évidemment par Molière, innerve une large part de notre culture occidentale ?

Pour la première fois, ce n’est pas Axelle Ropert qui a eu cette idée de départ, mais moi. Je ne sais pas exactement pourquoi. Il y a des raisons personnelles et des raisons artistiques. Je me limiterai aux secondes. Pour un film de Pierre Léon qui ne s’est jamais fait, j’avais écrit il y a une vingtaine d’années un long monologue sur l’interprétation de Don Juan par Kierkegaard, monologue que j’étais censé interpréter au bord d’une piscine. Cette interprétation m’est restée en tête. En quelques mots, la voici.

L’idée de séducteur est absente de l’époque grecque. C’est le christianisme qui l’a rendue possible, en la rendant possible comme principe. Principe nié, car associé au pêché, mais principe quand même. Selon Kierkegaard, Don Juan, c’est la génialité sensuelle immédiate, donc démoniaque, comme principe. Et seule la musique, l’art le plus abstrait, peut exprimer l’idée la plus abstraite : la génialité sensuelle immédiate, donc démoniaque. Mais pourquoi la « maigre et chaste Elvire » est-elle une ennemie dangereuse pour Don Juan ? Parce qu’elle est séduite. La femme séduite a en elle une conscience que Don Juan n’a pas. Lui ne choisit pas, ne réfléchit pas… il désire, et ce simple désir a un effet séducteur. Don Juan n’est pas un calculateur, il n’a jamais de plan, de préparatifs, il est juste toujours prêt. Il est toujours prêt car il n’est animé que par un immédiat, donc démoniaque, désir de vivre, sans aucune conscience, comme la pierre qui ricoche avant de s’enfoncer dans la pénombre. La passion d’Elvire, elle, est une haine d’amour. A l’instant même où Don Juan la quitte, elle a tout compris. D’un seul coup, le désespoir la traverse de son éclat et tout devient visible : sa conscience devient immédiatement une haine vengeresse. Elvire est le destin épique de Don Juan, le Commandeur son destin dramatique. Pourquoi ? Avec uniquement Elvire, l’opéra ne finirait jamais. Elle empêcherait la foudre pour souhaiter abattre elle-même Don Juan et ne pourrait pourtant le faire, par amour. Ce serait une épopée infinie. Mais le Commandeur ? On ne peut tuer un revenant, d’où l’ironie de la rencontre avec le Commandeur. « L’ironie reste et restera toujours ce qui châtie la vie spontanée » (Kierkegaard). L’ironie est le lieu de passage entre l’esthétique et l’éthique. L’esthétique est ce par quoi un homme est immédiatement ce qu’il est, l’éthique, ce par quoi il devient ce qu’il devient. L’homme éthique est celui qui se choisit lui-même, l’homme esthétique celui qui ne choisit rien. Ainsi Don Juan est l’homme esthétique à l’état pur (puisqu’il ne choisit jamais rien) et toute conception esthétique de la vie conduit, selon Kierkegaard, au désespoir. Kierkegaard écrivait dans son Journal le 20 juillet 1839 : « D’une certaine façon, je peux dire de Don Juan, comme Elvire : toi assassin de mon premier bonheur ; car Don Juan m’a poussé, comme Elvire, hors de la tranquille nuit du cloître. »

Voilà, j’ai fini ce trop long rappel théorique. Cela m’avait beaucoup impressionné, cette interprétation de Kierkegaard, et c’est de là que vient le désir de faire un film musical sur Don Juan qui irait peu à peu vers l’opéra de Mozart, la musique de Mozart, l’ardeur tragique de Mozart. Ensuite, on a beaucoup tâtonné avec Axelle. Au départ, le personnage était un séducteur classique (tchatcheur, complimenteur et tout) qui vendait des maisons en province avec son fidèle assistant libanais (qui s’appelait déjà « Naël »), le film était donc une sorte de road-movie picaresque et chanté. C’est vous dire le chemin parcouru ! Les premières versions du scénario étaient mauvaises. On visait haut mais on touchait bas. On se perdait dans des successions de scènes pas mal séparément mais sans lignes de force globales. On ne trouvait pas l’idée de base qui rend parfois un projet nécessaire. Ce n’est pas évident de trouver ça car je ne crois pas que cela puisse venir tout de suite, sinon on fait de la pub ou de l’art conceptuel. Au départ, mon idée était que le personnage séduisait non pas sa beauté, son bagout, sa prestance, sa fortune… mais juste par le chant. Il en reste quelque chose dans le premier alter-ego de Virginie, la seule femme que Laurent/Tahar réussit à séduire pendant tout le film, la femme rousse qui rit tout le temps. Est-ce une scorie ou une incohérence d’avoir gardé cette unique conquête dans un film où il  ne se prend ensuite que des vents (plus des insultes, plus des coups) ? J’espère que non. J’y tenais car je trouvais que cela lançait le récit sur une rencontre, même passagère, au lieu de le bloquer d’entrée dans une pure succession de rejets féminins successifs. C’est moins rigoureux mais cela me semblait plus envoûtant, comme début, juste après la mairie. Mais comment être sûr ? Ce n’est pas des maths. Je crois que c’est un film qu’on doit ressentir sans réfléchir, au fond. Et je l’ai fait un peu comme ça. Sans systématisme ni analyse. En m’abandonnant à ce que la forme me permettait de tenir sur le fond. Pour moi, c’est un film à la fois abstrait et pulsionnel, à l’image du héros bloqué et de ses rictus les plus animaux.

