Écrire à la puissance gouine : Colza d’Alice Baylac

Camille Laforcenée, Les femmes sont des monstres pour l'ordre dominant, 2017 (détail de la couverture de Colza © éditions Blast)

Colza est un nom des champs, mais c’est son nom à la ville — son nom de gouine urbaine, de serial amoureuse « torréfiée de salive ». Échappée à son Gers natal, l’écrivaine de Colza se déshabille de son nom d’héroïne de Giraudoux pour se plonger dans une vie et une fête d’identités qui sont des produits de la ville. Alice Baylac a le génie des formules frappées à la diable comme les médailles de guerres subversives : « Le Gers — cette affaire de famille ». Jouons au jeu de Godard dans Masculin féminin : dans « famille », il y a « femme » ; dans « famille », il y a « fille ». Ce qu’il y a avant Colza, nom de guerre et nom de plume, c’est une princesse malgré elle que la campagne et sa famille enferment dans la tour du sexe biologique. Pour briser cette assignation identitaire, pour ne plus devoir « (se) nommer », il faut aller vivre en ville, s’éprouver dans le tourbillon des bars, des boîtes, de la coke, des selfies sur Instagram, du Feng Shui et du yoga, des garde-robe transformistes : « Je suis tous les bonhommes, les gouines, les butchs, les boys et les petites frappes à des kilomètres à la ronde et je marche avec la ville entière entre mes jambes ». Entre les jambes de Colza, où le Gers mettait une fille, il y a la ville désormais. Dans ville, il y a « vit » ; dans ville, il y a « il ». La « ville entière » veut tout dire : on peut être soi intégralement ; il n’y a plus à choisir entre les moitiés mutilées de l’androgyne primitif.

 

Alors, pour quelques chapitres, la « ville entière » de Colza, c’est aussi la vie entière, l’intégrité fantasmatique, la coïncidence nuptiale — réalisée dans l’écriture — entre réel et désir : l’héroïne chante le catalogue de ses amours citadines et redouble la chronique des événements vécus de leurs récits fantasmés : Hélène devient Heren Dosei, Manon devient Moun Chattan, Mathilde devient MiuMiu de Lalave. La puissance évocatrice de la langue d’Alice Baylac, surprenante et survoltée, mélange la poésie précieuse de Notre-Dame des Fleurs à l’adolescence éternelle de l’heroic fantasy.

« … j’aimerais ça, que ce soit OK. leur dire que j’ai rencontré une femme. une énième femme. et c’est OK. que dans le joug de sa main, je me sens prédatée. le lapereau arrondi dans l’haleine du chien, c’est moi. moi, le mulot ferré dans les serres de la buse. pourtant c’est elle, le grand fauve qui expire dans la mienne… »

Mais le problème reste entier. G comme Gers ou G comme Gouine ? J’ai connu Colza en chantier, alors que je suivais Alice — pour moi encore sans patronyme — en cours de méthodologie, dans le master « écopoétique et création » d’Aix-Marseille Université. En ouvrant le livre achevé, j’ai été saisi dès les premières pages par la frappe des « C’EST OK », litanie paradoxale qui enjambe des abîmes de bonheurs et de blessures, et l’ai lu d’une traite jusqu’à sa fin abrupte. La force de ce premier roman tient au courage avec lequel l’auteure refuse de trancher la double entrave identitaire et/ou le trouble géographique qui tend sa ligne narrative accidentée de confessions, d’épreuves, de frénésie. Sans doute la campagne étouffe, sans doute elle vous assigne à votre sort de fille. Mais la ville aussi fait violence. La même fureur qui vous permet de vivre à la puissance gouine couve et nourrit dans son vertige de fictions hallucinées un fantasme capital(iste) de masculinité toxique. Autant qu’un roman lesbien, Colza est une tentative d’idylle en milieu urbain ou peut-être, plus gravement, d’exil urbain de l’idylle.

Alice Baylac, Colza, éditions Blast, mars 2022, 120 p., 14 €