Serge Bozon, Don Juan © Films Pelleas

Pour en venir au cœur même de votre film, le Don Juan que vous offrez à voir est le contraire sinon l’antithèse absolue du Don Juan auquel le mythe nous a habitué. Votre Don Juan formidablement interprété par Tahar Rahim s’offre comme une manière d’anti-Don Juan voire d’antithèse absolue de Don Juan : il n’est plus le séducteur conquérant et épique auquel la tradition nous a habitué mais se présente comme un homme blessé, fragile et très inquiet, épris d’une seule femme, Julie, qui l’a quitté. S’agissait-il ainsi pour vous de proposer une relecture du mythe qui soit finalement politique et sociale, à savoir un mythe qui ne peut pas sortir indemne de l’ère #MeToo ? Était-ce l’impératif premier qui a décidé du scénario que vous avez à nouveau ici co-écrit avec Axelle Ropert ?

En tout cas, c’est une idée d’Axelle. Au départ, juste l’idée d’un abandon initial suite auquel le personnage masculin se lançait dans une course effrénée au plaisir, avec des femmes différentes qu’il essayait de séduire tour à tour. L’idée d’une même actrice interprétant toutes ces femmes, donc de l’obsession sur une seule femme (au lieu de les désirer toutes), est venue bien plus tard, en discutant avec David Thion, le producteur, qui a suivi de très près l’écriture. Chacune des inversions que vous citez est en fait venue longtemps après la précédente. Comme pour votre première question, et je ne vais pas vous infliger toutes les étapes d’un si long processus collectif, ce dont vous parlez a mis en fait beaucoup de temps à se trouver. Pour Me Too, je ne peux parler à la place d’Axelle, mais c’est elle qui était investie là-dedans, pas moi. Donc non, ce n’était pas un point de départ volontaire ni une décision politique mais un point d’arrivée presque involontaire. Et ce n’est pas un hasard que ce se soit passé ainsi, car le travail d’un scénario avant le tournage est plus proche qu’on ne croit de la mise en scène pendant le tournage, à savoir : on n’a pas vraiment d’idée générale, c’est en bossant uniquement sur des détails concrets (« comment éclairer telle profondeur de champ ? », « où placer la caméra dans tel décor exigu ? »… pour la mise en scène versus « pourquoi cette scène me semble un peu inutile ? » « pourquoi ce personnage parle-t-il à tel moment au lieu de se taire ? »… pour le scénario) que les lignes de force se dessinent d’elles-mêmes, pas selon des principes idéologiques généraux mais selon des questions esthétiques toujours particulières.

Dans cette relecture très originale que vous opérez du mythe de Don Juan, ne manque pas de se poser la question du rapport que votre film entretient avec l’âge baroque, et ses interrogations, dont la figure de Don Juan procède. Dans un 17e siècle, jouant des apparences et des reflets, de ce que les ballets de cour nomment le monde renversé, Don Juan s’impose comme la figure reine, acteur, menteur, changeant d’apparence à chaque instant pour mieux séduire. S’agissait-il pour vous de prendre à revers cette extrême mouvance même du personnage de Don Juan pour lui appliquer un renversement ultime, baroque entre tous, celui qui renverse celui qui n’a jamais été renversé : Don Juan lui-même ? Aviez-vous ce souci de vous interroger sur les jeux de reflets de l’âge baroque ?

Pas directement, non. À nouveau, je ne peux hélas répondre qu’en termes concrets, par exemple sur la question du jeu des apparences et des reflets. J’ai eu très tôt l’idée de cette ouverture muette (mais avec musiques coupées au vol et travail « pré-chorégrahique » des gestes, donc la règle du jeu est donnée d’office au spectateur : ce que vous allez voir est une sorte de comédie musicale) du héros devant son miroir à la mairie. Donc oui, le miroir était là tout de suite. Mais quoi voir dans ce miroir à part le héros qui se regarde ? C’est la conseillère artistique (Pascale Bodet) qui, en repérages, a repéré ces grandes peintures murales à la mairie de Saint-Ouen, et en particulier cet homme agenouillé devant une femme à qui il tend les mains, implorant. Donc l’homme à genoux, sinon à terre, est là dès la première image. Moi souvent, je suis tellement absorbé par mon découpage que je ne vois pas grand-chose sinon rien dans les décors. Restait, par le chef-opérateur (Sébastien Buchmann), à trouver comment incliner le miroir et positionner la caméra de telle manière que ce bout de peinture, et seulement celui-là, se reflète dans le miroir. Vous voyez, c’est vraiment un travail collectif et artisanal où on ne parle jamais d’intentions générales – on ne travaille que sur des détails concrets. Ensuite, comme tout le film tourne autour de la question du « regard regardé » (une femme voit son homme regarder une autre femme), je savais que les questions de base (d’où il regarde ?, comment il regarde ?, comment elle le voit sans qu’il le sache ? quand le spectateur le découvre-t-il regardant…) allaient d’elles-même orienter la mise en scène et le jeu sur les reflets, contre-jours, hors champs… jeu qui est en effet constant dans le film, par exemple dans la succession des quatre femmes regardées par le héros dans les rues de Granville, où on joue à chaque fois différemment la surprise de « où est celui qui regarde encore et toujours ? » (d’abord purement hors champ, puis dans un reflet caché en début de plan, puis in d’office mais pour finir dans un reflet solitaire, puis à contre-jour total dans un reflet portuaire, etc). La mise en scène de ces moments sans dialogue est excitante. J’avais l’impression de toucher au cœur muet du film. Juste un homme qui regarde.

Comme cette question d’un héros masculin obsessionnel et perpétuellement perdu dans ses regards s’est peu à peu imposée, je crois que je peux dire ceci aujourd’hui, maintenant que le film est fini, dont je n’étais absolument pas conscient alors. Avant de draguer une fille, il faut la remarquer, donc la voir. Comme le film tend, comme tout film sincèrement obsessionnel, à prolonger le travail formel sur quelques rares motifs de départ au lieu d’en ajouter de nouveaux toutes les dix minutes, l’idée était d’en rester à ce tout premier moment, à cette condition sine qua non de la drague : voir une femme (avant de l’aborder, de lui faire des compliments, des plaisanteries, des caresses…). Et faire de ce premier moment le dernier, puisqu’être vu regardant conduit ici à l’abandon immédiat. S’arrêter au tout début pour que cela suffise pourtant à tout finir. Donc ouvrir un film par ce qui l’arrête immédiatement. Si c’est fini quand ça commence (puisqu’elle le quitte dès la première scène pour son premier regard), qu’est-ce qu’on raconte ensuite ? Et bien justement, pas vraiment une histoire (avant qu’elle revienne), plutôt la manière dont celle qui abandonne hante celui qu’elle a abandonné. On raconte en gros comment elle revient sans cesse dans le film sans être vraiment dans les scènes, ce qui est forcément énigmatique. En un mot, mon rêve était de faire un film hanté et énigmatique. C’est une qualité au cinéma, dans certaines série B de Tourneur, Ulmer, Lang… qui m’obsède. Trop, puisque je suis bien conscient qu’un film de Renoir, Ford ou plein d’autres, est bien plus riche, plus vaste, plus humain… que ces Séries B sèches et transies. Oui, mais c’est plus fort que moi. Je suis, dans le rapport avec ce que je fais, un peu comme le héros dans son rapport avec ce qu’il regarde. Je ne vais pas vous en imposer la liste mais mes scènes préférées de mes films précédents étaient déjà les scènes hantées et inquiètes. Mais avant, ça arrivait par moment, au cours d’un film. C’est la première fois que je fais un film où c’est constant, où c’est là tout le temps, cette inquiétude qui grelotte dans les plans. C’est pour cela que je trouve ce film moins hétérogène et explosé que les précédents même s’il est aussi, et pour les mêmes raisons, moins immédiat, plus sombre et (bis) énigmatique. Il y a quelque chose dans l’abstraction de la mise en scène qui est là unie, je crois, avec le centre du film (son inquiétude), ce qui n’était pas le cas avant, mais sans que cette union atténue le côté énigmatique de ce qui est raconté.

Serge Bozon, Don Juan © Films Pelleas


Plus largement, pour revenir quelque peu sur le travail du scénario, vous vous attachez le plus souvent à partir d’une matière littéraire. Qu’on pense notamment ici à Tip Top inspiré du roman de Bill James, Mal à la tête. Mais surtout ce qui frappe, c’est qu’à chaque fois vous réinterprétez cette matière même de manière renversée, répondant à une esthétique de la surprise : songeons encore ici à Madame Hyde qui reprend à l’évidence l’histoire du docteur Jekyll et Mr. Hyde mais en opérant presque une mutation de genre et de registre. En quoi vous apparaît-il important de proposer des structures presque mythiques et surtout extrêmement populaires comme Don Juan ou Jekyll afin de leur imposer une nouvelle lecture ? Diriez-vous que votre approche du mythe est pop ?

Pop ! Je crois pas. C’est venu peu à peu : L’Amitié, Mods, La France étaient des scénarios originaux (entièrement écrits par Axelle Ropert). Je ne sais pas pourquoi on est passé depuis dix ans à des adaptations. J’ai de plus en plus de peine à théoriser sur ce que je fais. Peut-être juste que c’est moins dur de partir d’une matière existante et quasi-universelle que de partir de zéro quand ce qu’on fait spontanément est peu universel. L’écriture du scénario est en tout cas l’étape que j’aime le moins. Mais je crois que le dernier film est un cas à part. Par exemple, il me semble que Madame Hyde a un rapport moins profond au mythe de Stevenson que Don Juan au mythe de Molina-Molière-Mozart. Au fond, Madame Hyde est uniquement un film sur l’éducation et Stevenson nous permet juste de faire se transformer une prof en fin de carrière qui n’aurait plus pu se transformer dans la vraie vie. Mais toute l’opposition du Bien et du Mal, la guerre mutuelle qui est au centre du bouquin, disparaît dans le film. Donc le titre est presque un « coup marketing ». Ici, malgré l’inversion dont vous parliez plus tôt, je crois qu’on touche à quelque chose du mythe, et pas seulement parce qu’on entend régulièrement du Molière et que le héros est obsédé par « LA femme ». Je me limiterai à un point. Je crois que le personnage dit de « l’homme tranquille », joué par Alain Chamfort, est au fond fidèle à la figure du Commandeur, aussi peu grandiloquent soit-il. Et plus le film avance, plus je crois qu’on se rapproche du mythe par la manière dont ce personnage prend peu à peu de l’importance. Grâce à lui, on passe d’un doute conjugal au fond trivial (disons « qu’est-ce que mon petit ami regarde quand je vais aux chiottes? ») à un doute filial qui n’a rien de trivial (disons « pourquoi ma fille s’est suicidée ? »). En bref, on passe de la jalousie à la mort. (Attention, trivial ne veut pas dire sans intérêt ₋ les choses les plus douloureuses sont souvent les plus triviales.) En tout cas, Chamfort devient peu à peu ce spectre qui vient venger les femmes victimes de Don Juan. Comme dans la tradition. Donc il y a inversion d’un côté (Don Juan) et fidélité de l’autre (le Commandeur). En termes de tonalité, d’atmosphère, il y a aussi une ardeur sombre qui monte et culmine à la toute fin, avec les plans sur les inscriptions sur des ruines, ardeur sombre fidèle au mythe, et peut-être à Mozart, dont l’ouverture de Don Giovanni résonne sur les plans cités. Le couperet final tombe. « Je crois plus en toi ». Un cœur, une tête de mort. Voilà, c’est fini. Définitivement.

Si vous vous êtes bien évidemment nourri du mythe de Don Juan, en appuyant votre film sur une part de la pièce de Molière ou encore en jouant par écho de Mozart en proposant un film chanté, est-ce que les figures de Don Juan au cinéma ont pu nourrir votre personnage ? Pensons notamment au film d’Alain Robbe-Grillet, baroque entre tous, L’Homme qui ment qui, en 1968, propose un Jean-Louis Trintignant qui ne cesse de jouer de ses mensonges et une Sylvie Bréal prise au piège de toutes ces incarnations ? De manière plus large, si le patrimoine théâtral de Don Juan est de fait sollicité, avez-vous aussi nourri votre travail de manière plus explicitement cinématographique ?

Je n’ai pas vu le film de Robbe-Grillet, désolé, ni même l’adaptation de Bluwal. J’aime bien l’adaptation de Claude Pierson (Odeurs de femmes), mais il n’y a aucun rapport avec mon film, car je suis contre les scènes de sexe au cinéma sauf dans le cinéma pornographique ou érotique. Plus généralement, je ne suis pas parti de références cinématographiques précises. Ensuite, ce que j’aime dans le cinéma transparaît forcément, j’imagine, ne serait-ce que dans le travail de la lumière, des cadres, du montage… Mais là, vous ouvrez une question immense et que je ne maîtrise pas.


Évoquons à présent si vous le voulez bien le casting du film. Vous avez choisi un couple d’acteurs extrêmement connus, Virginie Efira et Tahar Rahim qui interprètent magistralement Julie et Laurent, les héros de votre film. Comment votre choix s’est-il porté sur eux ? En quoi, comme vous l’avez déjà fait avec Isabelle Huppert qui jouait dans Tip Top et Madame Hyde, vos précédents films, s’agit-il aussi pour vous en tant que cinéaste de jouer sur l’image que le public a de ces acteurs pour la contredire, la retourner et finalement non pas tant l’interroger que l’inquiéter ? Comment avez-vous abordé ici la direction d’acteurs ?

J’adore faire des films avec des stars. Pas pour le glamour, l’argent ou les télés (je n’en ai eu aucune sur ce film). Alors pourquoi ? Je le répète à chaque film mais c’est pour moi la base absolue : il faut lutter contre les cases. En particulier contre la séparation prestige / commerce, festivals / popcorn, art et essai / marché. Il faut faire des films qui ne soient ni (disons) pour les fans de Béla Tarr ou de Pedro Costa ni (disons) pour les fans de Kev Adams ou de Top Gun. Sinon on accepte le système et tout ce qui sclérosé dans ces séparations d’office qui vous mettent dans les clous et donc dans des prisons, dorées ou pas. Attention, cela n’a rien à voir avec la revendication des « films du milieu » portée par Pascale Ferran et d’autres cinéastes il y a une quinzaine d’années, car mes films ne sont pas des films du milieu en leur sens, ce sont des films d’auteur jugés « très singuliers » mais qui affrontent l’idée d’ouvrir ce qu’ils sont à un public qui n’est pas le leur, d’où la virulence d’office de certains retours à chaque fois, type Allo Ciné. C’est très important pour moi cette ouverture, quelle que soit la virulence qu’elle provoque.

Par ailleurs, Tahar Rahim et Virginie Efira ont une image moins marquée, je trouve, que celle d’Isabelle Huppert, Sami Naceri, José Garcia, François Damiens, etc. On les associe moins d’office à un seul type de rôle. Ils m’ont beaucoup apporté et ça va dans l’autre sens aussi. C’est prétentieux mais je le crois. Alors qu’est-ce qu’ils ont apporté ? Tellement de choses. Là, je vais prendre juste un exemple, Tahar. Au scénario le personnage principal avait quelque chose de monolithiquement noir. Tahar a cassé ça d’office, a trouvé même une forme d’innocence dans son jeu. Car c’est la question de base : est-il innocent ou coupable, ce personnage étrange, et si oui de quoi ? Il est clair qu’il harcèle certaines filles, qu’il a causé dans le passé le malheur d’autres, donc il est clairement inquiétant. Ok. Mais inquiétant et coupable, ce n’est pas la même chose. Et Tahar n’a pas seulement cassé le monolithisme du personnage, il a aussi cassé instinctivement ce qu’un tel héros pouvait avoir de « décadent-chic » – imaginez le film avec Alain Delon, Giancarlo Giannini ou Helmut Berger, qui sont des grands acteurs, et vous comprendrez ce que je veux dire. Grâce à Tahar, la déviance du personnage n’a pas ce côté littéraire ou iconique. Tahar a été vraiment incroyable sur le tournage. Je n’ai jamais vu un acteur s’abandonner avec une telle générosité.

Don Juan de Serge Bozon (1h40) avec Virginie Efira, Tahar Rahim, Alain Chamfort et Damien Chapelle. Scénario : Serge Bozon et Axelle Ropert. Conseillère artistique : Pascale Bodet. Sélectionné au Festival de Cannes, Cannes Premières. En salles depuis le 23 mai. Lire ici l’article critique de Johan Faerber